Il y a, dans tout acte de lecture, un aveu implicite: celui de
l’ignorance, c’est-à-dire d’une absence épistémologique que le texte et
son contenu seraient susceptibles de combler. Il y a aussi, pour
accompagner ce manque, à la fois le sentiment et la prise de conscience
chez le lecteur qu’il existe cette carence et la présence en lui d’une
humilité qui ne craint pas de reconnaître ses lacunes, ni n’exprime
aucune réserve à s’appuyer sur les connaissances d’autrui afin de
combler son déficit.
L’ignorance dont il s’agit est
bien sûr relative: car qui peut en réalité se targuer de posséder la
totalité du savoir d’une manière infuse et de ne point requérir des
lumières extérieures afin d’apporter des informations et des savoirs
nouveaux pour éclairer sa conscience et l’inspirer de jugements et
d’interprétations qui compléteront et amélioreront les siennes propres,
en même temps qu’elles contribueront à la formation de conceptions plus
justes et plus conformes à la réalité.
— I —
Même Socrate [~ 470 - ~ 399], qui
prétendait ne rien connaître et se fiait à l’inspiration de son daimon,
de cette Muse qui, selon Diogène Laërce [Livre II, §44], infusait
son propos et en assurait à la fois l’éloquence, la pertinence et la
véracité, devait bien reconnaître que cette voix intérieure n’était pas
étrangère à l’expérience préalable du Philosophe et qu’elle fondait son
action sur l’existence d’un fond épistémologique réel, auquel elle
accordait une forme nouvelle. Ce substrat était le garant, pour contrer
l’éventualité d’un propos éventuellement erroné, du genre, fantaisiste
cependant, de celui que serait enclin à insuffler le Malin Génie de
Descartes, de la possibilité de reconnaître dans le propos énoncé sous
inspiration la matière d’une erreur, si jamais une telle erreur
survenait.
De ce que Socrate n’ait jamais eu
à déplorer une telle errance de l’esprit atteste admirablement bien de
la fiabilité et de l’honorabilité, et peut-être même à l’occasion de
l’infaillibilité de sa Muse. Mais ce fait n’enlève rien à la présence
en ce grand penseur d’une faculté critique propre à la nature humaine,
dont l’évidence chez ses concitoyens ne s’est pas fait attendre, voire
de manière imparfaite, comme en témoignent amplement les reproches
injustifiés qui lui furent adressés et dont il se défendit tout au long
du procès qui le condamna injustement. D’ailleurs, peut-on se défendre
avec justesse — même sans succès — de propos malveillants ou de
conclusions iniques sans faire preuve soi-même d’un esprit critique,
c’est-à-dire d’un esprit critique aussi développé que le plus tenace et
le plus habile de ses adversaires et qui parvient à identifier les
faiblesses de leur argumentation pour les réfuter et ainsi parer aux
effets nuisibles de leurs propos accablants ? Affirmer une telle
proposition équivaudrait en même temps à dénier à ceux-ci une faculté
dont ils font admirablement preuve, voire avec malveillance et avec la
plus inique des intentions, en imputant à tort à un tiers, en vue de le
perdre, des attributs qui lui sont tout-à-fait étrangers.
Si l’on propose que la faculté de
la connaissance de Socrate était exceptionnelle et que par conséquent
elle se distinguait radicalement de celle de ses contemporains, pour
des raisons qui échappent à notre entendement, mais qu’il aurait
appartenu à Socrate d’élucider, si cela s’était avéré nécessaire;
l’état exceptionnel de la situation exigerait, si l’on admettait cela,
soit que l’on s’interrogeât sur l’intelligence philosophique du Père de
la morale et des conclusions auxquelles elle disposait, soit que l’on
remette en cause celle de ses congénères. Or, en prétendant ne rien
savoir, Socrate éludait que surgisse ce dilemme et ainsi se préservait
de faire naître un débat qui aurait été aussi inutile que stérile —
étant la conséquence inévitable d’une valorisation exclusive des
savoirs respectifs — .
Car, en invitant à une escalade de
la démonstration des savoirs, il se serait engagé sur une voie qui
risquait d’illustrer plutôt la qualité contraire à celle dont il
souhaitait démontrer l’existence, puisque le propre du véritable savoir
est d’inspirer l’action sage. Il n’y aurait donc eu aucune sagesse à
vouloir faire preuve d’une compréhension et d’une profondeur du savoir,
en l’absence de l’acte qui en illustre éminemment la présence. Une
telle incongruité aurait fait mentir la Pythie, laquelle avait un jour
déclaré que Socrate était de tous les hommes, celui qui est le plus
sage [PLATON. Apologie de Socrate; 021a; DIOGÈNE LAËRCE. Livre II,
§37]. Nonobstant qu’en agissant ainsi et en cédant à l’orgueil de
concourir à illustrer une éventuelle supériorité sapientielle, l’action
de Socrate aurait eu pour effet de faire mentir cette prêtresse
d’Apollon, dont la vérité du propos était réputée émaner de l’esprit
même du dieu de la vérité et des oracles. Or, il eût été tout-à-fait
inconcevable, pour ne pas dire absurde, que le Philosophe niât une
qualité qui était intime à sa nature et que la prêtresse avait reconnue
en lui et publiée avec son oracle, à une époque où la réalisation et
l’actualisation de l’être était, pour tout philosophe, l’ultime
aspiration et la quête quintessentielle.
