mardi, mars 13, 2012

12 — Lire, c’est s'ouvrir sur l'infini

Il y a, dans tout acte de lecture, un aveu implicite: celui de l’ignorance, c’est-à-dire d’une absence épistémologique que le texte et son contenu seraient susceptibles de combler. Il y a aussi, pour accompagner ce manque, à la fois le sentiment et la prise de conscience chez le lecteur qu’il existe cette carence et la présence en lui d’une humilité qui ne craint pas de reconnaître ses lacunes, ni n’exprime aucune réserve à s’appuyer sur les connaissances d’autrui afin de combler son déficit.

L’ignorance dont il s’agit est bien sûr relative: car qui peut en réalité se targuer de posséder la totalité du savoir d’une manière infuse et de ne point requérir des lumières extérieures afin d’apporter des informations et des savoirs nouveaux pour éclairer sa conscience et l’inspirer de jugements et d’interprétations qui compléteront et amélioreront les siennes propres, en même temps qu’elles contribueront à la formation de conceptions plus justes et plus conformes à la réalité.

— I —

Même Socrate [~ 470 - ~ 399], qui prétendait ne rien connaître et se fiait à l’inspiration de son daimon, de cette Muse qui, selon Diogène Laërce [Livre II, §44],  infusait son propos et en assurait à la fois l’éloquence, la pertinence et la véracité, devait bien reconnaître que cette voix intérieure n’était pas étrangère à l’expérience préalable du Philosophe et qu’elle fondait son action sur l’existence d’un fond épistémologique réel, auquel elle accordait une forme nouvelle. Ce substrat était le garant, pour contrer l’éventualité d’un propos éventuellement erroné, du genre, fantaisiste cependant, de celui que serait enclin à insuffler le Malin Génie de Descartes, de la possibilité de reconnaître dans le propos énoncé sous inspiration la matière d’une erreur, si jamais une telle erreur survenait.

De ce que Socrate n’ait jamais eu à déplorer une telle errance de l’esprit atteste admirablement bien de la fiabilité et de l’honorabilité, et peut-être même à l’occasion de l’infaillibilité de sa Muse. Mais ce fait n’enlève rien à la présence en ce grand penseur d’une faculté critique propre à la nature humaine, dont l’évidence chez ses concitoyens ne s’est pas fait attendre, voire de manière imparfaite, comme en témoignent amplement les reproches injustifiés qui lui furent adressés et dont il se défendit tout au long du procès qui le condamna injustement. D’ailleurs, peut-on se défendre avec justesse — même sans succès — de propos malveillants ou de conclusions iniques sans faire preuve soi-même d’un esprit critique, c’est-à-dire d’un esprit critique aussi développé que le plus tenace et le plus habile de ses adversaires et qui parvient à identifier les faiblesses de leur argumentation pour les réfuter et ainsi parer aux effets nuisibles de leurs propos accablants ? Affirmer une telle proposition équivaudrait en même temps à dénier à ceux-ci une faculté dont ils font admirablement preuve, voire avec malveillance et avec la plus inique des intentions, en imputant à tort à un tiers, en vue de le perdre, des attributs qui lui sont tout-à-fait étrangers.

Si l’on propose que la faculté de la connaissance de Socrate était exceptionnelle et que par conséquent elle se distinguait radicalement de celle de ses contemporains, pour des raisons qui échappent à notre entendement, mais qu’il aurait appartenu à Socrate d’élucider, si cela s’était avéré nécessaire; l’état exceptionnel de la situation exigerait, si l’on admettait cela, soit que l’on s’interrogeât sur l’intelligence philosophique du Père de la morale et des conclusions auxquelles elle disposait, soit que l’on remette en cause celle de ses congénères. Or, en prétendant ne rien savoir, Socrate éludait que surgisse ce dilemme et ainsi se préservait de faire naître un débat qui aurait été aussi inutile que stérile — étant la conséquence inévitable d’une valorisation exclusive des savoirs respectifs — .

Car, en invitant à une escalade de la démonstration des savoirs, il se serait engagé sur une voie qui risquait d’illustrer plutôt la qualité contraire à celle dont il souhaitait démontrer l’existence, puisque le propre du véritable savoir est d’inspirer l’action sage. Il n’y aurait donc eu aucune sagesse à vouloir faire preuve d’une compréhension et d’une profondeur du savoir, en l’absence de l’acte qui en illustre éminemment la présence. Une telle incongruité aurait fait mentir la Pythie, laquelle avait un jour déclaré que Socrate était de tous les hommes, celui qui est le plus sage [PLATON. Apologie de Socrate; 021a; DIOGÈNE LAËRCE. Livre II, §37]. Nonobstant qu’en agissant ainsi et en cédant à l’orgueil de concourir à illustrer une éventuelle supériorité sapientielle, l’action de Socrate aurait eu pour effet de faire mentir cette prêtresse d’Apollon, dont la vérité du propos était réputée émaner de l’esprit même du dieu de la vérité et des oracles. Or, il eût été tout-à-fait inconcevable, pour ne pas dire absurde, que le Philosophe niât une qualité qui était intime à sa nature et que la prêtresse avait reconnue en lui et publiée avec son oracle, à une époque où la réalisation et l’actualisation de l’être était, pour tout philosophe, l’ultime aspiration et la quête quintessentielle.

