L'écriture est une forme d'insertion dans l'histoire. Comme toute action d'ailleurs. Car écrire, c'est agir, et en agissant, toute personne laisse sa marque, une trace de son inclusion dans le temps qui constitue une expression et un reflet du genre d'activité qui traduit son passé et jette le pont sur son avenir. Ainsi peut-on considérer, mais non exclusivement comme telle, une vie comme étant l'ensemble de ces actions productrices de traces, lesquelles posséderont la qualité qui résume la nature et la valeur de l'action dont elles émanent.
Or, nulle action ne peut s'opérer en dehors d'un lieu, d'une époque et d'une culture qui en sont à la fois le théâtre et le suppôt, de sorte qu'en agissant, tout individu à la fois répond à sa nature d'être incarné à l'intérieur d'une conjoncture historique et réalise en quelque sorte, tantôt sa nature individuelle, avec les possibilités inhérentes à son être, tantôt le milieu culturel qui en constitue le point d'insertion, les deux étant cependant en conjonction étroite, voire parfois dissonante. Mais il y a plus encore, puisque, avec son action, l'acteur agit sur quelque chose selon une intentionnalité. De sorte que, si le milieu anthropologique et géophysique subit, supporte et même oppose une résistance à l'action dont il est la condition d'un engendrement, il reçoit également de lui une transformation dans la mire des mêmes paramètres que ceux ayant favorisé l'action.
Toute action intentionnée cherche à réaliser l'intention dont elle est porteuse. Admettant cela, on peut concevoir qu’elle agit par conséquent sur le milieu de façon correspondante à cette intention et ainsi révèle, par l'effet qui en résulte, la nature de l'intention qui est la sienne. Effet qui est positif ou négatif, qui ajoute ou qui enlève au milieu culturel selon un résultat qui, soit étant bon, le valorise, i.e. le rend meilleur ou plus acceptable aux autres membres du milieu culturel, ou, soit étant mauvais, le dévalorise, i.e. produit une qualité ou une réaction contraires. Une action intentionnée est dite bonne, mais non absolument, lorsqu'elle a pour objectif et cause la première conjoncture; elle est dite mauvaise tout aussi relativement lorsque la seconde conjoncture en ressort et, voulue comme telle, en est issue. Ou encore, ce qui valorise par son résultat est bon et procède d'une intention bonne, mais non pas absolument, l'intention mauvaise étant celle qui dévalorise par son résultat, de façon tout aussi relative encore. Car la perfection est un idéal dont on peut entretenir la prospective, sans jamais pouvoir la réaliser dans son intégrité essentielle, puisqu’elle appartient à la sphère de l’intemporel et de l’inconditionné. En ce sens, tout progrès est susceptible de le devenir.
Lire réalise aussi une action, mais la lecture est d'une nature telle que son effet premier est imperceptible par les sens du corps. Car au-delà de s'associer économiquement à l'auteur et à la réalisation de son oeuvre, lorsqu'il s'agit d'un texte écrit, et de s'associer par une présence active à l'oeuvre, naturellement issue de la Création et procède de l'empirie socio-culturelle, la transformation qui s'opère par la lecture, lorsqu'il s'agit de connaître, de comprendre et d'interpréter la réalité physique, n'apparaît pas du tout apparente à celui qui souhaiterait en observer objectivement les évidences.
La première caractéristique de l'action de lire, rappelons-le, se révèle dans une réceptivité, celle de la conscience à l'oeuvre qui en fait l'objet. Car la lecture est une sortie hors de soi en vue d'entrer en relation avec le non-soi de l'autre, d'entrer en communion spirituelle avec cet autrui, susceptible d'opérer une transformation en soi comme en lui. La puissance de la lecture consiste donc en cette possibilité d'occasionner une transformation multilatérale: si la transformation de l'auteur d'un texte ne semble pas à prime abord constituer un paramètre de l'action pour un lecteur de le lire, elle est néanmoins aussi réelle que celle pour lui de réaliser une oeuvre. Car le va-et-vient entre le moi (le soi de l'être individuel, tel que perçu par la conscience) et le soi (le soi de l'être, tel qu'il est selon sa nature et ses virtualités) que suppose l'action d'écrire n'est pas sans éveiller des prises de conscience et des intuitions introspectives débouchant sur une nouvelle perspective personnelle, laquelle ne sera pas sans influer sur les interprétations rétrospectives et les projections prospectives, susceptibles d'être par la suite réalisées chez l'auteur.
Mais une oeuvre accomplie simplement parce qu'elle apporte une satisfaction immédiate à celui qui la réalise serait en vérité incomplète s'il n'y avait pas également pour lui la possibilité, également chargée d'une valence transformatrice, qu'elle reçoive l'approbation d'un lecteur ainsi que le risque de susciter en lui un déplaisir, avec l'espoir bien sûr d'éprouver cette autre satisfaction, médiate celle-ci, d'apprendre que ce qui est issu en toute spontanéité et ingénuité du for intérieur de l'auteur peut avoir rencontré, chez le lecteur, une estimation réelle et même contribué proprement à sa croissance et à son épanouissement intérieurs. Et peut-être aussi pourrait-on ajouter à ces effets heureux le contentement éprouvé par tous les agents qui ont contribué à la réalisation physique du projet d’écriture et de lecture, pour chacun et tous les espaces, et à la possibilité pour le lecteur d'entrer en relation avec l'auteur et son oeuvre, lequel sentiment il serait injuste de réduire à une simple équation psycho-économique.
