mardi, août 16, 2005

03 — Lire renvoie au secret, au mystère

Si écrire livre un secret, entendu par là non pas quelque chose qui, sous le coup de l'interdit, ne doive pas être dévoilé, mais quelque chose qui, intime à la réalité ou aux consciences, ne saurait se deviner avec confiance sans qu'elle soit révélée, lire par conséquent, c'est participer à ce secret, c'est accepter de se laisser influencer par lui, c'est à la fois reconnaître son ignorance quant à certaines choses qui échappent à la conscience immédiate et désirer que cette ignorance soit dissipée.

Mais c'est plus que cela encore, puisque c'est savoir accorder à une situation ou à un individu autre une importance telle que l'on accepte, même un bref moment, de faire l'abnégation de soi pour se laisser infuser par l'esprit et la pensée de l'autre et peut-être même consentir à ce que celui-ci exerce une influence déterminante sur soi, sa conscience, son attitude, ses choix, sa conduite. Étant une attitude active et non passive, c'est non seulement se rendre disponible à une telle alchimie dont la médiation est assurée par les caractères, les mots et les idées, c'est créer une situation à l'intérieur de laquelle cette disponibilité devient possible, c'est rechercher les occasions de combler son ignorance, d'éclaircir ses propres pensées, de confronter ses idées avec celles d'autrui et ainsi de s'ouvrir à de nouvelles perspectives.

Bref, si lire s'accomplit d'ordinaire dans la solitude, la lecture est loin d'être une activité asociale, elle est au contraire une action éminemment sociale, puisqu'elle suppose toujours l'autre, non seulement en la personne de l'auteur et de l'écrivain, mais aussi en celle des acteurs de l'oeuvre qui, même inanimés, comme dans les textes abstraits ou traitant de la nature, de ses forces et de ses objets, représentent une réalité qui exige que l'on se dépasse soi-même, pour adéquatement savoir les confronter. Si cela peut être vrai des choses et des objets sans personnalité, combien plus le serait-ce encore lorsque les habitants de l'imaginaire scriptural sont animés et renvoient à une nature consciente qui interpelle nos pensées et nos émotions les plus secrètes et les plus intimes. Même que, paradoxalement, la lecture peut constituer une réponse à un milieu extérieur structurellement asocial, ou perçu comme tel, en bloc ou selon certaines de ses parties, en ce qu'elle protège la conscience du lecteur du risque d’en être happé et englouti, en lui offrant une alternative spontanément et intuitivement reconnue par l'esprit comme étant qualitativement meilleure et plus agréable à supporter.

Voilà en effet ce dont il s'agit, lorsque l'on répond à une intériorité par sa propre intériorité, d'une vie intérieure alimentée à même une réalité qui est elle-même le produit et le reflet d’une vie intérieure. Car aucune oeuvre écrite ne peut surgir d'ailleurs que d'une intériorité, laquelle consent à se révéler et à se dire, laquelle appartient elle-même à un lecteur, non seulement éventuellement d'une quantité d’oeuvres écrites et produites par des consciences qui s'expriment, mais aussi d'une réalité dont elle se constitue l'interprète, pour la regarder telle qu'elle est, pour en examiner toutes les coutures, pour en interpréter les directions, les possibilités, les intentions secrètes, lorsqu'il s'agit de moments produits et façonnés de toute pièce, pour faire surgir les émotions et susciter des réactions qui, même virtuelles, peuvent être révélatrices d'une disposition inconnue et insoupçonnée, un point de départ ou d'aboutissement, inscrit dans l'histoire ou se situant hors du temps, pour en laisser deviner les qualités et les traits des auteurs lorsque ceux-ci préfèrent demeurer anonymes ou cachés. Si lire, c'est un peu participer au mystère de l'auteur, écrire, c'est un peu participer au mystère de la nature, animée ou inanimée, qui inspire la tentative d'en révéler tous les aspects et d'en connaître la face cachée.

Lire et écrire donc sont deux activités complémentaires, deux faces distinctes d'une même pièce, toutes deux évocatrices du mystère. Un mystère qui par définition est inconnaissable, et qui pourtant interpelle l'effort de la conscience à en percer le contenu et à le révéler plus ambitieusement au monde entier, le plus souvent à un auditoire un peu plus discret, parfois avec désintéressement, mais souvent avec un désir secret d'être valorisé et reconnu pour le génie qui dans cette action est révélé. Car, se situant au plan du mystère, deux êtres métaphysiques se trouvent en opposition: la cause du mystère, i.e. l'être qui l'engendre et lui donne une vie, une autonomie, et le témoin du mystère, i.e. celui à qui le mystère dans son existence se révèle et qui se sent interpellé, non seulement à le comprendre, mais aussi à révéler à la fois cette existence mystérieuse et ce que l'on peut en avoir compris.

Car il y a quelque chose au le mystère qui vaut en soi, le fait qu'il y ait mystère, ce qui situe celui-ci au-delà même de l'inconnu puisque dans le mystère il y a le pressentiment de quelque chose qui est au-delà même de la capacité de l'entendement humain à le saisir complètement. Pour celui qui est social et qui réalise sa sociabilité, ce quelque chose, peu importe qu'on le comprenne réellement selon son essence la plus intime, exige d'être divulgué en tant qu'événement à ceux qui pourraient être rejoints par une telle actualité. Comme il y a quelque chose dans le mystère qui nargue l'entendement, qui le défie, qui l'aguiche, qui lui demande de se dépasser, de se surpasser, d'éprouver son génie, de risquer de se heurter irréparablement à ses propres limites comme heureusement d'en réaliser et d'en découvrir les possibilités insoupçonnées. Et parfois même il y a l'intuition, issue de nulle part, l'inspiration, spontanément acquise et
surgissant inopinément, en elle-même mystérieuse mais toujours la bienvenue, comme une rosée du matin ou encore une grâce qui apporte avec elle la joie, qui vient en soulever un coin ou peut-être même un pan du voile, offrant sur lui une perspective qui, tout en apparaissant d'une clarté et d'une évidence éblouissantes, s'avère inénarrable puisque s'adressant à une dimension ineffable de sa propre intériorité.

Car avant tout, pour celui qui est gratifié de sa conscience, le mystère est. Tout effort à la saisir et à l'interpréter dans sa complétude est par anticipation voué à l'échec, puisqu'il dépasse la capacité innée et radicale de l'entendement humain. Car la nature de l’homme étant inscrite dans le temps, entre les moments extrêmes d’une origine devant laquelle il est impuissant et d’une fin à laquelle il ne saurait dicter, tout en pouvant y participer, comment peut-il prétendre les connaître intimement comme s’il pouvait en être la cause et la raison originelle? Mais il répond à tout effort à en saisir et à en interpréter l'un ou l'autre aspect, de façon parcellaire ou globale, en embrassant la réalité plus ou moins totalement, la saisissant dans son ensemble plus ou moins adéquatement, incitant ainsi la conscience à une amplification et à une réalisation de sa possibilité, un peu comme les rayons du soleil, réchauffant et illuminant la nature entière, stimule, caresse et baigne chaque fleur de ses rayons, l'incitant à croître et à s'épanouir, valorisant ainsi toutes les possibilités existentielles de son être agissant de fleur. Car c'est dans la nature de l'entendement de comprendre, voire imparfaitement et incomplètement, d'autant qu'il fait lui-même partie intégrante de ce mystère, en tant que possibilité d'action sur lui, où qu'il se présente, dans le for intérieur de l'âme comme dans le forum de la réalité, naturelle et sociale, matérielle et spirituelle.— Plérôme.

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