L’ironie était le moyen rhétorique employé par Socrate afin d’obliger ses protagonistes à reconnaître les faiblesses de leur discours, des arguments qu’ils mettaient de l’avant et des opinions qu’ils formulaient. C’est effectivement ce que nous révèlent les dialogues de Platon, lorsqu’il nous représente un Socrate qui interpelle les arguments de ses adversaires par un questionnement incessant, ciblé et judicieux, ainsi que par une vérification constante de l’interprétation qu’il en faisait. S’en référant à leur intention dialectique, il tentait ensuite de montrer en quoi l’interlocuteur se contredisait ou encore n’épuisait pas toutes les possibilités de son raisonnement, au moyen d’une exégèse synthétique irréfutable, effectuée sur le propos clarifié dont il avait ainsi encouragé l’énonciation.

Bref, l’ironie socratique accule ses adversaires à une prise de conscience, à savoir celle que, si habiles et si ingénieux fussent-ils à concevoir la réalité et à en proposer une théorie, afin d’illustrer la compréhension qu’ils en avaient à l’intérieur du discours construit à cet effet, selon le regard sous lequel il la considérait, cette spéculation n’en demeurait pas moins un point de vue parmi d’autres. Ce qu’était susceptible d’attester apparemment le fait de la prolifération de théories divergentes formulées sur une même question, autant dans l’histoire de la philosophie qui culminait avec les contemporains de Socrate, que dans leurs perspectives innovatrices et ouvertes sur l’avenir. Et de mener à conclure que, s’il y avait des recoupements dans leurs contenus respectifs, lesquels pouvaient constituer un refuge contre les négateurs trop radicaux de la philosophie, comme pouvant proposer une connaissance qui soit quelque chose d’absolument certain et assuré — la thèse de Pyrrhon [~ 360 - ~ 270] qui affirmait l’insaisissabilité de la connaissance et la nécessité de la prudence épistémologique, fondée sur la suspension du jugement, n’était pas encore formulée, mais elle était certainement entrée dans sa phase de gestation culturelle et historique —, les oppositions et les contradictions étaient suffisamment nombreuses à l’intérieur des différentes doctrines pour que l’on ne puisse pas raisonnablement éviter de mettre en doute leur homogénéité ou encore la possibilité, pour l’une d’entre elles, de dogmatiser en revendiquant posséder la vérité unique, fondée sur un principe transcendant, absolu et distinct, suffisamment universel et englobant pour constituer celui en lequel tout autre principe se résorbe.

Or, une telle compréhension repose sur l’une de deux attitudes opposées. Celle qui, en premier lieu, accomplissait la destruction des fondements sur lesquels s’érige la pensée d’un congénère philosophe, et avec cela sa crédibilité ainsi que son autorité à découvrir et à énoncer des vérités intelligentes et irréfutables ainsi qu’à recevoir l’admiration de ses concitoyens, d’ainsi illustrer un tel talent. Mais, en second lieu, il y avait aussi celle de faire prendre conscience que, malgré la brillance du propos et la solidité des thèses échafaudées, il y avait toujours lieu, en scrutant ses convictions et en apercevant quelles en seraient les assises profondes et les fondements inébranlables, de dépasser même la plus haute et la mieux articulée des pensées et de parvenir à un point qui définissait le terme en lequel toutes les pensées étaient susceptibles de se rencontrer, puisque cette limite constituait le point ultime et final vers lequel pouvait et devait nécessairement tendre toute pensée qui se voulait adéquate, complète et achevée. En somme, le principe sous-jacent proposait que, si la conscience pouvait espérer parvenir à un absolu épistémologique qui rencontrerait en puissance l’aval de tous, sont germe reposait déjà à l’intérieur d’une nature intellectuelle que tous ont en partage, sans quoi la recherche philosophique de la vérité serait vaine et prétentieuse, tout en se préservant d’avoir à se consacrer à des activités véritablement significatives.

Certains voudront peut-être opposer à cette conception qu’elle est anachronique, puisqu’elle anticipe sur une conception qui a fait la gloire du XXième siècle, avec la notion du point-oméga teilhardien. Mais il suffit de se rappeler que, avant Socrate, qui selon la tradition en fut peut-être l’auditeur — et qui sait, le maître —, a vécu Anaxagore [~ 500 - ~ 428], pour qui l’Intellect divin (le Nous) est l’agent ordonnateur du monde — il s’agit de la conception d’un monde éternel, en lequel n’entrait aucune éventualité d’une création originelle — et avant celui-ci, Anaximandre [~ 610 - ~ 546], qui posa que l’archè, c’est-à-dire le premier principe physique du monde, est l’Illimité (l’apeiron), dont toute possibilité ultérieure est issue. Il serait peut-être judicieux d’ajouter à cette courte liste le nom d’un autre philosophe, Protagoras [~ 485 - ~ 411], dont hérita, mais en contrepartie de ceux-là, la tradition philosophique de l’époque socratique. Celui-ci fut l’inventeur de la dialectique des conceptions opposées, dont on retrouvera la manifestation et l’épanouissement suprême chez Hegel: il concevait l’homme comme étant la mesure de toutes choses et posait qu’il était légitime de mettre en doute l’existence des dieux, c’est-à-dire la réalité d’êtres intelligents qui étaient en même temps supérieurs à l’homme et constituaient en définitive les formes actives et directrices de son destin. Selon Diogène Laërce, qui rédigea son histoire de la philosophie au IIIième siècle de notre ère, il aurait été le premier à utiliser le mode d’argumentation dialogique, caractérisé par l’alternance de courtes questions et de réponses, une technique que Socrate adopta et perfectionna par la suite à l’intérieur de sa méthode maïeutique.

Avec ces brèves distinctions, qui ne font qu’affleurer les doctrines respectives des ces penseurs, il est possible d’entrevoir leur séparation en deux positions qui, si elles ne sont pas contradictoires, proposent néanmoins des conceptions diamétralement distinctes et mèneront à la séparation en deux camps qui en défendront respectivement les thèses. D’une part, il y a le camp intellectuel et spirituel de l’Ionien Anaximandre et de l’Athénien Anaxagore, qui proposent l’idée d’un principe transcendant, idéel et formel pour le second (l’apeiron), actif et ontologique pour le premier (le Nous), comme étant ultime et originel à la constitution du cosmos. D’autre part, il y a le camp agnostique et humaniste de Protagoras, qui affirme l’impossibilité pour l’intellect d’en arriver à aucune connaissance des choses et des êtres transcendants, en raison pour ces entités d’échapper entièrement aux sens et pour l’homme de pouvoir vivre suffisamment longtemps pour en acquérir une idée adéquate. En même temps, il voit en l’homme le terme et l’aboutissement de toutes choses, autant les choses de la nature, de celles qui existent concrètement, que les choses de la raison, de celles qui sont inexistantes. De plus, ce dernier prône la relativité épistémologique en constatant que, pour toute chose, il y a toujours des points de vue opposés et qui entreront éventuellement en rivalité.

— II —

Où se situait Socrate parmi ces penseurs ? Nous pourrions légitimement concevoir que, selon la doctrine, il était du côté des philosophes transcendants, en raison de sa théorie de l’âme et des dieux, mais que, en vertu de la méthode dialectique, il était du côté de l’agnostique Protagoras et des sophistes qui lui succédèrent dans la vie philosophique d’Athènes. Nous proposons que, pour en comprendre l’originalité et la raison d’être, il serait utile de situer l’ironie socratique, que nous avons abordé plus haut d’une manière générale, à l’intérieur de ce bref tableau historique de la philosophie.

Étant un homme inscient, ne pouvant par conséquent asseoir ses opinions sur aucune connaissance, il en découlait que Socrate devait se fier aux connaissances légitimes et réelles d’autrui afin de prétendre en acquérir lui-même. Cette thèse fondamentale constituait la justification de sa position inquisitive et du questionnement éclairant qu’il adressait à ses interlocuteurs. Car ceux-ci, ayant acquis la réputation d’être savants, et donc pouvant prétendre détenir la vérité et par conséquent les connaissances qui l’illustreront, seraient clairement aptes à combler le manque qui apparaissait dans le savoir de Socrate — à la manière d’un enfant naissant qui vient, à un moment ponctuel, enrichir le monde de son avènement — , à une époque où l’on ne distinguait pas encore le savoir et la pédagogie qui était le moyen de sa transmission. Que Socrate ait eu une doctrine systématique implicite, à l’époque où il exerçait sa vocation de maïeuticien, nous pouvons en être certain, autrement il n’aurait jamais eu le loisir d’entrer en commerce philosophique avec les philosophes qui étaient ses éminents contemporains, et encore moins de les fréquenter en maître, mais il aura fallu à ses disciples — si l’on s’en fie à Platon — attendre le moment de sa mort pour connaître la véritable profondeur de son contenu formel, énoncé directement à leur intelligence, sous la forme d’un testament philosophique confié à leur entendement avant qu’il n’absorbe le breuvage mortel, conformément à l’arrêt de ses juges, plutôt que présenté à leur compréhension, à la manière d’une action théâtrale, en laquelle se retrouvaient des protagonistes engagés à débattre leurs idées à l’intérieur d’un dialogue philosophique, comme nous le rapportent les écrits de Platon.

Que l’enseignement de Socrate fût une connaissance, voilà ce qu’il faudrait approfondir, à la lumière surtout de l’incroyance de Protagoras et des autres Sophistes pour qui aucune vérité grand-v n’existait et qui donc se satisfaisaient de la prépondérance des opinions, pour en établir la crédibilité probable, en l’absence de tout critère épistémologique réel — sauf peut-être celui de l’évidence des sens dont Descartes a démontré combien trompeuse elle serait —, en constatant toutefois que ces vues étaient conditionnées par le rapport de l’opinant à la réalité ambiante (une même température sera estimée froide parce qu’elle fait frissonner un tel en même temps qu’elle sera jugée tiède si elle évite à tel autre un tel désagrément). Car le tout de la conviction socratique reposait sur une connaissance métaphysique — que Platon nommera abstraitement Idée et logos et qu’Aristote après lui personnalisera sous la forme de Dieu, le premier Moteur bon et intelligent —, alors qu’elle cherchait à se transmettre à l’intérieur d’un univers philosophique qui était réfractaire à de telles spéculations. Comment autrement la caractériser réellement qu’en la nommant une inscience, lorsque le savoir socratique s’oppose à celui d’un auditoire composé de détracteurs convaincus, endurcis et aguerris, ouverts à toutes les conjectures, sauf à celles qui éventuellement fonderaient leurs réflexions, leurs déduction et leurs conclusions sur une connaissance accessible uniquement à la vision intérieure et à la perception intime de l’intelligence et de l’esprit ?

Afin de parvenir à persuader ses interlocuteurs, Socrate, en bon dialecticien et en pédagogue engagé qu’il est, se situe sur le même terrain «dianoétique» qu’eux, celui d’un humanisme radical doublé d’un agnosticisme complet, afin d’illustrer un «quelqu’autre chose» qui puisse exister en dehors de cette conception fermée, fondée pour l’essentiel sur les thèmes sensibles et refusant les conceptions transcendantes, assimilées à ces fables mythologiques dont on ne saurait dire qu’elles en sont issues ou si elles avaient adopté par prudence cette forme privilégiée pour les transmettre. L’on remarquera que la démarche kantienne aboutit à un résultat analogue puisqu’elle qui part du phénomène sur lequel agit la conscience pour en induire les idées a priori universelles et nécessaires, voire indéterminées, et ultérieurement fonder l’idée de Dieu à partir de la nature morale de l’homme, en tant que l’Être divin serait l’unique principe susceptible d’établir et de garantir cette moralité. Que cette rationalité soit dite transcendantale n’altère rien au fait qu’elle part de la dimension sensible de la raison pour accéder à un univers suprasensible, peuple d’être de la raison dont la réalité intellectuelle ne comporte aucune consistance sensible.

L’incroyant utilisant volontiers l’argument des sens, comme fournissant le critère irréfutable d’une évidence universelle et nécessaire, parce qu’elle est accessible au sens commun et à tout esprit susceptible de la constater — sauf peut-être ceux dont la compétence sensible pourrait être remise en cause en raison d’un déficit physique regrettable —, il serait donc nécessaire, afin d’illustrer la réalité de l’objet d’une conception qui échappe — a priori — à l’évidence des sens, puisqu’il participe essentiellement au monde de la pensée, d’en démontrer éventuellement le germe dans la pensée du détracteur. Car toutes les pensées et toutes les consciences participant d’une même nature — autrement elles ne sauraient revendiquer une identité commune que recouvre le concept qui la désigne —, la possibilité pour l’une d’associer l’étant transcendantal de la vérité à une perception suprasensible devrait également exister en chacun et en autrui, et même en un autrui agnostique, auquel l’histoire attribuera plus tard le vocable de sceptique. Sauf à admettre, de manière tout-à-fait anachronique, que la nature humaine serait constituée de types irréductibles les uns aux autres qui, comme en ce cas-ci, porteraient les consciences à appréhender une même réalité sous deux aspects diamétralement distincts, en violation explicite du principe de contradiction.

En procédant d’une manière qui suscite, à l’intérieur de la conscience agnostique, l’intuition de son insuffisance, à fonder réellement et absolument jusqu’à ces certitudes sensibles qu’elle tenait pour être intimement assurées et garanties, en raison d’une évidence fondée sur une capacité perceptive que tous ont en partage en vertu d’une nature organique commune, sans néanmoins détruire, ni la faculté qui opère cette intuition, ni l’espoir que celle-ci peut légitimement cultiver de parvenir un jour à une vérité indubitable et irréfutable, Socrate réussissait d’une pierre deux coups. D’une part, il protège les prétentions de la philosophie à étayer son activité sur un résultat probant, qui est nul autre que la formulation d’une vérité, voire qu’elle ne fût pas spécifiée ab origino ni même susceptible d’être déterminée. Et d’autre part, il illustre en quoi la finitude de la pensée, telle que démontrée par l’expérience de la découverte de la précarité effective de conceptions auparavant jugées inattaquables, ne constituait pas la fin de la pensée, mais procurait plutôt l’occasion d’atteindre à une sagesse amplifiée et améliorée et à un nouveau commencement établi sur de meilleurs fondements, lesquels sont dorénavant susceptibles de mener à l’acquisition d’une vérité plus compréhensive, plus parfaite, plus profonde et par conséquent plus féconde.

Ainsi, le principe de la relativité de la vérité que posa Protagoras conservait tout son sens, en ce que, se découvrant associée, non plus à l’être particulier de chacun et à la compréhension des choses qui tombaient sous la considération de la conscience individuelle, mais à une carence, un manque, une insuffisance qui laissait en présager d’une plénitude dont ces états négatifs sont l’absence, elle laissait supposer et anticiper sur l’existence d’un absolu qui puisse réaliser cette plénitude, voire d’un absolu encore indéterminé, et la possibilité pour la conscience d’y atteindre. De plus, puisqu’ils étaient susceptibles d’être éprouvés par chacun, la vacuité qui en était la manifestation offrait à tous un seuil dont le franchissement annonçait, avec la continuation de la progression entamée avec le mouvement initial, le passage d’une plénitude moindre vers une plénitude plus grande, jusqu’au terme de la plénitude absolue.

Et comme cet absolu devait de toute nécessité être suffisamment vaste et profond pour embrasser la totalité du concevable, non seulement du concevable réalisé depuis l’origine, mais aussi du concevable réalisable jusqu’au terme du monde et de l’exercice de la conscience sur lui et à l’intérieur de lui, il laisse entrevoir, en même temps qu’un Nous archaïque, l’Intellect qui se développe, s’actualise et se réalise, un horizon illimité, cet autre archè qu’est l’apeiron, susceptible d’englober toutes les possibilités que la plénitude de la vérité serait susceptible de revêtir, grâce à la réalité et à l’effectivité du Nous. Puisque le Nous susceptible de concevoir et éventuellement de réaliser l’apeiron de la plénitude de l’absolu doit être à la mesure de celui-ci, et que l’homme ne saurait prétendre se découvrir être la cause efficiente originelle, ni du Nous ni de l’apeiron, ne sachant être la cause de son être en lequel s’exprime la pensée, ni du monde qui spécifie l’horizon au-delà duquel l’Illimité trouve son extension, et que donc lui échappe l’altitude du dessein, assortie de sa véritable possibilité effective, en vertu desquels autant le Nous que l’apeiron sont doués de réalité, l’homme cesse d’être la mesure de toute chose, tout en ne cessant pas éventuellement de participer, par sa conscience, à ce qui le serait, c’est-à-dire au Nous, à l’Intellect divin et organisateur du monde, autant le microcosme sublunaire que le macrocosme supralunaire. Voilà ce qui nous semble être le motif profond, par Socrate, de l’emploi de l’ironie, c’est-à-dire la nécessité de répondre à une espèce de censure tacite, qui définit une ambiance culturelle et philosophique qui se constitue en demeurant entièrement réfractaire à des conceptions métaphysiques, lesquelles seront rétablies plus tard, mais selon une manière, une perspective et une dynamique différentes, par Platon et Aristote, les deux autres piliers de la philosophie antique. Ainsi, la méthode ironique révélerait simplement une art, une teknè, qui répond avec tact et justesse à la force apparente des enseignements des sophistiques, qui n’allouait pour aucune explication métaphysique susceptible de recruter un niveau de compréhension qui dépassât leur conception empirique de la réalité, en utilisant un processus que ne sauraient renier ceux-ci, puisqu’il est issu directement du fondateur de cette école, c’est-à-dire Protagoras.

— III —

Il importerait cependant d’aborder une autre considération, si l’on désire posséder une compréhension claire et intégrale de l’ironie socratique et de la position de l’inscience qui est à la source de cette disposition. Comprenons d’abord que l’ironie n’est pas une raillerie, ni même une feinte, car si les adversaires de Socrate se retournèrent contre lui pour demander ultérieurement sa mort, ils ne se sentent ni insultés, ni autrement lésés par son approche, au moment où Socrate les interroge. Autrement, ils auraient immanquablement ressenti ces états s’il leur était resté l’impression que Socrate avait abusé de leur amour-propre, lorsque celui-ci vivait et enseignait au milieu d’eux.

C’est que l’ironie socratique est une approche pédagogique légitime et non pas le moyen de semer et d’entretenir la confusion chez ses détracteurs, de susciter la dérision devant leur embarras et ainsi de favoriser leur humiliation. Si un embrouillement naît à l’intérieur de leur esprit, suscitée qu’elle est par l’interrogation habile du Moraliste, l’hésitation qui accompagnerait leur incertitude apparaîtrait pourtant à ceux-ci comme étant salutaire, puisqu’elle est issue d’une relation authentiquement pédagogique qui met en relation le maître et le disciple, et souvent deux maîtres. Qui plus est, le dialogue qui s’engageait entre eux s’inscrivait dans le cadre d’une réciprocité et d’une mutualité respectueuses qui caractérisaient des citoyens libres et égaux, tels qu’ils appartenaient à la société athénienne, en quête d’une connaissance qui leur échappait toujours et après laquelle ils aspiraient, chacun avec leurs moyens propres et l’effort mis en œuvre pour l’atteindre.

Ce n’était pas que Socrate se montrait incapable du genre de réaction hyperbolique que l’on associe souvent à de l’insolence, comme lorsqu’il exigea d’être nourri au prytanée jusqu’à la fin de ses jours afin d’expier la peine subséquente à sa condamnation à mort, obtenue initialement par une mince majorité. Ainsi, ses juges, au lieu de commuer et d’alléger sa peine — par un bannissement par exemple, devant l’attitude plus conciliante d’un Socrate mortifié  —, votèrent sa mort à une plus grande majorité encore. Mais cette impertinence manifeste, qui ne pouvait pas ne pas être intentionnelle, était plutôt celle d’un homme libre et vertueux, lésé dans ses droits civiques et conforté par la conscience de son innocence et de sa piété sincère et véritable ainsi que l’assurance qu’elles lui permettaient d’afficher, devant un tribunal convié expressément pour juger avec iniquité d’une accusation fabriquée, portée contre un homme qui n’avait cessé d’œuvrer pour le bien-être de ses concitoyens et pour le triomphe de l’authentique philosophie, celle qui fondait ses prétentions sur un désir sincère et désintéressé de parvenir à la vérité et de réaliser la justice, en même temps qu’elle incitait à découvrir les moyens intellectuels qui permettraient d’y arriver et de transmettre à ses congénères le fruit de ses recherches, pour le plus grand bienfait de tous (y compris celui de Socrate) et celui de leur postérité.

D’autant que la qualité éminente de Socrate à assumer cette mission avait été attestée par une prêtresse d’Apollon et que, en le traînant devant le tribunal de l’Héliée, ses accusateurs se rendaient coupables ipso facto du crime même qu’ils imputaient au Sage, c’est-à-dire le crime d’impiété. Une telle moquerie de la sainteté et de la probité des institutions judiciaires athéniennes n’était pas sans inviter la raillerie, ou tout au moins une dénonciation, de la part de toute personne dont la moralité et la probité étaient au-dessus de tout reproche ou soupçon — comme c’était le cas pour Socrate — qu’une telle incongruité ne saurait laisser indifférente et ne pas heurter profondément.

Il y a des audaces qui n’en sont pas et, afin de mieux illustrer encore l’écart abyssal entre le sort que Socrate méritait de connaître et celui qui lui est préparé, en reconnaissance de son dévouement désintéressé envers la Patrie, lorsqu’il utilisait à bon escient son génie philosophique afin d’exhorter et d’encourager ses concitoyens athéniens à la culture de la vertu et de la sagesse, des dispositions et des qualités qui sont essentielles à tout homme respectable, considérons que Socrate manda une récompense qui était à la fois proportionnelle aux bienfaits accomplis et en tous points conforme à l’usage athénien, dès que la Cité entreprenait d’honorer un de ses citoyens illustres, tout en pressentant sûrement qu’il rencontrerait l’incompréhension et la furie haineuse de ses juges, assortie d’une fin de non-recevoir et de l’exigence d’une surenchère de la peine. Que l’on érigea ensuite ce mandement courageux et intrépide en vile effronterie, cela ne faisait que mieux apparaître combien était honteuse la fausseté en laquelle baignaient autant la procédure judiciaire qui accablait ce philosophe que le climat social, politique et philosophique qui l’engendrèrent. Que de grandeur d’âme en cet homme qui s’en remet, sans ressentiment ni amertume, aux décrets de la Divinité pour justifier une fin que l’on ne saurait même pas qualifier d’ignoble, car «il n’y a aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie, ni après sa mort» [Apologie, 41d] !

— IV —

 Comprenons surtout que cette magnanimité illustre le désir de ne pas succomber aux pièges de l’éristique de Protagoras, pour qui un même sujet devait toujours susciter des discours mutuellement opposés. C’est à une telle phénoménologie dialectique que s’adressera Hegel, plusieurs siècles plus tard, lorsqu’il formula sa théorie des trois moments dialectiques (de l’affirmation, de la négation et de la négation de la négation, que résume et permet de dénouer le concept de l’Aufhebung, de la sursomption, en engageant l’Esprit sur la voie d’un avenir dont on ne saurait affirmer spontanément cependant qu’elle est optimale, en regard de la destination que réserve à la raison, en vertu cette entéléchie présumée, la conception hégélienne), lesquels sont au service de la vérité vers lequel tend la complétude de l’Esprit se réalisant.

D’ailleurs, à l’éristique de Protagoras, Socrate oppose la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’accoucher, appliqué non plus à l’obstétrique qui en a inspiré la généralisation aux affaires de l’esprit, mais à l’action d’engendrer, de donner le jour à la pensée ou au jugement d’un protagoniste philosophique, tel que cet art se découvre en la conscience qui en fait preuve. D’ailleurs, c’est une pratique qui n’est pas sans évoquer la théorie de la réminiscence platonicienne, puisque l’on ne saurait illustrer une connaissance enfouie au fond de sa conscience, sans qu’elle n’y fût auparavant générée par l’expérience, sauf à supposer que les savoirs procéderaient de l’apparition spontanée de leurs formes à l’intérieur de l’esprit ou encore qu’ils naissent tous matériellement (et non simplement formellement) d’idées a priori, nécessaires, immuables, universelles et éternelles. Ainsi, loin de se mettre en opposition avec son interlocuteur, il accompagne le mouvement naturel de son esprit, pour en faciliter le développement intérieur et l’extériorisation sous la forme d’un discours, énoncé individuellement à autrui ou prononcé collectivement devant une assemblée. Car alors, le mouvement de l’esprit réalise un mouvement qui est conforme en tous points à la nature de son esprit et qui est fécond en possibilités intellectuelles et conceptuelles, bref en théories adéquates sur la nature du monde et sur l’essence des choses, y compris de la conscience et des ses possibilités infinies.

Ainsi, l’approche de Socrate, qui se fonde sur le désintéressement personnel appliqué à la découverte, par autrui, de ses possibilités noétiques intimes, promises à la génération et au développement de nouvelles théories, lequel est en réalité le surgissement d’une conception latente qui n’attendait que le moment opportun pour se révéler et la manifestation du pédagogue pour en faciliter l’extraction et l’expression, devient une manière d’objection au point de vue de Protagoras. En effet, celui-ci supposait des thèmes universels — même à l’échelle de considérations strictement humaines — et peut-être même éternels, pour lesquels on ne saurait arriver à aucune résolution effective, puisqu’il existera toujours la possibilité qu’éclose une opposition radicale entre des positions susceptibles d’être défendues à l’intérieur de ces sujets, en raison de l’aventure qui met en présence des esprits dont les conceptions ne sont ni identiques, ni même compatibles, dès que l’on se trouve en l’absence d’une conception universelle et transcendante qui puisse rallier les contradictions et départager les théories contraires.

La vérité est, aux yeux de Protagoras, doublement perspectiviste, c’est-à-dire relative aux différents points de vue sous lesquels la réalité se considère et se comprend, et de plus se rapportant à l’être de l’homme seulement, sans possibilité d’évoquer une réalité et une agence transcendantes qui la fondent et qui ressortissent part conséquent à un critère épistémologique extérieur à l’homme, contre lequel en comparer et en juger le degré de la vérité des principes, des propositions et de leur signification en général. Elle ne saurait donc être unique et universelle et elle se contentera plutôt de siéger historiquement et ponctuellement sur les esprits en tel temps et en tel lieu, au gré des époques, des cultures et des individualités qui composeront perpétuellement avec elle d’une manière éventuellement contradictoire et dialectiquement sans issue, pour laquelle la recherche du principe susceptible de la rendre intelligible conduirait à spécifier la notion de fatalité comme pouvant seule en expliquer l’occurrence. Et sauf à proposer qu’un tel état des choses serait complètement aléatoire — une conclusion inhérente à l’emploi du concept de fatalité, qui naît dès que l’impossibilité entrevue d’effectuer la découverte du sens à attribuer à l’expérience rend improbable qu’une intelligence ne préside à sa genèse, à son actualisation et à son déploiement — , une telle élucidation apparaîtrait insuffisante à ces consciences qui, ayant découvert le principe de causalité, s’interrogent sur sa nature et celle de ses manifestations à l’intérieur de la réalité, sous la forme des causes initiales et finales, telle que celles-là se présentent uniformément, mais d’une manière diverse et localisée, aux différents esprits qui sont exposés à elles et affectés par elles, ce qui porte à vouloir s’interroger à leur sujet.

Socrate ne saurait refuser de s’adresser à cette phénoménologie des opinions et des théories contraires, comme il ne saurait minimiser les problèmes qu’elle pose à la conscience qui pressent la possibilité d’une vérité unique et universelle, fondée dans une réalité et sur l’existence d’un être supérieur à l’homme, pour en subsumer, sans les nier ni en étouffer les virtualités, autant la pensée que l’existence. Seulement, il se situe aux deux pôles qui sont issus d’une telle théorie: le pôle originel des consciences naissantes, pour en appréhender la possibilité, concurremment au mouvement intérieur et autonome de leur épanouissement, et en réfléchir la nature, ses significations et ses éventuelles ramifications; ainsi que le pôle terminal d’un état de conscience collectif qui, ayant peiné à résoudre les antinomies, les contradictions, les oppositions, les négations et les exclusions qui s’offrent à lui, parvient néanmoins à s’élever au plan épistémologique jusqu’au règne de l’Esprit qui est unifié, absolu et parfaitement accompli.

Cette conception peut sembler anticiper déjà la logique hégélienne, lorsque l’on considère la finalité proposée, qui est nulle autre que la plénitude de la réalisation de l’Esprit dans l’histoire, mais le processus dialectique qui y mène, n’étant pas spécifié, quant au mouvement qui lui est inhérent, comme c’est le cas chez Hegel — et donc pouvant être tout autre ou encore se manifester en l’une de ses variantes —, un tel silence nous mettrait en garde contre une conclusion aussi prématurée. Par ailleurs, elle autoriserait néanmoins à laisser supposer une confiance en l’entéléchie inhérente à la substance de la pensée qui, malgré les obstacles qui se présentent à elle, trouvera en elle-même les ressources et la dynamique vitale, constante et inépuisable, grâce auxquelles elle parviendra éventuellement à dominer entièrement les embûches qui parsèment éventuellement son chemin et les obstacles qui entravent son cours naturel et son épanouissement spontané.

— V —

En somme, en faisant un usage fécond de la maïeutique, Socrate choisit de se positionner sur les hauteurs intellectuelles et d’adopter une perspective panoramique, une vue d’ensemble qui, étant plus élevée et plus complète, comme il convient à un esprit excellent et supérieur, l’autorise à refuser tout parti-pris et de trancher en faveur d’aucune des positions philosophiques aptes à s’opposer et se contredire, pour uniquement tenter de faire naître la réalisation que, peu importe quels seraient les antagonismes et les protagonismes idéologiques, il existe deux archès, un qui est Principe, l’Illimité (l’apeiron), et l’autre qui est Être, l’Intellect (le Nous), lesquels sont ensemble les garants ultimes d’une éventuelle réconciliation des consciences.

Ainsi, tous les facteurs susnommés, qui, en raison des tensions qui les opposent et les dressent les uns contre les autres, opèrent la division des théories et des discours, pour entraver le mouvement qui autrement les ferait tendre vers l’unité, car ils les portent à s’embourber dans le magma informe de la diversité théorique et pratique, trop désorganisée pour qu’elle permette d’entrevoir la découverte d’un sens, se dissoudront alors et disparaîtront un jour, lorsqu’ils baigneront dans la lumière chaleureuse et rassurante de la vérité, à laquelle parviendront les consciences qui se seront — voire indirectement — laissé guider par le rayonnement salutaire des archès transcendants du Nous et de l’apeiron. Mais uniquement à la condition immanente de la participation suffisante de chacune des consciences ainsi disposées, à la découverte et à la perpétuation, à l’intérieur des intelligences particulières, du pouvoir et des possibilités de l’Intellect divin, dont on pourrait éventuellement convenir qu’il est une réinterprétation et une métamorphose, spirituelle et dynamique toutefois, de l’Être de Parménide, autrement conçu par celui-ci comme étant immuable et invariable, dans la cohérence inaltérable de son Unité.

L’ignorance socratique représente donc un état épistémologique qui est commun à tout philosophe qui, étant conscient des limites de son savoir, désire néanmoins exacerber, eu égard à la limite inhérente à sa nature, l’accomplissement de son intelligence et l’enrichissement de ses connaissances, ainsi que des perspectives et des principes qui en favoriseront le perfectionnement et l’avancement sur la voie de la conquête de la vérité. Ce procès trouvera son aboutissement, lorsqu’il entrera en communion avec l’idéal de la vérité unique et universelle dont un Intellect suprême et le caractère illimité de sa quête sont le garant et qu’il favorisera la réalisation en soi, en conjonction avec les autres consciences qui sont disposées en ce sens, lorsque, ensemble, ils contribueront l’effort suffisant qui favorise l’accession progressive au niveau parfait, d’une intelligence et d’une compréhension qui signalent et confirment l’accomplissement de l’Esprit en l’homme.

Par contre, depuis Kant et l’illustration par lui des limites de la raison, qui ne saurait entièrement se soustraire aux conditions empiriques afin de réaliser ses possibilités, dont la nature suprasensible trouve son épanouissement avec la connaturalité mutuelle — non pas toujours harmonieuse et dénuée des tensions propres à leurs natures propres — de l’organique et de la physis, il n’est plus permis de croire que l’inscience socratique est le lot seulement de quelques hommes, ou même d’un seul. L’on est placé plutôt devant l’obligation de convenir que, sous la forme conditionnée naturellement que prend la réalisation épistémologique et morale de l’homme, l’ignorance épistémologique est, à des échelons et selon des champs d’expertise différents, le partage de l’ensemble de l’humanité. Celle-ci verrait alors ses membres se démarquer entre eux en vertu du degré et de la qualité variables de l’attribution et du perfectionnement de leurs facultés innées et en raison de l’effort dépensé par chaque intellect, à surmonter et à repousser les frontières de son irrationalité ainsi qu’à réaliser la rationalité dont elle est douée, dont les résultats accomplis constitueront l’évidence manifeste de cet aboutissement.

Or, chez Kant, l’idée qui est le principe a priori de la raison se résout en deux formes qui ne s’excluent pas mutuellement: l’idée esthétique qui préside à la poématique, c’est-à-dire à la réalisation de l’œuvre parfaitement accomplie, et qui sollicite chez le sujet et l’acteur moral le jugement (autant esthétique que téléologique et éventuellement moral); et l’idée indéterminée qui ouvre, à partir du transcendantalisme de la raison, sur le royaume transcendant de la métaphysique, et qui trouve son point de départ avec les concepts fondamentaux a priori de la raison (le temps, l’espace, les catégories, les facultés, les concepts, les idées, etc.) et son aboutissement avec l’expression pleine et complète de la moralité de l’homme. Or, ce qui n’est pas déterminé et ne saurait être en aucun temps susceptible de détermination, ne saurait être fini.

— VI —

L’esprit qui est engagé dans le parcours épistémologique, menant à l’acquisition du savoir et de la connaissance — la lecture en est un exemplaire, mais non pas le seul — , participe de la nature transcendante de la raison: il devient donc susceptible d’assimiler et de générer des idées plus ou moins indéterminées, selon qu’elles illustrent des réalités concrètes ou qu’elles dénotent des idées hautement abstraites. Il y a d’abord ces idées qui sont en puissance d’acquérir une indétermination, avec la transformation de l’idée pensée jusqu’en son ultime extension, qu’elle soit naturelle (l’idée du monde qui devient celle de l’univers) ou préternaturelle (l’idée de la vie qui devient celle de la pensée, puis de l’âme); puis, il y a celles qui ouvrent sur un ensemble encore plus vaste d’idées indéterminées (l’idée d’une liberté éprouvée dans son infinité qui appelle celle d’un monde sans frontières en lequel existent et interagissent uniquement des êtres infiniment libres); jusques à celles qui demeurent absolument indéterminées (l’idée d’infinité, d’illimité, d’éternité, de Divinité). Mais, tout en songeant à ces idées, et en leur donnant une expression concrète à travers l’action par laquelle il leur donne corps, l’esprit continuera, par le bien qui en résultera, à réaliser sa nature morale dont l’ultime fondement se découvre en une Nature divine qui est suprêmement morale. Le désir de l’esprit est donc en puissance infini et il a la possibilité d’illustrer cette infinité désidérative par un effort, une action ou une activité qui en témoignent, laquelle aspiration illimitée en même temps correspond adéquatement, sous sa forme pure, à la qualité du mobile qui préside éloquemment et d’une manière insigne à son achèvement.

Nous ne dirons pas que la lecture est l’unique action, ni encore la meilleure, qui témoigne de cette soif et de cette appétence vers l’infini qui sont intimement et étroitement unis à la réalisation de la perfection de l’intellect ou de l’être. Car il y a, dans l’activité qui produit cet aboutissement, comme dans tout accomplissement d’ailleurs, pour autant qu’il entre en communion avec l’infini de la pensée et participe de lui pour accomplir l’opération qui donne corps à l’idée esthétique — un état d’esprit qui rehaussera la puissance édificatrice de l’œuvre qui en résulte et fera dire d’elle qu’elle est inspirée — , une virtualité qui aspire et tend vers la perfection de l’âme humaine. Celle-ci s’accomplira en conjonction avec le développement intime de la culture, laquelle passe toujours par la société et donc la dimension morale et sociale de l’humanité d’y accéder et de réaliser son potentiel en ce sens, en vertu du bien qui par là se trouve manifesté. Mais on ne peut nier cependant que ce soit une ouverture sur l’infini qui en fonde la possibilité, autant en vertu de la moralité de la raison désireuse d’y accéder et de réaliser le potentiel qui y participe, que dans cette de la raison opérante, aspirant à en manifester les exigences par l’entremise des œuvres qu’elle génère, toutes deux étant vouées, mutuellement et d’une manière complémentaire, chacune en vertu des virtualités et des possibilités propres à leur nature, à discerner et à intérioriser l’essence des significations qui leur est fourni par le texte. — Plérôme.

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