Du point de vue du lecteur cependant, cette transformation dépasse de beaucoup le stade d'une connaissance acquise et d'un sentiment qui pourrait en résulter, autant dans cette acquisition enrichissante d'une multiplicité de points de vue pour la culture personnelle de l'individu que dans le plaisir qui s'y rattache. Car quelle valeur pourraient recevoir cet affection et cette matière pour celui qui les éprouvent et les intériorisent si elles n'en restaient que là, si elles s'ajoutaient simplement à un trésor peut-être déjà abondant de connaissances et de souvenirs affectifs, bref si elles ne contribuaient en aucune façon à l'intégralité de la vie du lecteur, en l'incitant à percevoir, à ressentir, à communiquer et à agir différemment, en vertu d'une attitude nouvelle engendrée par ces nouvelles connaissances, images et sentiments redevables à la lecture d'une oeuvre nouvellement découverte (et parfois redécouverte).
Si celle-ci avait simplement servi à confirmer un lecteur dans son être, à avaliser implicitement à travers les propos tenus, les théories énoncées et les personnages auxquels elle a donné vie les aspects les plus valorisables de sa nature comme de ses conduites, elle serait déjà méritoire d'une reconnaissance explicite. Mais son pouvoir ne s'arrête pas là puisque, par cette ouverture sur autrui qu'elle favorise, elle a la possibilité, par son entremise, de transformer tout un monde, de lui faire découvrir l'infinie variété des possibilités qui affèrent à celui-ci comme à tous ses ressortissants, et de lui faire prendre conscience qu'en tant qu’acteur social virtuel, le lecteur peut aussi aspirer à en corriger les déficiences qui, avec le parcours de l'histoire, s'y seraient peut-être accumulées, à en protéger et à en consolider les acquis valables que le travail de la nature et des hommes y aurait durant ce temps apportés et à proposer, pour les réaliser, des innovations bénéfiques et bienfaisantes qui iront dans le sens de ceux-ci, pour avec les contributions espérées, faire profiter de ses bienfaits le genre humain ainsi que, sans discrimination issue de caprices ou de préjugés sans fondement, l'ensemble de ceux qui en font partie.
La puissance de la lecture est analogue à celle d'une semence qui doit s'abandonner au passage du temps, à l'effet des conditions climatiques et météorologiques, à la condition et à la richesse du milieu d'insertion afin d'arriver, avec tous ces aléas, et parfois malgré eux, à générer un être vivant. Sans la conjoncture heureuse de toutes ces conditions, la possibilité pour cette semence de pouvoir un jour s'épanouir s'avère problématique, même si, au-delà de tout espoir, un être peut résulter d'une semence exposée à une combinaison désastreuse de conditions qui semblaient s'être liguées à l'encontre d'un tel aboutissement. Sans cette semence toutefois, rien ne laisse prévoir la possibilité pour cet être de naître, de croître et de se développer pour arriver à maturité.
C'est dans la passivité de la semence que celle-ci parvient à se réaliser, même si, pour la conscience et l'être de l'homme, cette analogie doit aussi allouer pour une intention, un désir, une motivation et une action qui feront la promotion des transformations intérieures opérées par la lecture et favoriseront leur concrétisation dans une attitude, une conduite et une action qui assureront leur survie et leur perpétuation. Comme la conscience choisit d'accomplir l'action de lire, elle choisit aussi, ou du moins a-t-elle la possibilité d'en prendre l'initiative, de porter celle-ci à sa conclusion ultime, celle de vouloir qu'elle aboutisse à une prise de position, à une attitude, à une perception, à une compréhension et finalement à une action qui ne se seraient pas révélées si à l'origine il n'y avait pas eu une lecture pour les inspirer, dans les idées explorées et transmises.
Lire, c'est déjà apprendre à réfléchir; et écrire, c'est faire part à autrui, voire éventuellement, de ses réflexions. Lire, c'est confronter ses réflexions à celles d'un autre, comme c'est aussi ouvrir ses perspectives à celles d'autrui, susceptibles éventuellement d'ajouter aux siennes ou de les transformer; écrire, c'est rendre disponible à un public une matière qui rende possible toutes ces réalisations intérieures à l'esprit. Ainsi s'établit la complicité, mot pris en bonne part, de l'auteur et du lecteur, en vue de l'insertion dans l'histoire des pensées une matière valable et génératrice de bienfaits pour une humanité en devenir, se réalisant selon ses possibilités les plus élevées et les plus complètes. — Plérôme.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire