jeudi, août 18, 2005

04 — La lecture, le moment originel d'une insertion dans l'histoire

L'écriture est une forme d'insertion dans l'histoire. Comme toute action d'ailleurs. Car écrire, c'est agir, et en agissant, toute personne laisse sa marque, une trace de son inclusion dans le temps qui constitue une expression et un reflet du genre d'activité qui traduit son passé et jette le pont sur son avenir. Ainsi peut-on considérer, mais non exclusivement comme telle, une vie comme étant l'ensemble de ces actions productrices de traces, lesquelles posséderont la qualité qui résume la nature et la valeur de l'action dont elles émanent.

Or, nulle action ne peut s'opérer en dehors d'un lieu, d'une époque et d'une culture qui en sont à la fois le théâtre et le suppôt, de sorte qu'en agissant, tout individu à la fois répond à sa nature d'être incarné à l'intérieur d'une conjoncture historique et réalise en quelque sorte, tantôt sa nature individuelle, avec les possibilités inhérentes à son être, tantôt le milieu culturel qui en constitue le point d'insertion, les deux étant cependant en conjonction étroite, voire parfois dissonante. Mais il y a plus encore, puisque, avec son action, l'acteur agit sur quelque chose selon une intentionnalité. De sorte que, si le milieu anthropologique et géophysique subit, supporte et même oppose une résistance à l'action dont il est la condition d'un engendrement, il reçoit également de lui une transformation dans la mire des mêmes paramètres que ceux ayant favorisé l'action.

Toute action intentionnée cherche à réaliser l'intention dont elle est porteuse. Admettant cela, on peut concevoir qu’elle agit par conséquent sur le milieu de façon correspondante à cette intention et ainsi révèle, par l'effet qui en résulte, la nature de l'intention qui est la sienne. Effet qui est positif ou négatif, qui ajoute ou qui enlève au milieu culturel selon un résultat qui, soit étant bon, le valorise, i.e. le rend meilleur ou plus acceptable aux autres membres du milieu culturel, ou, soit étant mauvais, le dévalorise, i.e. produit une qualité ou une réaction contraires. Une action intentionnée est dite bonne, mais non absolument, lorsqu'elle a pour objectif et cause la première conjoncture; elle est dite mauvaise tout aussi relativement lorsque la seconde conjoncture en ressort et, voulue comme telle, en est issue. Ou encore, ce qui valorise par son résultat est bon et procède d'une intention bonne, mais non pas absolument, l'intention mauvaise étant celle qui dévalorise par son résultat, de façon tout aussi relative encore. Car la perfection est un idéal dont on peut entretenir la prospective, sans jamais pouvoir la réaliser dans son intégrité essentielle, puisqu’elle appartient à la sphère de l’intemporel et de l’inconditionné. En ce sens, tout progrès est susceptible de le devenir.

Lire réalise aussi une action, mais la lecture est d'une nature telle que son effet premier est imperceptible par les sens du corps. Car au-delà de s'associer économiquement à l'auteur et à la réalisation de son oeuvre, lorsqu'il s'agit d'un texte écrit, et de s'associer par une présence active à l'oeuvre, naturellement issue de la Création et procède de l'empirie socio-culturelle, la transformation qui s'opère par la lecture, lorsqu'il s'agit de connaître, de comprendre et d'interpréter la réalité physique, n'apparaît pas du tout apparente à celui qui souhaiterait en observer objectivement les évidences.

La première caractéristique de l'action de lire, rappelons-le, se révèle dans une réceptivité, celle de la conscience à l'oeuvre qui en fait l'objet. Car la lecture est une sortie hors de soi en vue d'entrer en relation avec le non-soi de l'autre, d'entrer en communion spirituelle avec cet autrui, susceptible d'opérer une transformation en soi comme en lui. La puissance de la lecture consiste donc en cette possibilité d'occasionner une transformation multilatérale: si la transformation de l'auteur d'un texte ne semble pas à prime abord constituer un paramètre de l'action pour un lecteur de le lire, elle est néanmoins aussi réelle que celle pour lui de réaliser une oeuvre. Car le va-et-vient entre le moi (le soi de l'être individuel, tel que perçu par la conscience) et le soi (le soi de l'être, tel qu'il est selon sa nature et ses virtualités) que suppose l'action d'écrire n'est pas sans éveiller des prises de conscience et des intuitions introspectives débouchant sur une nouvelle perspective personnelle, laquelle ne sera pas sans influer sur les interprétations rétrospectives et les projections prospectives, susceptibles d'être par la suite réalisées chez l'auteur.

Mais une oeuvre accomplie simplement parce qu'elle apporte une satisfaction immédiate à celui qui la réalise serait en vérité incomplète s'il n'y avait pas également pour lui la possibilité, également chargée d'une valence transformatrice, qu'elle reçoive l'approbation d'un lecteur ainsi que le risque de susciter en lui un déplaisir, avec l'espoir bien sûr d'éprouver cette autre satisfaction, médiate celle-ci, d'apprendre que ce qui est issu en toute spontanéité et ingénuité du for intérieur de l'auteur peut avoir rencontré, chez le lecteur, une estimation réelle et même contribué proprement à sa croissance et à son épanouissement intérieurs. Et peut-être aussi pourrait-on ajouter à ces effets heureux le contentement éprouvé par tous les agents qui ont contribué à la réalisation physique du projet d’écriture et de lecture, pour chacun et tous les espaces, et à la possibilité pour le lecteur d'entrer en relation avec l'auteur et son oeuvre, lequel sentiment il serait injuste de réduire à une simple équation psycho-économique.

Du point de vue du lecteur cependant, cette transformation dépasse de beaucoup le stade d'une connaissance acquise et d'un sentiment qui pourrait en résulter, autant dans cette acquisition enrichissante d'une multiplicité de points de vue pour la culture personnelle de l'individu que dans le plaisir qui s'y rattache. Car quelle valeur pourraient recevoir cet affection et cette matière pour celui qui les éprouvent et les intériorisent si elles n'en restaient que là, si elles s'ajoutaient simplement à un trésor peut-être déjà abondant de connaissances et de souvenirs affectifs, bref si elles ne contribuaient en aucune façon à l'intégralité de la vie du lecteur, en l'incitant à percevoir, à ressentir, à communiquer et à agir différemment, en vertu d'une attitude nouvelle engendrée par ces nouvelles connaissances, images et sentiments redevables à la lecture d'une oeuvre nouvellement découverte (et parfois redécouverte).

Si celle-ci avait simplement servi à confirmer un lecteur dans son être, à avaliser implicitement à travers les propos tenus, les théories énoncées et les personnages auxquels elle a donné vie les aspects les plus valorisables de sa nature comme de ses conduites, elle serait déjà méritoire d'une reconnaissance explicite. Mais son pouvoir ne s'arrête pas là puisque, par cette ouverture sur autrui qu'elle favorise, elle a la possibilité, par son entremise, de transformer tout un monde, de lui faire découvrir l'infinie variété des possibilités qui affèrent à celui-ci comme à tous ses ressortissants, et de lui faire prendre conscience qu'en tant qu’acteur social virtuel, le lecteur peut aussi aspirer à en corriger les déficiences qui, avec le parcours de l'histoire, s'y seraient peut-être accumulées, à en protéger et à en consolider les acquis valables que le travail de la nature et des hommes y aurait durant ce temps apportés et à proposer, pour les réaliser, des innovations bénéfiques et bienfaisantes qui iront dans le sens de ceux-ci, pour avec les contributions espérées, faire profiter de ses bienfaits le genre humain ainsi que, sans discrimination issue de caprices ou de préjugés sans fondement, l'ensemble de ceux qui en font partie.

La puissance de la lecture est analogue à celle d'une semence qui doit s'abandonner au passage du temps, à l'effet des conditions climatiques et météorologiques, à la condition et à la richesse du milieu d'insertion afin d'arriver, avec tous ces aléas, et parfois malgré eux, à générer un être vivant. Sans la conjoncture heureuse de toutes ces conditions, la possibilité pour cette semence de pouvoir un jour s'épanouir s'avère problématique, même si, au-delà de tout espoir, un être peut résulter d'une semence exposée à une combinaison désastreuse de conditions qui semblaient s'être liguées à l'encontre d'un tel aboutissement. Sans cette semence toutefois, rien ne laisse prévoir la possibilité pour cet être de naître, de croître et de se développer pour arriver à maturité.

