lundi, août 10, 2015

13 — Lire, c’est savoir apprécier adéquatement I

Un dicton, qui fait peut-être figure de mème actuel, puisque l’on en ignore l’origine mais qu’il semble bien, dans la circulation et l’usage que l’on en fait, énoncer une conviction implicite et générale, asserte que: «Le lecteur a toujours raison ».

Quelle phrase terrible que celle-ci ! Car non seulement cède-t-elle au lecteur une autorité sans appel sur la signification susceptible d’être apportée à un texte soumis à son appréciation, mais encore relègue-t-elle l’auteur à n’être que le faire-valoir de son opinion, sans que la sienne propre — c’est-à-dire celle qu’il se donne la peine de former et d’énoncer dans son écrit — ne possède a priori de valeur propre. Comme si avoir raison, un peu à la manière du loup de la fable, consistait à imposer sa volonté sur ce que serait la réalité ou sa façon de la voir, de la comprendre et de la désirer, sans égard pour le point de vue d’autrui ni sur les propres raisons de celui-ci à vouloir les communiquer et à fonder cette communication.

Une telle position est peut-être valable à l’intérieur d’un état de nature où prévaut l’instinct, ainsi que les pulsions en émanant, pour régler les conduites et les actions, mais elle ne saurait se revendiquer d’un idéal de civilisation ni se montrer digne d’une humanité qui prétend s’être extraite d’une sauvagerie originelle, ignorante de tout principe formel de civilisation, ou encore de la barbarie par laquelle elle a pu s’être laissée tenter, de retourner à un état de primitivité antérieure, à l’intérieur de la marche d’une ascension croissante de l’humanité vers des formes d’être plus élevées. Une progression qui s’accomplit autant individuellement, dans le perfectionnement des âmes particulières qui la composent, qu’au plan de la coexistence sociale, éclairée par une intelligence de plus en plus accomplie de la réalité et inspirée par la pureté des mobiles et des désirs dans les relations établies avec les congénères et la reconnaissance de leur qualité propre et distinctive.

Or, lorsque l’on réfléchit bien au fait et à la situation énonciative d’un propos — qu’il soit oral, gestuel ou écrit —, l’on doit convenir autant qu’il est originel par rapport à l’interprétation que l’on peut en faire et que toutes deux, autant l’interprétation du lecteur que celle de l’auteur, renvoient à un champ d’expérience subjectif qui peut, ou peut ne pas, être commun à leurs deux esprits, tout en constituant néanmoins le point de départ de la position respective qui s’énoncera, dans le va-et-vient intellectuel et discursif que supposent à la fois l’écrit, son interprétation et les positionnements dialectiques qui s’ensuivent.

Pourquoi l’auteur écrit-il, sinon pour proposer au lecteur une vérité ? Et puisque l’écrivain est en même temps le premier lecteur de son propos, il se substitue en quelque sorte aux lecteurs abstraits, anonymes et impersonnels, puisque n’étant pas connus de lui et appartenant uniquement à son pouvoir de les imaginer en général, qui éventuellement en prendront connaissance afin de juger de idées et des sentiments qui l’inspirent.

Sur quel critère fondera-t-il alors l’appréciation qu’il fait de son propre texte ? Peut-être pourrions-nous en proposer quelques-uns: à savoir, qu’il apporte un regard substantiel sur la réalité; que ce regard corresponde effectivement à celui qui est le sien; qu’il soit énoncé aussi fidèlement et aussi clairement que possible; qu’il rencontre jusqu’à un certain point le regard d’autrui sur cette même réalité, s’il advenait que celle-ci fût conçue et estimée par lui et qu’il partît, pour cela, d’une expérience personnelle aux caractéristiques et aux dispositions analogues — y compris un champ de connaissance suffisamment compréhensif et approfondi —, pour en tirer une interprétation, sinon identique, quant à la vérité de l’impression qui s’en dégagerait, du moins plausible, quant aux possibilités de vérité qu’elle serait susceptible de révéler.

Ainsi, la première condition renvoie au génie de l’auteur qui possède la faculté de saisir quelle est l’originalité du caractère de l’expérience et de sa possibilité pour l’intelligence, qu’elle est susceptible d’imaginer, d’en concevoir et d’en acquérir, y compris dans l’utilisation future à laquelle elle pourrait conduire.

La seconde condition, quant à elle, tient de la sincérité de l’auteur qui, en exprimant quelle peut être l’expérience révélée, non seulement la saisit telle qu’elle se présente à lui, mais encore s’efforce de la représenter ainsi à la considération d’autrui.

La troisième considération est stylistique et repose sur la compétence avec laquelle l’auteur manie le médium, grâce auquel cette communication est rendue possible ainsi que la recherche avec laquelle il accomplit cette intention avec effort et habileté, avec autant de simplicité et de limpidité que lui permettent la langue, la maîtrise qu’il en possède en même temps que le thème lui-même, lequel peut être en lui-même d’une opacité et d’une obscurité telles qu’il constitue un défi sérieux à l’élucidation que l’on souhaiterait en faire et à la clairvoyance employée à cette fin.

La quatrième condition repose sur l’empathie avec laquelle l’écrivain s’identifie éventuellement à son lecteur — à la nature humaine d’un lecteur-type vers lequel il dirige son propos — pour accomplir ces fins, en vue de simplifier, dans la mesure du possible, son travail d’intelligence, de compréhension et de comparaison, sans toutefois pouvoir entièrement, ni même souhaiter le faire, se substituer à lui en vue de cela.

Car il s’agit de reconnaître en chaque personne une irréductibilité à être autre chose qu’elle-même, dans le sens le plus élevé du terme.  Celle-ci inclut l’évolution qu’elle est susceptible de réaliser dans son champ de compréhension et dans l’effort qu’est apte à requérir celle-ci, à pénétrer autant les difficultés qui résultent d’une herméneutique produite et offerte par autrui que celles provenant de la nature des arcanes, de l’essence des énigmes et de la substance des mystères qui s’offrent à lui et qui motivent le discours d’un texte. Autant de secrets que tentera de percer et d’illuminer l’intelligence, de clarifier et d’interpréter la raison, avec l’effort que produisent l’écrivain en même temps que le lecteur, dans l’intention partagée qu’ils manifestent d’une concertation de leurs esprits respectifs en vue d’acquérir une aperception satisfaisante de la vérité, que la géographie linéaire du texte invite la conscience à faire, tout en lui procurant une occasion et un incitatif en ce sens.

Par ailleurs, certains critères guideront également l’effort du lecteur dans sa tentative de pénétrer le sens d’un propos et d’en apprécier la valeur.

La bonne foi apparaît être un des premiers parmi ceux-ci et correspond à la sincérité de l’auteur à saisir, à penser, à former, à livrer et à extérioriser, adéquatement et sans réserve autre qu’une prudence réfléchie, ses impressions à l’intention du lecteur. Car si un préjugé négatif en venait à conditionner l’attitude du lecteur à l’endroit de l’auteur, pour lui refuser au départ toute crédibilité quant à sa perspicacité intellectuelle et la valeur possible du propos qui en procède, il n’y aurait alors aucune éventualité que n’existe le dialogue des consciences qui permette d’évaluer avec justesse ses perceptions, ses raisonnements et ses conclusions et la manière qu’il a eue de traiter son sujet, pour l’approfondir dans son intelligence, pour l’estimer dans sa compréhension et pour en interpréter adéquatement les complexités et les singularités auprès d’un lecteur intéressé par un point de vue singulier sur les questions abordées parce qu’il est autre que le sien propre et qu’éventuellement il pourrait éclairer ses propres opinions et impressions par elles.

Une autre condition se pose aussi pour le lecteur, lorsqu’il en vient à se nourrir d’un texte: l’ouverture d’esprit. Car s’il consent à aborder un écrit, avec toute l’énergie dirigée que cela suppose d’en apprécier la valeur de vérité et de style, c’est qu’il consent à se laisser infuser des évidences qui en réaliseront l’effectivité et qui constitueront un facteur de transformation sur la conscience, par les nouveaux principes qu’il découvrira et la manière exceptionnelle ou originale par laquelle il réussira à les communiquer.

Car ce qui concerne avant tout, autant l’écrivain que le lecteur, c’est la vérité nouvelle — ou d’apparence nouvelle — qu’un texte produira et qui en constituera autant la raison d’être, ayant présidé à la recherche pour l’écrivain qui la dégagera de la gangue des apparences, que la valeur que par conséquent elle prendra pour le lecteur à l’intention de qui celui-ci l’exposera. C’est une vérité qui recevra la plénitude de son sens, non seulement en vertu de son originalité ni avec l’intelligence de l’écrivain à la saisir et à se la représenter, avec sa sincérité et sa compétence à la former et à la dire, mais aussi avec la perspicacité et la sagacité du lecteur à savoir la comprendre et à pouvoir en apprécier la valeur, autant parce qu’elle est juste dans son énonciation que parce qu’elle correspond à une notion essentielle — que pressent déjà confusément le lecteur, au moment de l’interrogation originelle qui suscite l’acte de lire ou que conçoit plus ou moins complètement celui-ci — de ce qui, à un plan universel, ou du moins suffisamment général, peut constituer une proposition ou bien une vision recevables. Recevables parce qu’elles sont l’une et l’autre vraies, ou qu’elles touchent, clairement et logiquement, à suffisamment d’aspects inexplorés qu’un lecteur raisonnable consentirait à en estimer la véracité et à laisser celle-ci s’éprouver, avec le passage du temps et l’acquisition, ainsi que la richesse, des expériences personnelles appropriées, intellectuelles ou existentielles, théoriques ou pratiques, qui permettront d’en saisir effectivement l’adéquation au réel.

Une autre condition requise du lecteur sera le désintéressement, qui n’est pas l’indifférence ni la désaffection quant à la nature et à la qualité du propos énoncé, mais une suspension de tout jugement préalable quant à ce qu’elles devraient être effectivement, autrement que formellement, pour rencontrer l’aval d’un principe ou d’un contenu susceptibles d’être avérés. Car autrement, il s’agirait de renfermer le discours du propos écrit à l’intérieur d’idées et de théories préconçues que seul un examen méthodique et exhaustif, en les opposant à des alternatives concevables et plausibles et en comparant leurs mérites respectifs, pourra établir comme étant non seulement utiles ou encore probables, mais définitivement avérées et susceptibles d’accueillir, de la part de consciences éclairées, un assentiment irrévocable en raison de leur mérite épistémologique.

Seul l’intérêt de la raison, à effectuer la recherche, la découverte et l’appréciation de la vérité, ou de l’un des aspects multiples sous lesquels elle est apte à se révéler, serait susceptibles alors de gouverner l’impression que formule celle-ci sur la valeur épistémologique, gnoséologique et esthétique des propositions que présente un écrit, plutôt que celles-ci ne soient autrement assujetties à des considérations contingentes, susceptibles de motiver leur rejet, malgré la valeur objectivement indéniable de l’essence révélée, en raison d’une importance supérieure que se trouvent à prendre pour la conscience des considérations uniquement accessoires.

Or si de telles considérations peuvent servir des expédients pratiques — et en particulier l’économie que représente pour la conscience le repos de son action sur des idées préalablement reçues et confortablement établies en elle, que l’ébranlement des convictions risquerait de troubler —, elles ne sont d’aucune utilité pour l’aspiration et l’accession à la plénitude d’une connaissance véritable, apte à inspirer infailliblement les jugements en raison de s’en référer à des principes vrais et des finalités justes, de surcroît de plus en plus complets, qu’elle aperçoit ou qu’elle transmet. Ainsi, le critère de désintéressement propose que seul l’intérêt le plus estimable de la raison sera servi dans la recherche et la découverte de la vérité. C’est un intérêt qui se confond avec l’appréhension complète et adéquate ainsi que la préservation effective de celle-ci, comme dans l’identification et la détermination des conditions et des opérations qui sont nécessaires à sa reconnaissance et à sa formulation.

Par conséquent, autant l’auteur que le lecteur sont liés à des conditions qui éclairent leur devoir et leur responsabilité dans l’accomplissement de l’activité qui est particulière à ces identités. Des conditions qui apparaissent comme étant complémentaires plutôt que simplement singulières et isolées, puisqu’elles définissent un état d’esprit et une réalisation qui ne peuvent se produire à l’exclusion de ceux qui sont présents en sa contrepartie. Tout comme l’écrivain ne pourra se passer du lecteur dans la réalisation de son œuvre — après tout, si l’auteur se donne la peine d’écrire, c’est pour être lu, et non pas uniquement par soi-même, même s’il arrive que la préparation à être lu par autrui puisse se reporter à la postérité —, de la même manière le lecteur ne peut se passer de l’écrivain lorsqu’il est engagé dans son travail de lecture, puisque c’est par l’écrivain que le texte qui est lu arrive à son point de réalisation. Et si, pour l’écrivain, la distinction qui s’opère entre l’écrivain et le lecteur se fait difficilement, puisqu’en écrivant, l’auteur participe en lecteur attentif à son œuvre d’écriture, elle s’accomplit plus facilement du côté du lecteur qui peut se contenter d’absorber un écrit sans chercher, même en d’autres contextes, à vivre l’expérience de l’écrivain, de manière à mieux établir celle, plus habituelle chez lui, du lecteur. Même s’il est possible, pour certains, que l’on devienne un lecteur plus accompli en s’adonnant à l’écriture et en s’essayant à cette pratique et à cet art, pour en apprécier les défis ainsi que la sagacité requise à les surmonter, et priser la valeur du mot juste et du style châtié dans la transmission des idées, il est tout aussi possible pour un bon lecteur de se montrer ainsi sans s’aventurer à explorer ces avenues.

Mais, pour être lecteur, avons-nous dit, il existe un préalable, l’oeuvre écrite que réalise l’auteur, de sorte que le lecteur, pour être lecteur, ne saurait se passer de l’auteur qui lui propose à lire un texte de son cru, quelle qu’en soit la nature. La question se pose alors, dans ce lien de la nécessité et de la dépendance, de savoir au nom de quoi l’on peut prétendre que le lecteur a toujours raison.

Serait-ce que, ayant sous les yeux une œuvre finie, réalisée et peaufinée préalablement à la lecture qu’il en fait, il en puisse découvrir les défauts et par conséquent les motifs de la rejeter, sans que l’auteur ne puisse y trouver quoi que ce soit à redire ? Mais alors, s’il en recherche avec acharnement les défauts, comment peut-il en même temps, en raison de l’antagonisme de ces fins, illustrer la disposition d’en apprécier et d’en estimer la valeur réelle qui consiste justement en sa qualité. Une qualité qui réside, d’un point de vue épistémologique, en son pouvoir de découverte et de révélation d’une vérité jusqu’alors inconnue ou incomplètement énoncée ? La recherche du défaut d’une œuvre, plutôt que de sa qualité, ne constitue-t-elle pas alors l’admission d’un échec devant ce qui est le propre de la lecture, celui de savoir entrer en rapport avec un auteur, par l’intermédiaire d’un texte, afin de bien comprendre quelle en était l’intention heuristique et  herméneutique, et pour savoir en quoi il s’est bien acquitté de cette finalité ? Alors, si le lecteur n’a pu réaliser ce dessein, comment peut-il prétendre avoir raison en se confrontant à ce constat, d’une inadéquation entre l’objet de sa poursuite et l’intention ainsi que la finalité de l’auteur ? Et s’il a réalisé cette initiative, comment peut-il prétendre, ayant aperçu en quoi l’auteur est parvenu, d’une manière magistrale et inédite, à interpréter adéquatement la réalité et, à travers les principes, les lois et les maximes qu’il en retire, à en découvrir la spécificité et l’originalité, avoir raison sur lui alors que la seule possibilité et le seul aboutissement du lecteur fut de s’élever au niveau de conscience dont l’écrivain a témoigné en dégageant ces interprétations illuminantes et ces vérités nouvelles ?

Une lecture est, à sa manière, un travail aussi exigeant que l’écriture et, comme elle, aboutit à un produit qui, s’il n’est pas une rédaction, consiste à intérioriser et à communiquer éventuellement ce que, du propos de l’écriture, le lecteur en a retenu. Se confinant in foro interno, cette espèce de communication peut prendre la forme d’une prise de conscience, mais rien n’exclut que cette communication ne puisse prendre aussi l’aspect d’un écrit, dans son effort de transmettre son essence à autrui. Or ce travail de lecture est un analogue du travail de l’écriture en ce que, tout comme celle-ci considère une réalité, objective ou subjective, pour savoir l’interpréter, dans ce qu’elle comporte de plus véridique, autant dans son intension que dans sa compréhension, la lecture considère la réalité d’un texte en vue de parvenir à un résultat semblable, c’est-à-dire d’en pénétrer les sens et d’estimer en quoi ceux-ci sont susceptibles de refléter adéquatement la réalité qu’ils proposent de désocculter, de manière à transformer les perceptions futures sur elle ainsi que les attitudes éventuelles, susceptibles d’être entretenues à leur endroit.