L’ironie était le moyen rhétorique
employé par Socrate afin d’obliger ses protagonistes à reconnaître les
faiblesses de leur discours, des arguments qu’ils mettaient de l’avant
et des opinions qu’ils formulaient. C’est effectivement ce que nous
révèlent les dialogues de Platon, lorsqu’il nous représente un Socrate
qui interpelle les arguments de ses adversaires par un questionnement
incessant, ciblé et judicieux, ainsi que par une vérification constante
de l’interprétation qu’il en faisait. S’en référant à leur intention
dialectique, il tentait ensuite de montrer en quoi l’interlocuteur se
contredisait ou encore n’épuisait pas toutes les possibilités de son
raisonnement, au moyen d’une exégèse synthétique irréfutable, effectuée
sur le propos clarifié dont il avait ainsi encouragé l’énonciation.
Bref, l’ironie socratique accule
ses adversaires à une prise de conscience, à savoir celle que, si
habiles et si ingénieux fussent-ils à concevoir la réalité et à en
proposer une théorie, afin d’illustrer la compréhension qu’ils en
avaient à l’intérieur du discours construit à cet effet, selon le
regard sous lequel il la considérait, cette spéculation n’en demeurait
pas moins un point de vue parmi d’autres. Ce qu’était susceptible
d’attester apparemment le fait de la prolifération de théories
divergentes formulées sur une même question, autant dans l’histoire de
la philosophie qui culminait avec les contemporains de Socrate, que
dans leurs perspectives innovatrices et ouvertes sur l’avenir. Et de
mener à conclure que, s’il y avait des recoupements dans leurs contenus
respectifs, lesquels pouvaient constituer un refuge contre les
négateurs trop radicaux de la philosophie, comme pouvant proposer une
connaissance qui soit quelque chose d’absolument certain et assuré — la
thèse de Pyrrhon [~ 360 - ~ 270] qui affirmait l’insaisissabilité de la
connaissance et la nécessité de la prudence épistémologique, fondée sur
la suspension du jugement, n’était pas encore formulée, mais elle était
certainement entrée dans sa phase de gestation culturelle et historique
—, les oppositions et les contradictions étaient suffisamment
nombreuses à l’intérieur des différentes doctrines pour que l’on ne
puisse pas raisonnablement éviter de mettre en doute leur homogénéité
ou encore la possibilité, pour l’une d’entre elles, de dogmatiser en
revendiquant posséder la vérité unique, fondée sur un principe
transcendant, absolu et distinct, suffisamment universel et englobant
pour constituer celui en lequel tout autre principe se résorbe.
Or, une telle compréhension repose
sur l’une de deux attitudes opposées. Celle qui, en premier lieu,
accomplissait la destruction des fondements sur lesquels s’érige la
pensée d’un congénère philosophe, et avec cela sa crédibilité ainsi que
son autorité à découvrir et à énoncer des vérités intelligentes et
irréfutables ainsi qu’à recevoir l’admiration de ses concitoyens,
d’ainsi illustrer un tel talent. Mais, en second lieu, il y avait aussi
celle de faire prendre conscience que, malgré la brillance du propos et
la solidité des thèses échafaudées, il y avait toujours lieu, en
scrutant ses convictions et en apercevant quelles en seraient les
assises profondes et les fondements inébranlables, de dépasser même la
plus haute et la mieux articulée des pensées et de parvenir à un point
qui définissait le terme en lequel toutes les pensées étaient
susceptibles de se rencontrer, puisque cette limite constituait le
point ultime et final vers lequel pouvait et devait nécessairement
tendre toute pensée qui se voulait adéquate, complète et achevée. En
somme, le principe sous-jacent proposait que, si la conscience pouvait
espérer parvenir à un absolu épistémologique qui rencontrerait en
puissance l’aval de tous, sont germe reposait déjà à l’intérieur d’une
nature intellectuelle que tous ont en partage, sans quoi la recherche
philosophique de la vérité serait vaine et prétentieuse, tout en se
préservant d’avoir à se consacrer à des activités véritablement
significatives.
Certains voudront peut-être
opposer à cette conception qu’elle est anachronique, puisqu’elle
anticipe sur une conception qui a fait la gloire du XXième siècle, avec
la notion du point-oméga teilhardien. Mais il suffit de se rappeler
que, avant Socrate, qui selon la tradition en fut peut-être l’auditeur
— et qui sait, le maître —, a vécu Anaxagore [~ 500 - ~ 428], pour qui
l’Intellect divin (le Nous) est l’agent ordonnateur du monde — il
s’agit de la conception d’un monde éternel, en lequel n’entrait aucune
éventualité d’une création originelle — et avant celui-ci, Anaximandre
[~ 610 - ~ 546], qui posa que l’archè, c’est-à-dire le premier principe
physique du monde, est l’Illimité (l’apeiron), dont toute possibilité
ultérieure est issue. Il serait peut-être judicieux d’ajouter à cette
courte liste le nom d’un autre philosophe, Protagoras [~ 485 - ~ 411],
dont hérita, mais en contrepartie de ceux-là, la tradition
philosophique de l’époque socratique. Celui-ci fut l’inventeur de la
dialectique des conceptions opposées, dont on retrouvera la
manifestation et l’épanouissement suprême chez Hegel: il concevait
l’homme comme étant la mesure de toutes choses et posait qu’il était
légitime de mettre en doute l’existence des dieux, c’est-à-dire la
réalité d’êtres intelligents qui étaient en même temps supérieurs à
l’homme et constituaient en définitive les formes actives et
directrices de son destin. Selon Diogène Laërce, qui rédigea son
histoire de la philosophie au IIIième siècle de notre ère, il aurait
été le premier à utiliser le mode d’argumentation dialogique,
caractérisé par l’alternance de courtes questions et de réponses, une
technique que Socrate adopta et perfectionna par la suite à l’intérieur
de sa méthode maïeutique.
Avec ces brèves distinctions, qui
ne font qu’affleurer les doctrines respectives des ces penseurs, il est
possible d’entrevoir leur séparation en deux positions qui, si elles ne
sont pas contradictoires, proposent néanmoins des conceptions
diamétralement distinctes et mèneront à la séparation en deux camps qui
en défendront respectivement les thèses. D’une part, il y a le camp
intellectuel et spirituel de l’Ionien Anaximandre et de l’Athénien
Anaxagore, qui proposent l’idée d’un principe transcendant, idéel et
formel pour le second (l’apeiron), actif et ontologique pour le premier
(le Nous), comme étant ultime et originel à la constitution du cosmos.
D’autre part, il y a le camp agnostique et humaniste de Protagoras, qui
affirme l’impossibilité pour l’intellect d’en arriver à aucune
connaissance des choses et des êtres transcendants, en raison pour ces
entités d’échapper entièrement aux sens et pour l’homme de pouvoir
vivre suffisamment longtemps pour en acquérir une idée adéquate. En
même temps, il voit en l’homme le terme et l’aboutissement de toutes
choses, autant les choses de la nature, de celles qui existent
concrètement, que les choses de la raison, de celles qui sont
inexistantes. De plus, ce dernier prône la relativité épistémologique
en constatant que, pour toute chose, il y a toujours des points de vue
opposés et qui entreront éventuellement en rivalité.
— II —
Où se situait Socrate parmi ces
penseurs ? Nous pourrions légitimement concevoir que, selon la
doctrine, il était du côté des philosophes transcendants, en raison de
sa théorie de l’âme et des dieux, mais que, en vertu de la méthode
dialectique, il était du côté de l’agnostique Protagoras et des
sophistes qui lui succédèrent dans la vie philosophique d’Athènes. Nous
proposons que, pour en comprendre l’originalité et la raison d’être, il
serait utile de situer l’ironie socratique, que nous avons abordé plus
haut d’une manière générale, à l’intérieur de ce bref tableau
historique de la philosophie.
Étant un homme inscient, ne
pouvant par conséquent asseoir ses opinions sur aucune connaissance, il
en découlait que Socrate devait se fier aux connaissances légitimes et
réelles d’autrui afin de prétendre en acquérir lui-même. Cette thèse
fondamentale constituait la justification de sa position inquisitive et
du questionnement éclairant qu’il adressait à ses interlocuteurs. Car
ceux-ci, ayant acquis la réputation d’être savants, et donc pouvant
prétendre détenir la vérité et par conséquent les connaissances qui
l’illustreront, seraient clairement aptes à combler le manque qui
apparaissait dans le savoir de Socrate — à la manière d’un enfant
naissant qui vient, à un moment ponctuel, enrichir le monde de son
avènement — , à une époque où l’on ne distinguait pas encore le savoir
et la pédagogie qui était le moyen de sa transmission. Que Socrate ait
eu une doctrine systématique implicite, à l’époque où il exerçait sa
vocation de maïeuticien, nous pouvons en être certain, autrement il
n’aurait jamais eu le loisir d’entrer en commerce philosophique avec
les philosophes qui étaient ses éminents contemporains, et encore moins
de les fréquenter en maître, mais il aura fallu à ses disciples — si
l’on s’en fie à Platon — attendre le moment de sa mort pour connaître
la véritable profondeur de son contenu formel, énoncé directement à
leur intelligence, sous la forme d’un testament philosophique confié à
leur entendement avant qu’il n’absorbe le breuvage mortel, conformément
à l’arrêt de ses juges, plutôt que présenté à leur compréhension, à la
manière d’une action théâtrale, en laquelle se retrouvaient des
protagonistes engagés à débattre leurs idées à l’intérieur d’un
dialogue philosophique, comme nous le rapportent les écrits de Platon.
Que l’enseignement de Socrate fût
une connaissance, voilà ce qu’il faudrait approfondir, à la lumière
surtout de l’incroyance de Protagoras et des autres Sophistes pour qui
aucune vérité grand-v n’existait et qui donc se satisfaisaient de la
prépondérance des opinions, pour en établir la crédibilité probable, en
l’absence de tout critère épistémologique réel — sauf peut-être celui
de l’évidence des sens dont Descartes a démontré combien trompeuse elle
serait —, en constatant toutefois que ces vues étaient conditionnées
par le rapport de l’opinant à la réalité ambiante (une même température
sera estimée froide parce qu’elle fait frissonner un tel en même temps
qu’elle sera jugée tiède si elle évite à tel autre un tel désagrément).
Car le tout de la conviction socratique reposait sur une connaissance
métaphysique — que Platon nommera abstraitement Idée et logos et
qu’Aristote après lui personnalisera sous la forme de Dieu, le premier
Moteur bon et intelligent —, alors qu’elle cherchait à se transmettre à
l’intérieur d’un univers philosophique qui était réfractaire à de
telles spéculations. Comment autrement la caractériser réellement qu’en
la nommant une inscience, lorsque le savoir socratique s’oppose à celui
d’un auditoire composé de détracteurs convaincus, endurcis et aguerris,
ouverts à toutes les conjectures, sauf à celles qui éventuellement
fonderaient leurs réflexions, leurs déduction et leurs conclusions sur
une connaissance accessible uniquement à la vision intérieure et à la
perception intime de l’intelligence et de l’esprit ?
Afin de parvenir à persuader ses
interlocuteurs, Socrate, en bon dialecticien et en pédagogue engagé
qu’il est, se situe sur le même terrain «dianoétique» qu’eux, celui
d’un humanisme radical doublé d’un agnosticisme complet, afin
d’illustrer un «quelqu’autre chose» qui puisse exister en dehors de
cette conception fermée, fondée pour l’essentiel sur les thèmes
sensibles et refusant les conceptions transcendantes, assimilées à ces
fables mythologiques dont on ne saurait dire qu’elles en sont issues ou
si elles avaient adopté par prudence cette forme privilégiée pour les
transmettre. L’on remarquera que la démarche kantienne aboutit à un
résultat analogue puisqu’elle qui part du phénomène sur lequel agit la
conscience pour en induire les idées a priori universelles et
nécessaires, voire indéterminées, et ultérieurement fonder l’idée de
Dieu à partir de la nature morale de l’homme, en tant que l’Être divin
serait l’unique principe susceptible d’établir et de garantir cette
moralité. Que cette rationalité soit dite transcendantale n’altère rien
au fait qu’elle part de la dimension sensible de la raison pour accéder
à un univers suprasensible, peuple d’être de la raison dont la réalité
intellectuelle ne comporte aucune consistance sensible.
L’incroyant utilisant volontiers
l’argument des sens, comme fournissant le critère irréfutable d’une
évidence universelle et nécessaire, parce qu’elle est accessible au
sens commun et à tout esprit susceptible de la constater — sauf
peut-être ceux dont la compétence sensible pourrait être remise en
cause en raison d’un déficit physique regrettable —, il serait donc
nécessaire, afin d’illustrer la réalité de l’objet d’une conception qui
échappe — a priori — à l’évidence des sens, puisqu’il participe
essentiellement au monde de la pensée, d’en démontrer éventuellement le
germe dans la pensée du détracteur. Car toutes les pensées et toutes
les consciences participant d’une même nature — autrement elles ne
sauraient revendiquer une identité commune que recouvre le concept qui
la désigne —, la possibilité pour l’une d’associer l’étant
transcendantal de la vérité à une perception suprasensible devrait
également exister en chacun et en autrui, et même en un autrui
agnostique, auquel l’histoire attribuera plus tard le vocable de
sceptique. Sauf à admettre, de manière tout-à-fait anachronique, que la
nature humaine serait constituée de types irréductibles les uns aux
autres qui, comme en ce cas-ci, porteraient les consciences à
appréhender une même réalité sous deux aspects diamétralement
distincts, en violation explicite du principe de contradiction.
En procédant d’une manière qui
suscite, à l’intérieur de la conscience agnostique, l’intuition de son
insuffisance, à fonder réellement et absolument jusqu’à ces certitudes
sensibles qu’elle tenait pour être intimement assurées et garanties, en
raison d’une évidence fondée sur une capacité perceptive que tous ont
en partage en vertu d’une nature organique commune, sans néanmoins
détruire, ni la faculté qui opère cette intuition, ni l’espoir que
celle-ci peut légitimement cultiver de parvenir un jour à une vérité
indubitable et irréfutable, Socrate réussissait d’une pierre deux
coups. D’une part, il protège les prétentions de la philosophie à
étayer son activité sur un résultat probant, qui est nul autre que la
formulation d’une vérité, voire qu’elle ne fût pas spécifiée ab origino
ni même susceptible d’être déterminée. Et d’autre part, il illustre en
quoi la finitude de la pensée, telle que démontrée par l’expérience de
la découverte de la précarité effective de conceptions auparavant
jugées inattaquables, ne constituait pas la fin de la pensée, mais
procurait plutôt l’occasion d’atteindre à une sagesse amplifiée et
améliorée et à un nouveau commencement établi sur de meilleurs
fondements, lesquels sont dorénavant susceptibles de mener à
l’acquisition d’une vérité plus compréhensive, plus parfaite, plus
profonde et par conséquent plus féconde.
Ainsi, le principe de la
relativité de la vérité que posa Protagoras conservait tout son sens,
en ce que, se découvrant associée, non plus à l’être particulier de
chacun et à la compréhension des choses qui tombaient sous la
considération de la conscience individuelle, mais à une carence, un
manque, une insuffisance qui laissait en présager d’une plénitude dont
ces états négatifs sont l’absence, elle laissait supposer et anticiper
sur l’existence d’un absolu qui puisse réaliser cette plénitude, voire
d’un absolu encore indéterminé, et la possibilité pour la conscience
d’y atteindre. De plus, puisqu’ils étaient susceptibles d’être éprouvés
par chacun, la vacuité qui en était la manifestation offrait à tous un
seuil dont le franchissement annonçait, avec la continuation de la
progression entamée avec le mouvement initial, le passage d’une
plénitude moindre vers une plénitude plus grande, jusqu’au terme de la
plénitude absolue.
Et comme cet absolu devait de
toute nécessité être suffisamment vaste et profond pour embrasser la
totalité du concevable, non seulement du concevable réalisé depuis
l’origine, mais aussi du concevable réalisable jusqu’au terme du monde
et de l’exercice de la conscience sur lui et à l’intérieur de lui, il
laisse entrevoir, en même temps qu’un Nous archaïque, l’Intellect qui
se développe, s’actualise et se réalise, un horizon illimité, cet autre
archè qu’est l’apeiron, susceptible d’englober toutes les possibilités
que la plénitude de la vérité serait susceptible de revêtir, grâce à la
réalité et à l’effectivité du Nous. Puisque le Nous susceptible de
concevoir et éventuellement de réaliser l’apeiron de la plénitude de
l’absolu doit être à la mesure de celui-ci, et que l’homme ne saurait
prétendre se découvrir être la cause efficiente originelle, ni du Nous
ni de l’apeiron, ne sachant être la cause de son être en lequel
s’exprime la pensée, ni du monde qui spécifie l’horizon au-delà duquel
l’Illimité trouve son extension, et que donc lui échappe l’altitude du
dessein, assortie de sa véritable possibilité effective, en vertu
desquels autant le Nous que l’apeiron sont doués de réalité, l’homme
cesse d’être la mesure de toute chose, tout en ne cessant pas
éventuellement de participer, par sa conscience, à ce qui le serait,
c’est-à-dire au Nous, à l’Intellect divin et organisateur du monde,
autant le microcosme sublunaire que le macrocosme supralunaire. Voilà
ce qui nous semble être le motif profond, par Socrate, de l’emploi de
l’ironie, c’est-à-dire la nécessité de répondre à une espèce de censure
tacite, qui définit une ambiance culturelle et philosophique qui se
constitue en demeurant entièrement réfractaire à des conceptions
métaphysiques, lesquelles seront rétablies plus tard, mais selon une
manière, une perspective et une dynamique différentes, par Platon et
Aristote, les deux autres piliers de la philosophie antique. Ainsi, la
méthode ironique révélerait simplement une art, une teknè, qui répond
avec tact et justesse à la force apparente des enseignements des
sophistiques, qui n’allouait pour aucune explication métaphysique
susceptible de recruter un niveau de compréhension qui dépassât leur
conception empirique de la réalité, en utilisant un processus que ne
sauraient renier ceux-ci, puisqu’il est issu directement du fondateur
de cette école, c’est-à-dire Protagoras.
— III —
Il importerait cependant d’aborder
une autre considération, si l’on désire posséder une compréhension
claire et intégrale de l’ironie socratique et de la position de
l’inscience qui est à la source de cette disposition. Comprenons
d’abord que l’ironie n’est pas une raillerie, ni même une feinte, car
si les adversaires de Socrate se retournèrent contre lui pour demander
ultérieurement sa mort, ils ne se sentent ni insultés, ni autrement
lésés par son approche, au moment où Socrate les interroge. Autrement,
ils auraient immanquablement ressenti ces états s’il leur était resté
l’impression que Socrate avait abusé de leur amour-propre, lorsque
celui-ci vivait et enseignait au milieu d’eux.
C’est que l’ironie socratique est
une approche pédagogique légitime et non pas le moyen de semer et
d’entretenir la confusion chez ses détracteurs, de susciter la dérision
devant leur embarras et ainsi de favoriser leur humiliation. Si un
embrouillement naît à l’intérieur de leur esprit, suscitée qu’elle est
par l’interrogation habile du Moraliste, l’hésitation qui
accompagnerait leur incertitude apparaîtrait pourtant à ceux-ci comme
étant salutaire, puisqu’elle est issue d’une relation authentiquement
pédagogique qui met en relation le maître et le disciple, et souvent
deux maîtres. Qui plus est, le dialogue qui s’engageait entre eux
s’inscrivait dans le cadre d’une réciprocité et d’une mutualité
respectueuses qui caractérisaient des citoyens libres et égaux, tels
qu’ils appartenaient à la société athénienne, en quête d’une
connaissance qui leur échappait toujours et après laquelle ils
aspiraient, chacun avec leurs moyens propres et l’effort mis en œuvre
pour l’atteindre.
Ce n’était pas que Socrate se
montrait incapable du genre de réaction hyperbolique que l’on associe
souvent à de l’insolence, comme lorsqu’il exigea d’être nourri au
prytanée jusqu’à la fin de ses jours afin d’expier la peine subséquente
à sa condamnation à mort, obtenue initialement par une mince majorité.
Ainsi, ses juges, au lieu de commuer et d’alléger sa peine — par un
bannissement par exemple, devant l’attitude plus conciliante d’un
Socrate mortifié —, votèrent sa mort à une plus grande majorité
encore. Mais cette impertinence manifeste, qui ne pouvait pas ne pas
être intentionnelle, était plutôt celle d’un homme libre et vertueux,
lésé dans ses droits civiques et conforté par la conscience de son
innocence et de sa piété sincère et véritable ainsi que l’assurance
qu’elles lui permettaient d’afficher, devant un tribunal convié
expressément pour juger avec iniquité d’une accusation fabriquée,
portée contre un homme qui n’avait cessé d’œuvrer pour le bien-être de
ses concitoyens et pour le triomphe de l’authentique philosophie, celle
qui fondait ses prétentions sur un désir sincère et désintéressé de
parvenir à la vérité et de réaliser la justice, en même temps qu’elle
incitait à découvrir les moyens intellectuels qui permettraient d’y
arriver et de transmettre à ses congénères le fruit de ses recherches,
pour le plus grand bienfait de tous (y compris celui de Socrate) et
celui de leur postérité.
D’autant que la qualité éminente
de Socrate à assumer cette mission avait été attestée par une prêtresse
d’Apollon et que, en le traînant devant le tribunal de l’Héliée, ses
accusateurs se rendaient coupables ipso facto du crime même qu’ils
imputaient au Sage, c’est-à-dire le crime d’impiété. Une telle moquerie
de la sainteté et de la probité des institutions judiciaires
athéniennes n’était pas sans inviter la raillerie, ou tout au moins une
dénonciation, de la part de toute personne dont la moralité et la
probité étaient au-dessus de tout reproche ou soupçon — comme c’était
le cas pour Socrate — qu’une telle incongruité ne saurait laisser
indifférente et ne pas heurter profondément.
Il y a des audaces qui n’en sont
pas et, afin de mieux illustrer encore l’écart abyssal entre le sort
que Socrate méritait de connaître et celui qui lui est préparé, en
reconnaissance de son dévouement désintéressé envers la Patrie,
lorsqu’il utilisait à bon escient son génie philosophique afin
d’exhorter et d’encourager ses concitoyens athéniens à la culture de la
vertu et de la sagesse, des dispositions et des qualités qui sont
essentielles à tout homme respectable, considérons que Socrate manda
une récompense qui était à la fois proportionnelle aux bienfaits
accomplis et en tous points conforme à l’usage athénien, dès que la
Cité entreprenait d’honorer un de ses citoyens illustres, tout en
pressentant sûrement qu’il rencontrerait l’incompréhension et la furie
haineuse de ses juges, assortie d’une fin de non-recevoir et de
l’exigence d’une surenchère de la peine. Que l’on érigea ensuite ce
mandement courageux et intrépide en vile effronterie, cela ne faisait
que mieux apparaître combien était honteuse la fausseté en laquelle
baignaient autant la procédure judiciaire qui accablait ce philosophe
que le climat social, politique et philosophique qui l’engendrèrent.
Que de grandeur d’âme en cet homme qui s’en remet, sans ressentiment ni
amertume, aux décrets de la Divinité pour justifier une fin que l’on ne
saurait même pas qualifier d’ignoble, car «il n’y a aucun mal pour
l’homme de bien, ni pendant sa vie, ni après sa mort» [Apologie, 41d] !
— IV —
Comprenons surtout que cette
magnanimité illustre le désir de ne pas succomber aux pièges de
l’éristique de Protagoras, pour qui un même sujet devait toujours
susciter des discours mutuellement opposés. C’est à une telle
phénoménologie dialectique que s’adressera Hegel, plusieurs siècles
plus tard, lorsqu’il formula sa théorie des trois moments dialectiques
(de l’affirmation, de la négation et de la négation de la négation, que
résume et permet de dénouer le concept de l’Aufhebung, de la
sursomption, en engageant l’Esprit sur la voie d’un avenir dont on ne
saurait affirmer spontanément cependant qu’elle est optimale, en regard
de la destination que réserve à la raison, en vertu cette entéléchie
présumée, la conception hégélienne), lesquels sont au service de la
vérité vers lequel tend la complétude de l’Esprit se réalisant.
D’ailleurs, à l’éristique de
Protagoras, Socrate oppose la maïeutique, c’est-à-dire l’art
d’accoucher, appliqué non plus à l’obstétrique qui en a inspiré la
généralisation aux affaires de l’esprit, mais à l’action d’engendrer,
de donner le jour à la pensée ou au jugement d’un protagoniste
philosophique, tel que cet art se découvre en la conscience qui en fait
preuve. D’ailleurs, c’est une pratique qui n’est pas sans évoquer la
théorie de la réminiscence platonicienne, puisque l’on ne saurait
illustrer une connaissance enfouie au fond de sa conscience, sans
qu’elle n’y fût auparavant générée par l’expérience, sauf à supposer
que les savoirs procéderaient de l’apparition spontanée de leurs formes
à l’intérieur de l’esprit ou encore qu’ils naissent tous matériellement
(et non simplement formellement) d’idées a priori, nécessaires,
immuables, universelles et éternelles. Ainsi, loin de se mettre en
opposition avec son interlocuteur, il accompagne le mouvement naturel
de son esprit, pour en faciliter le développement intérieur et
l’extériorisation sous la forme d’un discours, énoncé individuellement
à autrui ou prononcé collectivement devant une assemblée. Car alors, le
mouvement de l’esprit réalise un mouvement qui est conforme en tous
points à la nature de son esprit et qui est fécond en possibilités
intellectuelles et conceptuelles, bref en théories adéquates sur la
nature du monde et sur l’essence des choses, y compris de la conscience
et des ses possibilités infinies.
Ainsi, l’approche de Socrate, qui
se fonde sur le désintéressement personnel appliqué à la découverte,
par autrui, de ses possibilités noétiques intimes, promises à la
génération et au développement de nouvelles théories, lequel est en
réalité le surgissement d’une conception latente qui n’attendait que le
moment opportun pour se révéler et la manifestation du pédagogue pour
en faciliter l’extraction et l’expression, devient une manière
d’objection au point de vue de Protagoras. En effet, celui-ci supposait
des thèmes universels — même à l’échelle de considérations strictement
humaines — et peut-être même éternels, pour lesquels on ne saurait
arriver à aucune résolution effective, puisqu’il existera toujours la
possibilité qu’éclose une opposition radicale entre des positions
susceptibles d’être défendues à l’intérieur de ces sujets, en raison de
l’aventure qui met en présence des esprits dont les conceptions ne sont
ni identiques, ni même compatibles, dès que l’on se trouve en l’absence
d’une conception universelle et transcendante qui puisse rallier les
contradictions et départager les théories contraires.
La vérité est, aux yeux de
Protagoras, doublement perspectiviste, c’est-à-dire relative aux
différents points de vue sous lesquels la réalité se considère et se
comprend, et de plus se rapportant à l’être de l’homme seulement, sans
possibilité d’évoquer une réalité et une agence transcendantes qui la
fondent et qui ressortissent part conséquent à un critère
épistémologique extérieur à l’homme, contre lequel en comparer et en
juger le degré de la vérité des principes, des propositions et de leur
signification en général. Elle ne saurait donc être unique et
universelle et elle se contentera plutôt de siéger historiquement et
ponctuellement sur les esprits en tel temps et en tel lieu, au gré des
époques, des cultures et des individualités qui composeront
perpétuellement avec elle d’une manière éventuellement contradictoire
et dialectiquement sans issue, pour laquelle la recherche du principe
susceptible de la rendre intelligible conduirait à spécifier la notion
de fatalité comme pouvant seule en expliquer l’occurrence. Et sauf à
proposer qu’un tel état des choses serait complètement aléatoire — une
conclusion inhérente à l’emploi du concept de fatalité, qui naît dès
que l’impossibilité entrevue d’effectuer la découverte du sens à
attribuer à l’expérience rend improbable qu’une intelligence ne préside
à sa genèse, à son actualisation et à son déploiement — , une telle
élucidation apparaîtrait insuffisante à ces consciences qui, ayant
découvert le principe de causalité, s’interrogent sur sa nature et
celle de ses manifestations à l’intérieur de la réalité, sous la forme
des causes initiales et finales, telle que celles-là se présentent
uniformément, mais d’une manière diverse et localisée, aux différents
esprits qui sont exposés à elles et affectés par elles, ce qui porte à
vouloir s’interroger à leur sujet.
Socrate ne saurait refuser de
s’adresser à cette phénoménologie des opinions et des théories
contraires, comme il ne saurait minimiser les problèmes qu’elle pose à
la conscience qui pressent la possibilité d’une vérité unique et
universelle, fondée dans une réalité et sur l’existence d’un être
supérieur à l’homme, pour en subsumer, sans les nier ni en étouffer les
virtualités, autant la pensée que l’existence. Seulement, il se situe
aux deux pôles qui sont issus d’une telle théorie: le pôle originel des
consciences naissantes, pour en appréhender la possibilité,
concurremment au mouvement intérieur et autonome de leur
épanouissement, et en réfléchir la nature, ses significations et ses
éventuelles ramifications; ainsi que le pôle terminal d’un état de
conscience collectif qui, ayant peiné à résoudre les antinomies, les
contradictions, les oppositions, les négations et les exclusions qui
s’offrent à lui, parvient néanmoins à s’élever au plan épistémologique
jusqu’au règne de l’Esprit qui est unifié, absolu et parfaitement
accompli.
Cette conception peut sembler
anticiper déjà la logique hégélienne, lorsque l’on considère la
finalité proposée, qui est nulle autre que la plénitude de la
réalisation de l’Esprit dans l’histoire, mais le processus dialectique
qui y mène, n’étant pas spécifié, quant au mouvement qui lui est
inhérent, comme c’est le cas chez Hegel — et donc pouvant être tout
autre ou encore se manifester en l’une de ses variantes —, un tel
silence nous mettrait en garde contre une conclusion aussi prématurée.
Par ailleurs, elle autoriserait néanmoins à laisser supposer une
confiance en l’entéléchie inhérente à la substance de la pensée qui,
malgré les obstacles qui se présentent à elle, trouvera en elle-même
les ressources et la dynamique vitale, constante et inépuisable, grâce
auxquelles elle parviendra éventuellement à dominer entièrement les
embûches qui parsèment éventuellement son chemin et les obstacles qui
entravent son cours naturel et son épanouissement spontané.
— V —
En somme, en faisant un usage
fécond de la maïeutique, Socrate choisit de se positionner sur les
hauteurs intellectuelles et d’adopter une perspective panoramique, une
vue d’ensemble qui, étant plus élevée et plus complète, comme il
convient à un esprit excellent et supérieur, l’autorise à refuser tout
parti-pris et de trancher en faveur d’aucune des positions
philosophiques aptes à s’opposer et se contredire, pour uniquement
tenter de faire naître la réalisation que, peu importe quels seraient
les antagonismes et les protagonismes idéologiques, il existe deux
archès, un qui est Principe, l’Illimité (l’apeiron), et l’autre qui est
Être, l’Intellect (le Nous), lesquels sont ensemble les garants ultimes
d’une éventuelle réconciliation des consciences.
Ainsi, tous les facteurs
susnommés, qui, en raison des tensions qui les opposent et les dressent
les uns contre les autres, opèrent la division des théories et des
discours, pour entraver le mouvement qui autrement les ferait tendre
vers l’unité, car ils les portent à s’embourber dans le magma informe
de la diversité théorique et pratique, trop désorganisée pour qu’elle
permette d’entrevoir la découverte d’un sens, se dissoudront alors et
disparaîtront un jour, lorsqu’ils baigneront dans la lumière
chaleureuse et rassurante de la vérité, à laquelle parviendront les
consciences qui se seront — voire indirectement — laissé guider par le
rayonnement salutaire des archès transcendants du Nous et de l’apeiron.
Mais uniquement à la condition immanente de la participation suffisante
de chacune des consciences ainsi disposées, à la découverte et à la
perpétuation, à l’intérieur des intelligences particulières, du pouvoir
et des possibilités de l’Intellect divin, dont on pourrait
éventuellement convenir qu’il est une réinterprétation et une
métamorphose, spirituelle et dynamique toutefois, de l’Être de
Parménide, autrement conçu par celui-ci comme étant immuable et
invariable, dans la cohérence inaltérable de son Unité.
L’ignorance socratique représente
donc un état épistémologique qui est commun à tout philosophe qui,
étant conscient des limites de son savoir, désire néanmoins exacerber,
eu égard à la limite inhérente à sa nature, l’accomplissement de son
intelligence et l’enrichissement de ses connaissances, ainsi que des
perspectives et des principes qui en favoriseront le perfectionnement
et l’avancement sur la voie de la conquête de la vérité. Ce procès
trouvera son aboutissement, lorsqu’il entrera en communion avec l’idéal
de la vérité unique et universelle dont un Intellect suprême et le
caractère illimité de sa quête sont le garant et qu’il favorisera la
réalisation en soi, en conjonction avec les autres consciences qui sont
disposées en ce sens, lorsque, ensemble, ils contribueront l’effort
suffisant qui favorise l’accession progressive au niveau parfait, d’une
intelligence et d’une compréhension qui signalent et confirment
l’accomplissement de l’Esprit en l’homme.
Par contre, depuis Kant et
l’illustration par lui des limites de la raison, qui ne saurait
entièrement se soustraire aux conditions empiriques afin de réaliser
ses possibilités, dont la nature suprasensible trouve son
épanouissement avec la connaturalité mutuelle — non pas toujours
harmonieuse et dénuée des tensions propres à leurs natures propres — de
l’organique et de la physis, il n’est plus permis de croire que
l’inscience socratique est le lot seulement de quelques hommes, ou même
d’un seul. L’on est placé plutôt devant l’obligation de convenir que,
sous la forme conditionnée naturellement que prend la réalisation
épistémologique et morale de l’homme, l’ignorance épistémologique est,
à des échelons et selon des champs d’expertise différents, le partage
de l’ensemble de l’humanité. Celle-ci verrait alors ses membres se
démarquer entre eux en vertu du degré et de la qualité variables de
l’attribution et du perfectionnement de leurs facultés innées et en
raison de l’effort dépensé par chaque intellect, à surmonter et à
repousser les frontières de son irrationalité ainsi qu’à réaliser la
rationalité dont elle est douée, dont les résultats accomplis
constitueront l’évidence manifeste de cet aboutissement.
Or, chez Kant, l’idée qui est le
principe a priori de la raison se résout en deux formes qui ne
s’excluent pas mutuellement: l’idée esthétique qui préside à la
poématique, c’est-à-dire à la réalisation de l’œuvre parfaitement
accomplie, et qui sollicite chez le sujet et l’acteur moral le jugement
(autant esthétique que téléologique et éventuellement moral); et l’idée
indéterminée qui ouvre, à partir du transcendantalisme de la raison,
sur le royaume transcendant de la métaphysique, et qui trouve son point
de départ avec les concepts fondamentaux a priori de la raison (le
temps, l’espace, les catégories, les facultés, les concepts, les idées,
etc.) et son aboutissement avec l’expression pleine et complète de la
moralité de l’homme. Or, ce qui n’est pas déterminé et ne saurait être
en aucun temps susceptible de détermination, ne saurait être fini.
— VI —
L’esprit qui est engagé dans le
parcours épistémologique, menant à l’acquisition du savoir et de la
connaissance — la lecture en est un exemplaire, mais non pas le seul —
, participe de la nature transcendante de la raison: il devient donc
susceptible d’assimiler et de générer des idées plus ou moins
indéterminées, selon qu’elles illustrent des réalités concrètes ou
qu’elles dénotent des idées hautement abstraites. Il y a d’abord ces
idées qui sont en puissance d’acquérir une indétermination, avec la
transformation de l’idée pensée jusqu’en son ultime extension, qu’elle
soit naturelle (l’idée du monde qui devient celle de l’univers) ou
préternaturelle (l’idée de la vie qui devient celle de la pensée, puis
de l’âme); puis, il y a celles qui ouvrent sur un ensemble encore plus
vaste d’idées indéterminées (l’idée d’une liberté éprouvée dans son
infinité qui appelle celle d’un monde sans frontières en lequel
existent et interagissent uniquement des êtres infiniment libres);
jusques à celles qui demeurent absolument indéterminées (l’idée
d’infinité, d’illimité, d’éternité, de Divinité). Mais, tout en
songeant à ces idées, et en leur donnant une expression concrète à
travers l’action par laquelle il leur donne corps, l’esprit continuera,
par le bien qui en résultera, à réaliser sa nature morale dont l’ultime
fondement se découvre en une Nature divine qui est suprêmement morale.
Le désir de l’esprit est donc en puissance infini et il a la
possibilité d’illustrer cette infinité désidérative par un effort, une
action ou une activité qui en témoignent, laquelle aspiration illimitée
en même temps correspond adéquatement, sous sa forme pure, à la qualité
du mobile qui préside éloquemment et d’une manière insigne à son
achèvement.