Nulle lecture, puisqu’elle présuppose un texte sur lequel se pose le regard curieux, interrogateur, pénétrant et perspicace du lecteur, ne saurait se passer de l’auteur, c’est-à-dire de l’agent qui, parce qu’il en a songé la forme et réalisé l’architecture, est à l’origine du sens que convoie le texte. En somme, si le lecteur a la possibilité d’appréhender dans le texte et d’en recevoir une signification intelligible — qu’elle s’offre à lui spontanément, sous la forme de l’idée qui surgit promptement, ponctuellement et mystérieusement à l’esprit, sans effort apparent de la part du lecteur, ou qu’elle soit le résultat d’un effort soutenu de parvenir à l’effet souhaité, par le truchement de l’action de l’esprit qui consiste à dépasser l’apparence des signes graphiques utilisés pour coder le langage et à se rendre au-delà d’eux jusque dans l’univers énigmatique de ses signifiants —, c’est qu’il espère par là atteindre à ce qu’il est convenu de nommer la vérité du texte. Celle-ci exprimera l’intention véritable de l’auteur, c’est-à-dire celle de communiquer à son propos un sens, tel qu’il serait susceptible de se révéler dans le texte à tout lecteur intelligent, attentif et éveillé.
Si la vérité d’un texte peut certes se découvrir, en raison de l’aptitude de l’auteur à se communiquer à travers lui, c’est-à-dire à refléter fidèlement par son propos l’esprit qui préside à cette intention et à cette action, elle ne se limite pas nécessairement à cette faculté. Car si l’acte de reconstruction de la vérité qu’accomplit le lecteur passe avant tout par l’appréhension adéquate de l’intention de l’auteur, puisque seule celle-ci peut constituer la justification légitime de l’acte intelligent de rédiger un texte susceptible d’être entendu par autrui — autrement, il s’agirait uniquement d’un exercice par lequel le texte deviendrait comme un miroir, susceptible de capter et de refléter la pensée du lecteur — , il doit aussi compter, dans cette interaction des consciences actives, l’une à cerner et à donner une configuration à un sens que l’on souhaite communiquer, l’autre à appréhender un sens qui est communiqué, sur une dimension de l’esprit qui est restée longtemps obscurcie dans l’expérience de l’humanité et que l’on a nommé, depuis les travaux de Hartmann au XIXième siècle, l’inconscient.
Car à travers l’écriture, comme par la lecture, on assiste éventuellement aussi au travail de l’inconscient, lequel se manifeste et se transmet à travers les lapsus, les non-dits (les omissions et les ellipses), les symbolismes et les autres phénomènes analogues, qui communiquent une signification sous le couvert d’un message incomplet, tronqué ou embelli. Ainsi, l’inconscient devient-il susceptible de recevoir une interprétation par le lecteur autant que le sont les signifiants formels reconnus, comme il peut se comprendre autrement par le lecteur que selon le sens propre du propos formel véhiculé par eux, en raison du caractère ambigu, arbitraire et évocateur de l’écriture. Celle-ci est susceptible alors de révéler une facette inattendue de la personne, soit de l’écrivain, soit du lecteur. C’est un aspect qui résulte du va-et-vient, du chassé-croisé qui se produit, entre l’expérience de l’auteur qui inspire le texte et celle du lecteur qui en digère et en assimile le propos, et qui s’articulerait soit autour de la dimension ontogénique, relative à l’expérience individuelle (l’inconscient personnel), soit autour de la dimension ontogénique, relative à la vie et à l’histoire de la culture (l’inconscient collectif). Ainsi, la complexification de l’acte de lire et d’écrire qui résulte de cette grille d’analyse qui s’ajoute à celle qui porte sur les signifiants linguistiques, véhiculés par les caractères scripturaires, pictographiques ou phonétiques, qui renvoie à un niveau de signification alternatif et peut-être même parallèle, pouvant néanmoins être attribué au texte, et qui est le produit du postulat de ce qu’il a été convenu de nommer par Freud [Introduction à la psychanalyse, XVIII] la troisième blessure infligée à l’humanité, après l’héliocentrisme copernicien et l’évolution darwinienne, rend encore plus urgente la nécessité de comprendre quel en est l’enjeu et comment celui-ci peut se réaliser.
Cela étant que la possibilité de recevoir, en provenance d’une même source, des informations distinctes, indépendantes et peut-être même apparemment contradictoires pourrait apparemment rendre illusoire l’aspiration à définir une finalité simple, unique et ultime à la lecture ainsi qu’à l’acte originel et fondateur qui en justifie l’apparition et en motive le déroulement, autant dans l’histoire des civilisations que pour un document unique. Puisque toute action susceptible de présenter une multiplicité d’informations relevant de multiples sources et renvoyant à une diversité d’interprétations possibles pose la question de l’unité herméneutique — un même texte peut-il recevoir en même temps la possibilité de nombreuses interprétations concurrentes ou en contient-il uniquement une seule qui transcende toutes celles qu’il serait susceptible de contenir et qui elle seule peut se mesurer au critère final qui en définira l’excellence —, une question qui engage éventuellement l’unité de l’esprit du lecteur et la capacité de maintenir son intégrité devant des signifiants éventuellement et apparemment contradictoires.
Notons que la notion du conscient, ainsi que celle de l’inconscient qui lui est dans l’idéal, non pas contraire, mais complémentaire, en tant qu’ils appartiennent à une seule conscience, soulève de nombreuses difficultés d’interprétation puisqu’elles semblent en premier lieu concerner une manière de relation à l’existence et ensuite un type d’éclosion spontanée et formalisée de l’énergie vitale, lorsqu’elle se manifeste et s’exprime à l’intérieur du monde physique et social. En portant sur elles sa capacité de réflexion, l’esprit peut éventuellement les découvrir formellement, avant même qu’elles ne parviennent à constituer une matière et un contenu explicites et évidents, ou à tout le moins formuler des hypothèses heuristiques qui pourraient en clarifier l’origine, les vecteurs de son mouvement et les termes de son action.
En somme, ces pouvoirs que sont le conscient et l’inconscient seraient les puissances constitutives d’une subjectivité qui s’ancre dans la spontanéité, une subjectivité qui ne se dégage que partiellement, grâce à la réflexion que l’esprit est susceptible d’entretenir à leur sujet, et qui est éventuellement l’objet d’une transmission, à l’intérieur des discours qui en émanent et qu’elle infuse de son essence individuelle, caractéristique et invisible, sauf à la perception que l’intelligence est susceptible d’en faire. Ainsi se trouve-t-on, en vertu de cette spécification, à considérer l’individualité personnelle sous les trois aspects: de l’intimité, simplement vécue et ressentie ab imo pectore de la vie et de la conviction intime; du plan personnel, uniquement réfléchi, imaginé et pensé du forum internum de la conscience délibérante; et du social structuré et articulé du forum externum du discours public. Celui-ci sera plus ou moins intimiste et plus ou moins artificiel, selon qu’il s’exerce à un plan informel (v.g. celui de l’échange entre intimes, entre amis et entre collègues) ou à un niveau plus formel (v.g. celui de la communication didactique, professionnelle, politique ou dogmatique impliquant une distinction de rôle, de statut social, de prestige, de naissance, d’ascendant, de mérite, de privilège et/ou de qualité, laquelle fonde, à des degrés différents cependant, la hiérarchisation sociale présente à l’intérieur de toute société, même la plus égalitaire).
Il serait peut-être confortant, au nom de l’unité de la personne et de son rapport à l’entourage social, de considérer que chacun de ces trois aspects se réfléchit dans les deux autres et que la matière du propos qui transparaît au plan social est un reflet adéquat et complet à la fois du plan de la pensée personnelle et de celui du sentiment — et peut-être en est-il heureusement ainsi en ces occasions qui autorisent à une transparence telle que la personne disposée à le faire se révèle ouvertement telle qu’elle est, et sous son plus beau, jour à ceux qui sont les témoins effectifs et privilégiés de cette expression et qui sont jugés dignes d’y participer — . Mais, en de nombreuses instances, l’incertitude intérieure associée à l’obscurité des conjonctures et des situations enjoignent à une prudence qui tait les impressions ou les sentiments les plus profonds, pour s’autoriser seulement à l’expression d’opinions ou de conceptions seulement évidentes et certaines, incontestables donc, ou qui paraissent l’être à l’individu.
Et elles réserveront autres représentations du même genre, lesquelles seraient cependant plus informelles, vacillantes, compromettantes ou douteuses, à un réseau de proches ou d’amis, jugés fiables et dignes de confiance, tels que l’expérience commune pouvait le confirmer aux yeux de tous ceux concernés, tout en jugeant plus circonspect de garder pour soi ces notions et ces sentiments embryonnaires qui constitueraient pour le présent une appréciation trop sommaire ou incomplète, trop fugitive ou momentanée, trop informelle ou évanescente, trop hypothétique ou fictive, pour intéresser autre que soi-même, à l’intérieur du mouvement intime qui en jaugera la substance à la lumière des critères qui leur autorisera à recevoir une valeur et une pérennité épistémologiques. Ce qui serait censé illustrer une intériorité intégralement congruente avec l’extériorité qu’elle affiche d’elle-même et ainsi manifester l’accord complet de la personne et de la société pourrait en réalité suggérer la volonté de préserver un quant-à-soi devant l’évolution constante et parfois imprévisible des conjonctures, de manière à pallier plus aisément aux imprévus, rencontrer plus efficacement les défis et en général composer plus adéquatement avec les problèmes que réserve pour soi le mystère de l’existence, du monde, de la nature, d’autrui et, à l’occasion, de soi-même.
Plutôt qu’elle ne révèle un effort de dissimulation, qui serait le propre d’un esprit calculateur et intéressé, ou encore en caractériserait une situation où l’extrême prudence, pour ne pas dire la méfiance, serait de rigueur, comme en ces situations antagonistes et conflictuelles où la moindre confidence risquerait de s’avérer nuisible aux partis qu’elle concerne — comme en temps de guerre ou de haute incertitude politique —, cette attitude témoigne d’un devoir de réserve, de l’obligation de connaître et de juger avec justesse et pondération, en reconnaissance de l’opacité parfois surprenante des situations et des conjonctures, qui fait que tout n’est pas tel que ce qui se présente immédiatement et spontanément à l’esprit le laisserait croire et que ces éventualités, peut-être trompeuses et illusoires, en viennent à acquérir une plus grande transparence, susceptible d’éclairer les intelligences et les sagacités aptes à en pénétrer le voile, avec le passage du temps et le travail de l’esprit menant menant à la découverte et à l’exposition au grand jour, de leurs éléments significatifs et intentionnels ainsi que des enjeux auxquels ils réfèrent.
Bref, tout écrit ou tout enseignement se situeraient au niveau du devoir de réserve, qui est celui qu’adoptent les communications formelles et objectives: elles énoncent par conséquent des propos qui ne seraient pas censés engager la subjectivité du communicateur engagé dans l’exercice de son action, laquelle se baserait exclusivement sur l’importance du message à livrer et sur la manière employée afin de parvenir à cette fin. C’est une importance qui peut être reconnue intrinsèquement, en vertu de la substance du message, ou implicitement à celui-ci, en raison d’une autorité, présumée ou réelle, et le plus souvent consécutivement à la conjoncture de ces deux considérations.
Ainsi, la spontanéité, le charme et la profondeur du propos d’un enfant feront qu’il peut être reçu sans contestation comme éclairant une situation courante de sa simplicité et de sa limpidité, comme le seront, mais pour des raisons différentes, parfois malheureuses et regrettables, les allégations d’un usurpateur de l’identité ou de la position sociale d’un individu ou les menaces émises par un caïd brutal. Mais lorsque le chef légitimement constitué et reconnu d’un État souverain s’adresse à ses sujets, c’est à la fois qu’il se fait entendre auprès d’eux en raison à la fois de son importance sociale et de la nature essentielle du message, que fonde éventuellement une mystique relative à la fonction occupée et à la qualité de la personne qui en détient les marques du pouvoir et les responsabilités inhérentes à son exercice. Car si l’homme d’importance dérogeait aux prérogatives de sa fonction, en s’intéressant par exemple à des questions accessoires, triviales et superflues ou en assumant des responsabilités bien en-dessous de celles qui sont prescrites par son état et par son rang, ou encore s’il livrait en dilettante un discours incompréhensible, superficiel et sans substance autour de sujets futiles et inconséquents, soit qu’il perdrait la confiance de ses supporteurs qui seraient légitimés alors à douter de son pouvoir exercer une influence déterminante sur ses concitoyens, y compris par le biais d’un discours, soit que, en raison de l’absurdité de son propos et du ridicule qu’il attirerait sur, il noierait dans l’inefficacité et l’inutilité toute action qu’il tenterait par la suite d’initier à l’intérieur de ses affectations.
Remarquons que, avec ce passage du plan de l’intimité à celui la sphère publique, on assiste aussi à celui qui mène de la subjectivité inexprimée, à l’objectivité qui s’énonce, qui se narre, qui s’expose et qui se transmet à un interlocuteur ou à l’ensemble d’un auditoire ou d’un regroupement. Or, pour qu’une substance significative soit clairement et sans ambiguïté communiquée à un auditoire, de manière à créer, chez lui, l’effet souhaité — une suite qui pourrait simplement être celle de la réception intégrale du propos, sans équivoque, ni déformation, ni omission, par les auditeurs qui seront exposés à une publicité, dont ils comprendront autant la portée que la profondeur, telles qu’implicitement elles apparaissent d’abord à l’esprit du locuteur —, elle suppose de la part de l’orateur qu’il accède à un niveau de conscience tel que non seulement il possède une aperception claire de son sujet, mais encore qu’il réussisse à anticiper avec netteté et précision les implications que comportera son propos pour l’entendement de son public et donc, dans la mesure du possible, des conséquences qui s’ensuivront chez eux, d’avoir été sollicités dans leur intelligence, exposés aux thèmes et aux principes contenus en lui et s’en être laissés convaincre.
Telle est la raison d’une rédaction préalable (et moult fois revue et retouchée) du discours qui sera ultérieurement prononcé, et divulgué afin à la fois de reconnaître à l’intérieur d’une adresse, ce qui en constitue la matière et si celle-ci, étant rendue intégralement manifeste, ne risquerait pas de compromettre, soit l’intégrité physique et/ou morale du groupe, de la société à laquelle il appartient, soit encore celle de l’orateur, au nom du topique, offrant une validité au moins apparente au sens commun, en rappel d’un âge qui se continue à travers lui, où la moralité prenait la forme d’un tel enseignement [Bergson. Le deux sources de la moralité et de la religion, II] , qui veuille que « toute vérité n’est pas bonne à dire». Afin de remplir le premier objectif, tel qu’il est susceptible d’être entendu et assimilé, le discoureur se transforme en quelque sorte en son propre auditeur et ainsi en vient-il à considérer, en retrait et de manière délibérée, si son propos répond effectivement à son intentionnalité originelle, s’il est réellement conforme à une manière établie de l’énoncer ou, en dérogeant, s’il ne risque pas d’offusquer ou autrement de déstabiliser les consciences, un effet qui irait à contre-courant de la fin implicite du propos significatif qui est énoncé sérieusement et sincèrement, lequel but est celui de rallier, autour de la vérité de son contenu et du style qui se met à son service, les esprits de l’auditoire et les attitudes correspondantes qu’elle invite à prendre. Quant au second objectif, la compromission dont il s’agit pourrait avoir des conséquences sérieuses pour l’un ou l’autre parti — de l’auditoire ou de l’orateur —, lesquelles engagent autant la nature et l’intégralité de la vérité que la situation discursive concourt à transmettre ,que la préparation à l’émettre, et la préparation à l’entendre.
En cette conjoncture comme en d’autres, le courage pour un particulier d’énoncer la matière de ses convictions et d’agir selon elles se confronte à deux écueils. D’une part, il y aurait la témérité d’en dire plus qu’il ne faut et ainsi de susciter des réactions intempestives et exagérées qui auraient la possibilité, soit de distraire de la valeur du contenu, soit de le noyer dans une pléthore d’expressions affectives et passionnées. Ce n’est qu’une fois ces sentiments épuisés que ceux-ci permettraient de considérer, à tête reposée et avec une sérénité retrouvée, le fait objectif du propos. De l’autre, il y aurait le refus de s’autoriser, par pusillanimité, par inexpérience ou par excès de prudence, à ne pas en dire suffisamment, de crainte pour le locuteur de blesser les subjectivités et de compromettre l’intégrité — sociale et peut-être même physique — de sa position face à l’auditoire et de la perception, ainsi que des actions, que celui-ci pourrait se justifier d’initier et d’entretenir face à lui.
Comme le lecteur est en mesure de le constater, avec cet exemple qui engage la sécurité réelle ou présumée d’une ensemble social, d’un ensemble social encore plus grand à l’intérieur duquel le premier s’insère et du particulier à l’intérieur de cet ensemble, que ce soit un membre participant désigné ou celui qui est reconnu, implicitement ou explicitement, comme pouvant agir formellement sur lui — c’est le cas de l’orateur, de l’écrivain et de l’enseignant —, le propos qu’il adopte n’est pas sans engager des considérations pragmatiques qui vont bien au-delà de la dimension sémantique et épistémologique du texte énoncé, même lorsque celui-ci est irréprochable de clarté et impeccable sur le plan de la vérité, autant en ce qui concerne sa compréhension que sa profondeur.
Or, quelle que soit la matière de cette vérité, quelle que soit son évidence, son fondement, sa qualité et son absoluité, les questions du bienfait qui sortira éventuellement de son expression et du devoir à réaliser, du consensus à créer autour d’elle et du risque que des oppositions — raisonnées ou affectives — soit soulevées en réaction à elle, avec les conséquences, réelles ou imaginaires, qui sont appréhendées comme procédant de son expression intégrale ou partielle, toutes ces questions prennent donc l’avant-plan d’une interrogation qui porte, au plan pragmatique, non pas sur la nature et la reconnaissance de la vérité, mais sur la capacité de la concevoir, sur le devoir de l’exprimer et de la défendre ainsi que sur les qualités personnelles requises pour savoir l’identifier et en adapter l’expression, autant à la conjoncture sur laquelle elle porte et qu’elle serait susceptible de transformer qu’aux destinataires de l’expression, de ses propositions et de ses principes.