C'est dans la passivité de la semence que celle-ci parvient à se réaliser, même si, pour la conscience et l'être de l'homme, cette analogie doit aussi allouer pour une intention, un désir, une motivation et une action qui feront la promotion des transformations intérieures opérées par la lecture et favoriseront leur concrétisation dans une attitude, une conduite et une action qui assureront leur survie et leur perpétuation. Comme la conscience choisit d'accomplir l'action de lire, elle choisit aussi, ou du moins a-t-elle la possibilité d'en prendre l'initiative, de porter celle-ci à sa conclusion ultime, celle de vouloir qu'elle aboutisse à une prise de position, à une attitude, à une perception, à une compréhension et finalement à une action qui ne se seraient pas révélées si à l'origine il n'y avait pas eu une lecture pour les inspirer, dans les idées explorées et transmises.

Lire, c'est déjà apprendre à réfléchir; et écrire, c'est faire part à autrui, voire éventuellement, de ses réflexions. Lire, c'est confronter ses réflexions à celles d'un autre, comme c'est aussi ouvrir ses perspectives à celles d'autrui, susceptibles éventuellement d'ajouter aux siennes ou de les transformer; écrire, c'est rendre disponible à un public une matière qui rende possible toutes ces réalisations intérieures à l'esprit. Ainsi s'établit la complicité, mot pris en bonne part, de l'auteur et du lecteur, en vue de l'insertion dans l'histoire des pensées une matière valable et génératrice de bienfaits pour une humanité en devenir, se réalisant selon ses possibilités les plus élevées et les plus complètes. — Plérôme.

mardi, août 16, 2005

03 — Lire renvoie au secret, au mystère

Si écrire livre un secret, entendu par là non pas quelque chose qui, sous le coup de l'interdit, ne doive pas être dévoilé, mais quelque chose qui, intime à la réalité ou aux consciences, ne saurait se deviner avec confiance sans qu'elle soit révélée, lire par conséquent, c'est participer à ce secret, c'est accepter de se laisser influencer par lui, c'est à la fois reconnaître son ignorance quant à certaines choses qui échappent à la conscience immédiate et désirer que cette ignorance soit dissipée.

Mais c'est plus que cela encore, puisque c'est savoir accorder à une situation ou à un individu autre une importance telle que l'on accepte, même un bref moment, de faire l'abnégation de soi pour se laisser infuser par l'esprit et la pensée de l'autre et peut-être même consentir à ce que celui-ci exerce une influence déterminante sur soi, sa conscience, son attitude, ses choix, sa conduite. Étant une attitude active et non passive, c'est non seulement se rendre disponible à une telle alchimie dont la médiation est assurée par les caractères, les mots et les idées, c'est créer une situation à l'intérieur de laquelle cette disponibilité devient possible, c'est rechercher les occasions de combler son ignorance, d'éclaircir ses propres pensées, de confronter ses idées avec celles d'autrui et ainsi de s'ouvrir à de nouvelles perspectives.

Bref, si lire s'accomplit d'ordinaire dans la solitude, la lecture est loin d'être une activité asociale, elle est au contraire une action éminemment sociale, puisqu'elle suppose toujours l'autre, non seulement en la personne de l'auteur et de l'écrivain, mais aussi en celle des acteurs de l'oeuvre qui, même inanimés, comme dans les textes abstraits ou traitant de la nature, de ses forces et de ses objets, représentent une réalité qui exige que l'on se dépasse soi-même, pour adéquatement savoir les confronter. Si cela peut être vrai des choses et des objets sans personnalité, combien plus le serait-ce encore lorsque les habitants de l'imaginaire scriptural sont animés et renvoient à une nature consciente qui interpelle nos pensées et nos émotions les plus secrètes et les plus intimes. Même que, paradoxalement, la lecture peut constituer une réponse à un milieu extérieur structurellement asocial, ou perçu comme tel, en bloc ou selon certaines de ses parties, en ce qu'elle protège la conscience du lecteur du risque d’en être happé et englouti, en lui offrant une alternative spontanément et intuitivement reconnue par l'esprit comme étant qualitativement meilleure et plus agréable à supporter.