Non seulement la vérité adéquatement et pleinement perçue comporte-t-elle des répercussions sociales, non seulement engage-t-elle l’individu qui la détient à se réaliser de manière cohérente et congruente à l’intérieur de la dimension sociale de son existence, lorsqu’il l’exprime à ses congénères, mais elle engage et elle oblige aussi son devoir à l’énoncer publiquement. Car elle signifie, directement ou indirectement, quels seraient les bienfaits pour autrui et pour l’ensemble qui résulteraient de la prise de conscience qu’en prendraient les particuliers et la connaissance qu’ils en adopteraient, par la publicité qu’elle reçoit, lorsqu’elle recevra dans les consciences et dans les cœurs l’efficace auquel elle est promise, et quels seraient les préjudices pour eux et les risques courus par eux si elle restait ignorée ou encore si on négligeait d’en traduire la matière à l’intérieur de la réalité transformée et modelée selon ses préceptes.
Quelle que soit la complexité de la pragmatique du discours, laquelle se rajoute à la qualité et à la profondeur de son épistémologie, l’on remarquera qu’elle se situe à un plan qui révèle un impondérable, dans l’instant où elle s’exerce, puisqu’elle engage maintenant une dimension imprévisible du propos, à savoir son effet immédiat et réel sur la conscience de ceux qui l’entendent et l’aperception que l’orateur est susceptible d’en recevoir. Car le lieu de l’interaction entre le propos émis et l’âme du récepteur se fonde sur l’instantanéité de la spontanéité individuelle, qu’autorise à se manifester et à s’exprimer la liberté native en chaque être et au mystère propre à celui-ci. C’est un mystère qui est niché au cœur de la nature infinie de l’être vivant comme il entoure le secret propre à une histoire existentielle particulière, en tant qu’elle est intime aux événements et aux situations quotidiennes, en conditionnant les perceptions, les sentiments et les pensées qu’ils informent et qu’ils inclinent à ressentir, et qu’elle modèle le caractère de la personne, souvent d’une manière qui passe inaperçue aux yeux mêmes du principal intéressé. Arrêtons-nous à considérer cet effet un bref moment.
Nous réitérons que tout propos formel destiné à un auditoire, qu’il prenne la forme d’un discours parlé ou d’un texte écrit, suppose un locuteur et son public. Or, si un discours peut allouer pour les éventuels effets produits sur l’auditoire auquel il s’adresse, ceux-ci prennent usuellement l’aspect d’une influence exercée sur leur schémas de pensée. À l’intérieur d’une société juste et harmonieuse, cette influence sera pondérée et judicieuse, de manière à faciliter la conservation des structures formelles utiles de cette société — par opposition à celles qui seraient éventuellement futiles ou redondantes — et d’assurer la perpétuation de sa culture dans le temps et dans l’espace.
C’est une société où les conditions d’existence de chacun de ses membres reflètent adéquatement leur contribution à la vie de l’ensemble, laquelle se fonde sur la bonne volonté de chacun et sur une harmonie telle que celle-ci est à la fois manifeste et conduit à une interaction épanouissante fondée sur une mutualité coopérative et bénéfique à l’intérieur dudit ensemble. La finalité de l’ensemble est connue à des degrés divers de ses dirigeants, de ses gouvernants et des participants associés plus ou moins directement, plus ou moins étroitement — même la sociétéla plus ouverte témoignera de la discrétion dans l’emploi et la manipulation des renseignements essentiels, relatifs à la sécurité de l’État, là où la contestation radicale et déloyale risquerait d’en compromettre les fondements qui en garantissent la stabilité — et elle est assumée par eux en proportion de leurs capacités natives, de leur effort personnel à les développer, du degré de leur adhésion à l’ensemble et de l’importance de leurs responsabilités à l’intérieur de celui-ci.
L’occasion d’un tel développement en vue d’un accomplissement encore plus grand leur en est fournie à la fois par leur initiative ainsi que par la quantité appropriée et l’excellence de la qualité des expériences formatrices auxquelles ils sont exposés, susceptibles d’une complexité éprouvante et d’un surgissement inattendu, tantôt issues de l’organisation sociale et tantôt provenant du milieu naturel à l’intérieur duquel celle-ci s’insère. De telles conjonctures, exogènes, qui font appel par conséquent à la capacité d’adaptation, d’apprentissage et de sagacité des particuliers, seraient aptes à proposer aux individus des situations susceptibles de stimuler l’usage créatif optimal de leurs possibilités en vue de l’avancement et de la promotion de la justice et de l’harmonie de la société qu’ils habitent, qu’ils peuplent, qu’ils soutiennent, dont ils font la promotion et qu’ils défendent à l’intérieur d’un monde diversifié, physiquement autant que politiquement et moralement, constitué par un nombre indéterminé mais suffisant de tels ensembles sociaux (ethnies, nations, pays, États, comme ils sont diversement désignés).
Or, le portrait ainsi dressé d’une société juste et harmonieuse est une esquisse idéalisée, le plus souvent relativement adéquate, de l’état de la société au point où l’histoire l’a conduite actuellement et où elle a accompli la réalisation de sa puissance de liberté, telle qu’elle s’exprime dans ses membres constitutifs. C’est-à-dire que, en raison du principe qui veuille que, au plan du monde physique et biologique, toute perfection soit relative, à la fois au but indéterminé qu’elle se propose d’atteindre, à l’ensemble des sociétés ainsi qu’aux formes ainsi qu’aux manières diverses et inégales que celles-ci se sont données de parcourir plus ou moins complètement à cette plénitude, lesquelles illustrent concrètement et dans les faits cette notion de la relativité de la perfection, chaque société et chaque individu à l’intérieur de la société se trouveront vraisemblablement situés quelque part sur le continuum qui illustre leur marche vers la perfection et donc en-deçà du terme dont l’achèvement signifierait la réussite définitive de cette marche.
Nous faisons remarquer qu’un tel but suppose, pour qu’il soit autre que simplement virtuel et pour que son accomplissement puisse se réaliser effectivement, une perfectibilité de l’ensemble et de ses constituants en même temps que la culture d’un élan immanent à l’intérieur de ceux-ci, à réaliser cette perfectibilité en raison de finalités qui semblent être adéquates à la fois aux possibilités de l’ensemble, aux conceptions plus ou moins complètes que formule l’intelligence que l’esprit se forme de cette perfection ainsi qu’aux façons diverses et multiples qu’elle aperçoit de les réaliser.
Puisque la notion de perfection est à la fois absolue — illustrant par conséquent un terme qui est indépassable — et indéterminé — étant conditionné, à l’intérieur d’un monde naturel, i.e. consistant, opérant selon des lois physiques et hypersensibles qui lui sont propres, et sensible, susceptible d’être appréhendé par la conscience et transformé adéquatement par l’esprit, grâce à une gestion saine et optimale de la liberté à l’intérieur de laquelle se produit l’interaction entre la conscience et la nature —, on doit en conclure que la durée de cette marche sera illimitée. L’on pourrait cependant envisager que, en certains endroits de son parcours, elle atteindra des seuils critiques qui, lorsqu’ils sont franchis, illustrent chacun un point de non-retour.
C’est sûrement le cas, conformément aux lois que les sciences géologiques et paléontologiques ont découvertes et nous ont fait connaître, en biologie d’abord, avec l’apparition de la vie sur terre ainsi que la naissance, la diversification et la complexification des espèces, et en histoire de l’humanité ensuite, avec la l’apparition, la naissance, le surgissement, la progression et le perfectionnement de la conscience morale, qui peut-être un jour anticipera sur la fin des rapports de dominance et d’asservissement entre les espèces ainsi que des conflits qui, avec leur cortège de souffrances et de désolations, occupent d’une manière régressive les compétences du genre humain durant les temps historiques. Il est permis d’espérer fermement, à défaut de savoir prédire avec certitude, que l’on pourrait voir un jour s’instaurer le règne de la paix et de l’harmonie universelles, fondé sur l’amour de Dieu et du prochain, un nouveau seuil déterminant qui apparaîtrait pour l’instant lointain et peut-être même inaccessible. Par ailleurs, ce serait le prochain horizon qui se dessine à la conscience humaine, de la perfection qui constitue implicitement mais néanmoins sûrement son idéal et le projet de son insertion dans l’histoire, en vertu de la finalité qu’elle lui propose comme illustrant un point d’aboutissement vers lequel il importerait prioritairement de tendre.
Tendre vers ...: c’est cependant illustrer une action qui est ni arriver à son terme, ni même être engagé sur la voie qui y mène, ni peut-être même posséder une conception claire, précise et complète de ce que serait celle-ci. Car l’avenir réserve toujours à la conscience une part non négligeable d’incertitude pour accompagner la possibilité sur laquelle un choix s’est arrêté, malgré tous les moyens qui sont mis en œuvre pour les réaliser et tous les efforts conjugués pour mener ceux-là à bonne fin. Par contre, ceux qui réfléchissent au problème de la perfection et du sens que prend toute action, dès qu’elle est jugée digne d’être initiée et accomplie, s’aperçoivent bientôt que cette fin est, dans l’abstrait, le seul point d’arrivée digne d’être visé, puisqu’il est implicitement contenu dans la compréhension de l’état que tous les êtres vivants ont en partage, que l’homme a en partage excellemment, en tant qu’il représente la plus haute forme perceptible et conçue par lui sous laquelle la vie se présente et dont la plénitude a toujours constitué pour lui le plus haut point de sa manifestation effective — en durée du bonheur (l’éternité) et en bonheur de la durée (la joie infinie) —. Cela est surtout attesté par sa quête de l’immortalité ainsi que par la dimension proprement sociale de son être, lorsqu’elle vise — quoique souvent imparfaitement — le bien-être de l’ensemble de l’humanité et de tous les êtres vivants, et à travers lui son propre bien-être, mais non pas toujours de manière entièrement altruiste et non sans parfois en nier l’essence, en ces instances où son histoire illustre, par ses débordements, les effets de l’injustice et de l’iniquité et se parsème de conflits fratricides et homicides.
Par ailleurs, là où un grand nombre de penseurs sérieux et réfléchis achoppent, c’est sur la conception particulière qu’ils se font de cette perfection qui, dans la multiplicité des formes qu’elle est susceptible d’adopter, et qui néanmoins ne seraient pas identiques, constitue un défi à l’unité de l’essence que l’on pourrait lui attribuer. Car étant radicalement distinctes, elles ne doivent pas être diamétralement et essentiellement contraires, si elles désirent contribuer néanmoins à une conception conjoncturelle de la justice et de l’harmonie sociale, dont la plus haute forme s’exprime dans la coopération mutuelle et réciproque de chacun au bonheur de tous, tel qu’il puisse en même temps se refléter en chacun, lequel état de félicité trouve sa résolution ultime et son principe fondateur avec l’éventuelle perfection individuelle et collective de la société. C’est un accomplissement qui s’exprime dans et par l’édification de la culture qui la manifeste et la réalise et avec la qualité des relations entretenues entre eux de chacun de ses membres, au nom des principes de l’amour de Dieu et du prochain. Autrement, une contrariété des principes assurerait un rapport conflictuel avec la défense qui s’ensuivrait, de convictions incompatibles, mais néanmoins réputées vraies par leurs champions.
Les formes de la perfection peuvent seulement souffrir la contradiction autour des questions qui ne sont qu’en apparence insolubles — qui sont par conséquent paradoxales — et qui peuvent donc, en toute bonne volonté, être débattues, ou autrement éprouvées, dans le plus pur respect du droit de chacun à l’existence et dans le sentiment le plus pur de l’amour d’autrui, malgré les différences superficielles que révèlent leurs opinions respectives. La visée, c’est qu’à travers cet échange, la vérité partielle, contenue en chacune des propositions que fournissent les différentes conceptions et qui éventuellement se confrontent les unes aux autres, puisse donner cours au progrès dans la découverte et la formulation de la vérité intégrale et suprême qui les transcende et les réconcilie. Ainsi, elles se révéleront être complémentaires, puisqu’elles participeront à des degrés différents de cette vérité plénière, qu’elles admettront implicitement la réalité de son existence et la possibilité d’atteindre à son essence et à sa connaissance, telle qu’elle est garantie par une Intelligence active suprême, et qu’elles aspirent en tout temps à en reconnaître la matière, lorsqu’elle se présentera à elles, et à agir selon les principes qui la fondent et les préceptes — les maximes— qui en découlent pour autrui comme pour soi. Car même lorsqu’elle est connue et conçue partiellement, la vérité que détient un individu conscient et lucide sera accompagnée d’une conviction sincère, voire qu’en certains points, peut-être majeurs, elle puisse subir les illusions et les assauts de l’erreur qui s’amalgame à elle. Cette reconnaissance n’est pas nier, ou autrement oublier, que la conscience puisse être appelée néanmoins à évoluer vers une aperception plus essentielle, plus uniforme, plus juste et plus conforme de la Vérité, selon les lumières qui se présentent à l’esprit, spontanément ou après réflexion, et dont personne ne peut assurer, en ce premier cas, qu’elles n’ont pas une origine mystérieuse, pour ne pas dire divine, en quelque espace de la réalité qui demeure inaccessible à la science empirique et dont la vie et la pensée, au sens le plus large du terme pour celle-ci, seront les exemples incontournables et indéniables.
Par contre, l’histoire nous enseigne que de telles oppositions contraires existent et que, lorsque l’antinomie est radicale et essentielle, lorsque la haine plutôt que l’amour, l’inimitié plutôt que l’amitié, caractérisent de manière habituelle et ancestrale la recherche et la découverte par le souverain — car nous sommes bien situés avec cette discussion au plan du droit de la vérité à s’exprimer et à se faire connaître intégralement, tel qu’il influe de manière déterminante sur le cours de l’histoire et sur le développement ainsi que l’épanouissement de la culture — de solutions véridiques qui réconcilient, même au prix d’un sacrifice personnel, qui s’accomplit sans engager des principes essentiels et fondamentaux, et non l’imposition de mesures aléatoires et dogmatiques qui n’autorisent à aucun compromis. Car l’inflexibilité est à ce point fondamentale à cette dernière attitude décisionnelle que le rejet a priori de la contestation devient un principe pratique incontournable qui ne tolère aucune dérogation à une autorité qui se fonde, non pas sur une sagesse transcendante et divinement fondée, qui interpelle le désintéressement et l’oubli de soi pour se permettre de la mieux connaître, mais plutôt sur une vision intéressée et sur l’amour-propre à la défendre à tout prix. L’attitude en question serait pourtant légitimée si elle agissait par conviction, en attestation de la Vérité idéale et absolue, fondée sur une conception métaphysique indéniable, une vérité dont le souverain serait le dépositaire, une vérité qui serait accessible à tout esprit éclairé, désintéressé et lucide, une vérité qui ferait passer en tout temps le bien de l’ensemble avant son bien propre, et qui animerait ses choix et ses actions, ce qui serait le propre d’un esprit inspiré, comme il convient à celui qui exerce un pouvoir décisionnel déterminant et final.
Plus encore, lorsque l’esprit informé considère tous les systèmes philosophiques et toutes les doctrines religieuses qui, tout au long de l’histoire, s’offrent à la conscience des hommes, il s’aperçoit qu’elles ont toutes implicitement comme prétention d’intérioriser et d’énoncer la Vérité grand-v et d’agir selon elle. Celle-ci révélera par conséquent la perfection du Bien qu’il serait utile à l’homme de connaître pour s’en inspirer et, dans la mesure où elles motiveront les esprits à en épouser les principes et à vivre selon leurs préceptes, pour orienter et encadrer, à un plan moral et politique, les choix et les actions des meneurs d’hommes et des chefs d’État qui leur prêteront allégeance — comme ce fut le cas pour Alexandre qui adopta l’enseignement d’Aristote et pour Charlemagne qui fit sienne la doctrine de saint Augustin —. Et lorsque, au nom de cette vérité, des peuples ont entrepris de lutter contre d’autres peuples, dans le cas des guerres, des classes contre d’autres classes, dans le cas des révolutions et des sécessions, des races contre d’autres races, dans le cas des génocides, ou des religionnaires contre d’autres religionnaires, dans le cas des croisades, des persécutions ou des affrontements religieux ou idéologiques fratricides, c’est quasi- toujours (car il ne faut pas négliger de considérer les guerres qui exacerbent et épuisent les convoitises ou encore celles qui se justifient par le droit à la légitime défense du territoire, de la population, des valeurs primordiales et essentielles qui sont au fondement de leur existence et de leur spiritualité collectives, et des biens qui leur appartiennent en propre) au nom d’une supériorité que revendique pour lui-même l’État agresseur réel, en raison d’une conception de la perfection qu’il a fait sienne et qu’il a érigée en absolu, qu’elle soit formellement énoncée pour former une idéologie commune ou implicitement partagée par quelques dirigeants influents et puissants, qui s’en abreuvent comme à une doctrine digne d’inspirer la menée de leur politique extérieure. En somme, c’est une conception de la perfection et qui n’autorise à aucune émulation de la part de ceux qui sont situés par eux dans le camp opposé et, qui plus est, voit en eux des facteurs de dissolution sociale et politique pouvant compromettre jusqu’à l’intégrité morale et la qualité de l’existence de ceux qui vivent selon les préceptes et les injonctions qui découlent de cette théorie.
Nonobstant les cas extrêmes de rivalités inter-culturelles et inter-ethniques ainsi que ceux qui révèlent des inimitiés exacerbées — voire de manière unilatérale lorsqu’un groupe ou un ensemble, animé par une haine implacable et inexpiable, inextinguible et ciblée, voit en un autre d’être l’ennemi du genre humain en leur propre personne collective (le XXième siècle est replet d’exemples où les génocides, les terreurs et les pogroms cherchaient à assurer le salus populi) —, il existe aussi des cas où les ambitions personnelles nourrissent les prétentions à détenir la vérité (ou à tout le moins des hypothèses définitives sur sa nature et sur son essence) et le moyen de parvenir à la perfection collective, et qui se fonde néanmoins sur l’aspiration de l’ensemble — peuple, classe, nation, ordre social, église, parti — qui constitue le pôle de référence identitaire de ces particuliers, d’obtenir l’accession à la plénitude de la vie. C’est à ce plan qu’opère alors l’esprit partisan ou sectaire, et notamment lorsque l’acceptation et l’imposition de ces vues engagent, non pas le droit peut-être à la vie des ensembles, ou des particuliers qu’ils regroupent, qui se trouveraient visés par ces définitions, mais plutôt le style et la qualité de leur vie, en tant que celles-ci pourraient être touchées et transformées, dans un sens et selon un aspect autres — apparemment ou réellement — que celui qui est désiré et espéré et qu’une conscience mature, désintéressée et épanouie identifiera comme étant plus moralement excellente.
Tout individu possède une conception de la perfection qui engage son rapport à la vie, qu’elle soit explicitée par lui ou qu’elle soit seulement implicite à son être, qu’elle tienne du domaine privé ou qu’elles ait reçu une publicité à l’intérieur d’un groupe ou d’un ensemble auquel celui-là appartient. Cette représentation conceptuelle constitue son idéal et elle est le point de cristallisation du désir qui donne une énergie à son action, et de la volonté qui l’oriente vers une finalité objective et une destination précise. Or, en affirmant un idéal, et donc une conception de la perfection — car tout idéal suppose en son idée une perfection vers laquelle il serait légitime et souhaitable de tendre et d’aspirer —, tout discours remet en cause, par la présence et par la différence qui la caractérise, les idéaux de ceux qui sont appelés à l’entendre. Cette remise en question ne s’effectue, non pas d’une manière absolue certes, mais en raison du contexte sociologique et de la conjoncture sociale à l’intérieur desquels le discours est prononcé d’une manière qui fait autorité, en raison d’une qualité sociale ou individuelle, reconnue ou supposée telle par son auditoire, qui est la raison principale de la possibilité pour l’orateur — ou pour l’écrivain — d’énoncer formellement son propos. Or, sauf à être un galimatias incongru de mots et de syllabes sans signification aucune, tout discours visera à développer un thème susceptible de recueillir l’assentiment des auditeurs autour d’une idée fondamentale qui constitue la raison d’être du rassemblement que constitue la réunion d’un auditoire.
Cette idée est le thème du discours, lequel rejoint le goût des participants à entendre son énoncé, soit en vertu d’un intérêt intellectuel avéré pour le sujet exploré, soit en raison de l’espoir intime à trouver en celui-ci la réponse à un problème existentiel qui engage la raison d’être même de l’auditeur. Mais nonobstant cette distinction, la substance du propos énoncé se comparera, soit à des vues qui ont préalablement acquis, en d’autres contextes, une certaine crédibilité dans l’esprit des auditeurs et qui auront alors acquis, à l’intérieur de son esprit, le statut d’une certitude incontestable, soit à une compréhension implicite relative au thème sur laquelle se fonde une manière d’être coutumière et fortement ancrée dans les habitudes de l’individu — éventuellement d’une manière inextricable —. Il en résultera que, au-delà d’une certaine marge constituant le degré acceptable de l’incertitude que peut recevoir une conviction propre ou de la curiosité convenable suscitée par la nouveauté des idées énoncées, ces implications susceptibles d’être dégagées du propos énoncé, et de leur impact éventuel sur la manière d’être ou la qualité de la vie des auditeurs, sont susceptibles de susciter la dissonance.
Celle-ci acquiert alors une intensité et une proportion telles qu’une contestation s’impose alors chez ceux qui en font l’expérience, dès que l’écart entre les idées énoncées et celles qui, étant présentes dans l’imagination, sont estimées recevables — théoriquement ou pratiquement, pour des raisons morales ou existentielles — excède un seuil de tolérance jugé acceptable in foro interno, mais en tant qu’il exprime un sentiment vital général et collectif. Cette limite, qui est plus ou moins strictement dessinée et qui se manifeste subjectivement par la désolation et plus fortement encore par l’indignation, existe en vertu de schémas théoriques pré-établis dont les principes constituants sont jugés a priori incontestables ou d’espérances profondes qui craignent la douleur d’une frustration grave, lesquels pour l’un et l’autre se fondent sur des expériences existentielles antérieures, dont le propre est d’avoir acquis une valeur sociale dans le sens commun, et sont constituées d’un amalgame d’opinions fondamentales, estimées irréfutables et donc érigées par l’ensemble, par les individus qui le composent et par ceux qui en assurent le gouvernement et la direction, au statut de dogmes épistémiques. Ces opinions sont en même temps accompagnées chez eux du vif sentiment d’une adhésion à celles-ci qui est jugé nécessaire par tous les particuliers concernés, parce qu’il engage le sens même de la vie, ou à tout le moins celui qu’ils souhaiteraient ardemment qu’elle reçût, de sorte que le complexe de la croyance et de la conviction atteint le plan d’une foi existentielle inébranlable, que l’ensemble assume et sanctionne, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans le mouvement collectif qui s’ensuit.
Lorsque l’orateur ou l’écrivain présentent un thème, le critère fondamental de la justesse et de la valeur de son action est en principe la vérité avec laquelle il représente le sujet discuté — même lorsqu’il se constitue en anti-propos — , la prétention étant que le propos spécifiera des principes qui sont universels et nécessaires, c’est-à-dire universels parce qu’ils sont nécessaires et nécessaires parce qu’ils sont universels. L’association intime et complémentaire entre ces deux termes pourrait certes faire l’objet d’une critique — parce qu’une chose est estimée nécessaire en tel temps et en tel lieu, vaut-elle par autant pour tous les temps et tous les lieux ? parce qu’une chose est universelle en tel temps et en tel lieu, est-il pour autant nécessaire qu’elle y soit ou que cela soit pour tous les temps et tous les lieux ? « Vérité en-deçà des Pyrrhénées, erreur au-delà», disait Pascal [Pensées, 94], en reprenant le thème de la relativité des lois que Montaigne avait abordé près de trois-quarts de siècle plus tôt [Essais, II, 12] — .
Nonobstant cette considération cependant, le caractère double de l’universalité et de la nécessité d’un principe pourrait ne pas être évident pour tous, soit en raison du niveau d’abstraction trop élevé du principe, soit de sa complexité qui requiert un travail et une préparation de l’intellect présentement insuffisants à sa compréhension, soit en raison d’un défaut de l’interprétation des signifiants procédant d’une erreur d’émission, de transmission ou de réception de ceux-là, soit en raison simplement de leur irrecevabilité par des consciences déjà habitées par des principes, opposés ou simplement différents, mais néanmoins tenus pour être inébranlables et irréfutables, même lorsqu’elles sont mises en présence d’une évidence clairement présentée et articulée du contraire, auxquels ils accordent au préalable la valeur d’une croyance absolue, indiscutable et indubitable, à partir de laquelle toute déviation, même apparente, constituerait un reniement ou une apostasie.
D’où l’éventualité d’une dissonance intellectuelle qui, pour être levée, aurait recours: soit à la recherche de principes autres et meilleurs, pour ce qui est de la représentation adéquate de la vérité; soit au changement de son terrain thématique, dans l’espoir de parvenir à l’appréhension de vérités justes mais distinctes, susceptibles ultérieurement de compléter la vérité proposée en raison pour celle-ci de participer et de communier à une même instance essentielle suprême — la Vérité grand-v—; soit au retour à une conception thématique antérieure, préalable à celle qui ébranle des convictions ancrées et qui sont déjà, pour l’esprit concerné, le gage et l’évidence de cette Vérité absolue, en dehors, au-dessus et malgré toutes les autres formulations que l’on serait susceptible d’en faire.