Voilà en effet ce dont il s'agit, lorsque l'on répond à une intériorité par sa propre intériorité, d'une vie intérieure alimentée à même une réalité qui est elle-même le produit et le reflet d’une vie intérieure. Car aucune oeuvre écrite ne peut surgir d'ailleurs que d'une intériorité, laquelle consent à se révéler et à se dire, laquelle appartient elle-même à un lecteur, non seulement éventuellement d'une quantité d’oeuvres écrites et produites par des consciences qui s'expriment, mais aussi d'une réalité dont elle se constitue l'interprète, pour la regarder telle qu'elle est, pour en examiner toutes les coutures, pour en interpréter les directions, les possibilités, les intentions secrètes, lorsqu'il s'agit de moments produits et façonnés de toute pièce, pour faire surgir les émotions et susciter des réactions qui, même virtuelles, peuvent être révélatrices d'une disposition inconnue et insoupçonnée, un point de départ ou d'aboutissement, inscrit dans l'histoire ou se situant hors du temps, pour en laisser deviner les qualités et les traits des auteurs lorsque ceux-ci préfèrent demeurer anonymes ou cachés. Si lire, c'est un peu participer au mystère de l'auteur, écrire, c'est un peu participer au mystère de la nature, animée ou inanimée, qui inspire la tentative d'en révéler tous les aspects et d'en connaître la face cachée.

Lire et écrire donc sont deux activités complémentaires, deux faces distinctes d'une même pièce, toutes deux évocatrices du mystère. Un mystère qui par définition est inconnaissable, et qui pourtant interpelle l'effort de la conscience à en percer le contenu et à le révéler plus ambitieusement au monde entier, le plus souvent à un auditoire un peu plus discret, parfois avec désintéressement, mais souvent avec un désir secret d'être valorisé et reconnu pour le génie qui dans cette action est révélé. Car, se situant au plan du mystère, deux êtres métaphysiques se trouvent en opposition: la cause du mystère, i.e. l'être qui l'engendre et lui donne une vie, une autonomie, et le témoin du mystère, i.e. celui à qui le mystère dans son existence se révèle et qui se sent interpellé, non seulement à le comprendre, mais aussi à révéler à la fois cette existence mystérieuse et ce que l'on peut en avoir compris.

Car il y a quelque chose au le mystère qui vaut en soi, le fait qu'il y ait mystère, ce qui situe celui-ci au-delà même de l'inconnu puisque dans le mystère il y a le pressentiment de quelque chose qui est au-delà même de la capacité de l'entendement humain à le saisir complètement. Pour celui qui est social et qui réalise sa sociabilité, ce quelque chose, peu importe qu'on le comprenne réellement selon son essence la plus intime, exige d'être divulgué en tant qu'événement à ceux qui pourraient être rejoints par une telle actualité. Comme il y a quelque chose dans le mystère qui nargue l'entendement, qui le défie, qui l'aguiche, qui lui demande de se dépasser, de se surpasser, d'éprouver son génie, de risquer de se heurter irréparablement à ses propres limites comme heureusement d'en réaliser et d'en découvrir les possibilités insoupçonnées. Et parfois même il y a l'intuition, issue de nulle part, l'inspiration, spontanément acquise et
surgissant inopinément, en elle-même mystérieuse mais toujours la bienvenue, comme une rosée du matin ou encore une grâce qui apporte avec elle la joie, qui vient en soulever un coin ou peut-être même un pan du voile, offrant sur lui une perspective qui, tout en apparaissant d'une clarté et d'une évidence éblouissantes, s'avère inénarrable puisque s'adressant à une dimension ineffable de sa propre intériorité.

Car avant tout, pour celui qui est gratifié de sa conscience, le mystère est. Tout effort à la saisir et à l'interpréter dans sa complétude est par anticipation voué à l'échec, puisqu'il dépasse la capacité innée et radicale de l'entendement humain. Car la nature de l’homme étant inscrite dans le temps, entre les moments extrêmes d’une origine devant laquelle il est impuissant et d’une fin à laquelle il ne saurait dicter, tout en pouvant y participer, comment peut-il prétendre les connaître intimement comme s’il pouvait en être la cause et la raison originelle? Mais il répond à tout effort à en saisir et à en interpréter l'un ou l'autre aspect, de façon parcellaire ou globale, en embrassant la réalité plus ou moins totalement, la saisissant dans son ensemble plus ou moins adéquatement, incitant ainsi la conscience à une amplification et à une réalisation de sa possibilité, un peu comme les rayons du soleil, réchauffant et illuminant la nature entière, stimule, caresse et baigne chaque fleur de ses rayons, l'incitant à croître et à s'épanouir, valorisant ainsi toutes les possibilités existentielles de son être agissant de fleur. Car c'est dans la nature de l'entendement de comprendre, voire imparfaitement et incomplètement, d'autant qu'il fait lui-même partie intégrante de ce mystère, en tant que possibilité d'action sur lui, où qu'il se présente, dans le for intérieur de l'âme comme dans le forum de la réalité, naturelle et sociale, matérielle et spirituelle.— Plérôme.

dimanche, août 14, 2005

02 — Lire n'est pas uniquement une affaire de texte

Lire, c'est beaucoup plus que simplement identifier les idées et les intentions derrière un texte écrit. C'est aussi, et peut-être surtout, reconnaître ce qu'une situation renferme de particulier, en quoi elle peut offrir des possibilités, quels avantages ou quels désagréments pouvant en résulter et quels sont les risques courus, quels peuvent en être tous les aspects, les facteurs qui la produisent, la continuent et la perpétuent ainsi que les résultantes possibles.

Lorsque l'on sait qu'à l'origine, l'écriture tenait à la fois du mystère et du prodige, on comprend mieux quelle utilité elle peut avoir pour nous encore aujourd'hui. Autrefois, elle tenait lieu de parole, de parole qui ne pouvait se transmettre de vive voix, parce qu'elle renfermait des secrets qu'il convenait de ne pas ébruiter, parce qu'elle distinguait ses utilisateurs, qui pour la plupart appartenaient aux plus hautes castes de la société, parce qu'elle était un moyen de communion au sacré qui n'était réservé qu'à une élite, parce qu'avec les signes qui en masquaient le message, elle protégeait ses utilisateurs des dangers qui les auraient menacés, si le contenu de leur propos arrivait à des oreilles mal disposées à les recevoir.

L'écriture tenait de la magie, elle qui à travers des signes mystérieux avait la capacité de transmettre les pensées qui se véhiculaient par elle sur de longues distances et à travers le temps. De sorte que ceux qui avaient le don d'en faire usage étaient vus comme des êtres extraordinaires, dont le pouvoir était à craindre, puisqu'incompris et pouvant agir à distance, de façon occulte, implicitement maléfique, sans possibilité d'être influencés dans leur action, dès que celle-ci était accomplie. Tout au plus pouvait-on soupçonner les auteurs d’une éventuelle malveillance, sans entrevoir au juste comment s’opérait leur action invisible. De plus, appartenant à un ordre social bien défini — shaman, prêtres ou mages —, la distance entre ceux-ci et les autres castes sociales ne s'en trouvait que mieux assurée. Si ce mystère contribuait à augmenter, à multiplier l'effet de leur pouvoir de médiation entre les forces surnaturelles et les hommes, il pouvait aussi être détourné à l'avantage politique et économique plus immédiat des membres de cette classe privilégiée.

Il était ainsi possible de reconnaître dans l'écriture le moyen d’une formation et d’une concrétisation du monde, d'un monde qui était toujours à la jonction du visible et de l'invisible, l'écriture étant à la fois visible par les traces qu'elle laissait, et invisible par les effets qu'elle opérait. Le monde devenait alors ce que les intentions derrière l'écriture en dictaient, comme il se figeait sous leur impulsion selon les aspects dont la protection et la conservation étaient estimées souhaitables. Car si l'écriture cherche à communiquer un propos, une intention, un sentiment, un désir ou une marche à suivre, elle agit surtout sur les consciences, lesquelles sont par la volonté à l'origine de toutes les actions qui subséquemment peuvent être entreprises par les êtres qui en sont pourvus.

L'aura de sublime grandeur et la crainte religieuse qu'inspirait ce rapport de l'écriture au sacré n'était pas étranger au cours toujours adéquat que l'on pouvait attendre de ses effets. Tel était le pouvoir de l'écriture alors que l'on croyait, à juste raison, et selon l'ascendant que les scribes particuliers pouvaient posséder, en énonçant leur propos au nom de leur ordre ou de leur caste — car pour la plupart ils demeuraient à titre personnel anonymes —, ou encore en transmettant fidèlement le propos d'un notable ou d'un souverain, qu'elle pouvait constituer la garantie d'un monde qui existerait toujours comme on le connaissait parce que parfait selon l'intimité du rapport qui l'unissait à son Dieu. Grâce au scribe, on était en mesure de connaître la perfection du monde, pourvu que l'on ait été initié à l'art de déchiffrer ce que sa plume en traduisait sur le parchemin. Art dont la richesse est inestimable, pourvu d’en posséder le secret. Art qui, par conséquent, était l’apanage d’un petit nombre, seul jugé digne de participer à ce savoir privilégié. — Plérôme.