Cependant, la lecture — et l’audition qui est son pendant, en un incroyable renversement qui a vu l’action originelle être remplacée par celle qui, avec l’invention de l’écriture et la généralisation de son usage, s’est substituée à elle — suppose qu’une telle fermeture de l’esprit ne s’est pas produite ou qu’une telle fermeté de la conviction ne s’est pas installée pour entraver toute nouvelle interprétation, toute extension et toute exploration en profondeur de la vérité, en tant qu’elle procède, sans la nier ni la sophistiquer, de la Vérité grand-v, dans ce qu’elle comporte de central et de fondamental. En somme, la lecture, comme l’écoute d’ailleurs, supposent une ouverture d’esprit susceptible d’accueillir de nouvelles convictions et de critiquer la vérité énoncée en vertu d’une conception logiquement et éventuellement ontologiquement préalable. Une telle éventualité se pose lorsque le cours de l’histoire a pu en occulter la pertinence et la justesse en l’altérant ou en réussissant à la mettre de côté complètement. Soit que pour accomplir cet effort d’épuration et de raffinement, elle en modifie l’expression reçue afin de la réconcilier avec cette conception, soit qu’elle découvre un rapprochement essentiel des significations qui accorde à la conception énoncée une équivalence effective à celle qui lui pré-existait, soit qu’elle transforme la conception antérieure de manière à la rendre encore plus conforme à la Vérité absolue dont elle s’aperçoit a priori et qui constitue l’idéal de la découverte et de l’apprentissage d’un savoir, en tant qu’elle est l’activité commune à tous les termes productifs de l’action discursive — l’orateur, l’enseignant, l’écrivain et leurs publics respectifs — .
Faire preuve de l’ouverture de l’esprit, dont la présence est implicitement signifiée dans l’acte de lire et auquel fait appel celle-ci pour en confirmer la positivité et l’utilité, c’est encore signaler un désir de connaître: c’est-à-dire de confronter son savoir à d’autres savoirs pour en confirmer la validité ou la remettre en question, un terme qui serait la première étape vers un perfectionnement de la connaissance; d’explorer et d’acquérir de nouvelles perspectives ou d’approfondir et d’étendre un point de vue existant; d’ouvrir de nouvelles avenues de recherche et de propulser vers l’avant des thématiques existantes; de synthétiser une multitude de savoirs ou de concentrer son attention intellectuelle uniquement sur un seul champ de connaissance ou sur plusieurs variantes de celui-ci. Voilà par conséquent quels sont les débouchés sur la voie de la connaissance auxquels prépare une disposition à se pencher sur les possibilités sémantiques, conceptuelles ou imaginatives, d’un texte.
Mais, comme nous l’avons discuté plus haut, vouloir parvenir à la vérité n’est pas avoir atteint à son essence ou à sa compréhension, ni avoir entrepris d’en réaliser concrètement les préceptes qui découlent de cette intelligence. Par ailleurs, cette action, ce déplacement progressif d’un point à l’autre sur la voie de la connaissance dont le point d’aboutissement dans l’infini est l’absolue et unique Vérité grand-v, dont les perspectives infiniment larges, profondes et élevées requièrent un esprit qui illustre une envergure appropriée à l’assimilation correspondante qui serait exigée de lui, suppose un déroulement indéterminé, dont l’ardeur de l’effort et l’intensité de l’engagement doivent rencontrer l’inspiration qui en forme dans l’esprit la matière et la substance de sa conception. Son concept décrit un moment à l’intérieur de l’expérience intellectuelle où s’opère un surgissement inattendu et spontané [l’eurèka d’Archimède, que personnifia avant lui le daimon de Socrate], pour redonner au mouvement de la découverte un élan nouveau, lequel fera cesser une interruption prolongée, qui semblait s’être installée indéfiniment sans issue entrevue.
Car sans l’inspiration, on ne saurait assurer que se produise effectivement un progrès de l’intelligence du lecteur, et la transformation de sa nature qui en résultera immanquablement, en admettant que soient pour l’essentiel discernés tous les champs de la signification du texte et leurs implications profondes et réelles. Cette inspiration sera soit immanente au texte, soit transcendante à lui, par les apports mystérieux qui sont apportés par l’auteur à l’intelligence et à la compréhension du texte et des sens qu’il y a infusés, pour assurer que l’interprétation que l’on en fait et que les évocations auxquelles il autorise sont à la fois justes, claires, compréhensives, approfondies et exactes, c’est-à-dire pertinentes et appropriées au sens originel dont le propos est le porteur. Car, sauf à être oisive, toute action tend à une perfection et les actions diffèrent entre elles seulement pour distinguer la nature de la perfection recherchée, le degré de leur efficace à la réaliser et la complétude de l’accomplissement qui par elle se réalise. Et à bien considérer la chose, au nom d’un traitement exhaustif de la question, même l’action oisive vit un rapport à la perfection en ce qu’elle évoque implicitement la satisfaction éprouvée devant l’excellence du niveau de la perfection qui a été atteint, à tout le moins une résignation devant l’accession à un niveau de perfection jugé suffisant, ou encore la conclusion que les causes de l’instauration de l’état actuel sont suffisamment inébranlables et réfractaires à une critique, pour invoquer à une prudente réserve devant les motifs de leur proposer des améliorations.
Ainsi, lorsque l’on affirme que lire, c’est parvenir à la vérité, c’est affirmer à la fois la croyance en l’existence de connaissances ignorées à établir ou de nouvelles connaissances à découvrir, le tout en supposant que celles-ci, pour qu’elles s’énoncent avec fidélité et constance, se fondent sur une condition primitive qui autorise à une telle qualité d’action, une substance primordiale et intégrale qui se révèle à la conscience avec l’effort de l’appréhender de manière à ce que celle-ci puisse accorder la pleine confiance à sa représentation, qu’elle correspond effectivement et adéquatement à l’essence de la chose aperçue et que, toutes les autres choses étant égales, cette perception restera invariable en l’absence de la variété des circonstances sous lesquelles elles sont aperçues. — Plérôme.