Ainsi, c’est dans la complémentarité des esprits que l’auteur comme le lecteur se rejoignent, cette interdépendance se manifestant autour de la valeur de vérité à laquelle chacun d’eux peut prétendre, soit en écrivant, soit en lisant. Cela est tellement vrai que, si la distance entre leurs êtres était réduite, en éliminant l’intermédiaire que représente le support du texte, la possibilité d’un dialogue positif et fructueux entre leurs deux personnes apparaîtrait comme étant tout à fait plausible, sinon probable.

Cette valeur de vérité en est une qui, autant pour l’un que pour l’autre, s’érigera autour de l’un de deux pôles: d’une part, la réalité qui fait l’objet du propos de l’écrit; et d’autre part, la réalité qui est le texte. Pour celle-là, autant le lecteur que l’auteur peuvent en faire l’intuition et la reconnaître comme appartenant à leur champ d’expérience, l’intention de la rendre explicite d’une manière ou selon un point de vue distincts et particuliers séparant l’auteur et le lecteur cependant. Quant à celle-ci, autant l’écrivain que le lecteur sont aptes à se prononcer sur elle, pour ce qui est de la substance du propos énoncé et révélé ainsi que de la manière de parvenir à cette expression et à cette révélation, mais d’un point de vue qui les démarque aussi, puisque l’écrivain en est le découvreur et l’interprète alors que le lecteur en est l’interlocuteur et le critique.

Mais comme l’écrivain, pour savoir quelle est l’excellence de son aptitude à réaliser son activité et à transmettre son propos, doit en même temps se constituer en lecteur de sa propre œuvre, le lecteur, pour se rendre compte en quoi il a excellé dans son propre ouvrage et bien reçu ainsi que compris le propos de l’auteur, doit en découvrir le contenu et s’en figurer — s’interpréter à lui-même — la signification, en devenant ainsi lui-même l’auteur de sa propre représentation (qui peut être étroitement liée à celle de l’écrivain ou en tirer des conclusions et des implications qui, tout en respectant le sens de sa pensée, aurait peut-être même échappé à sa pensée et à l’essence consciente de sa perspective). Ainsi, non seulement l’auteur et le lecteur se complètent-ils dans leur activité réciproque, pour l’un d’écrire et pour l’autre de prendre connaissance du sens et de l’intention du propos énoncé comme d’en apprécier la qualité et le mérite, mais encore trouvent-ils, à l’intérieur de cette activité, à adopter une disposition complémentaire: pour l’auteur, celle du lecteur, et pour le lecteur, celle de l’auteur.

Si l’on admet alors que l’un des deux, l’auteur ou le lecteur, puisse avoir raison sur l’autre — c’est-à-dire formuler une impression prépondérante qui puisse influencer l’autre à modifier ou altérer une proposition intellectuelle préalable —, autour de quel critère peut-on décider de la chose ? Quant à la vérité qui inspire et fonde le propos, ce sera autour de la vérité effective de celui-ci, en tant qu’il serait susceptible de réaliser une découverte plus exacte et plus complète de la réalité, sur laquelle porte sa considération et qui fait l’objet de son propos, et d’en formuler une interprétation plus adéquate, d’une manière rendue explicite formellement, par l’auteur, et d’une manière rendue explicite intuitivement, par le lecteur, alors que réagissant naturellement au propos de l’écrivain par sa voix intérieure, il puisse en concevoir  éventuellement une façon plus perfectionnée de la connaître et de l’interpréter. Quant à la réalité du propos énoncé, en tant qu’il est tel, c’est également la vérité de celle-ci qui pourra servir à adjuger entre le point de vue de l’écrivain et celui du lecteur, en ce que, étant censée refléter l’adéquation entre l’intention de l’auteur et le produit de son action à la réaliser, la réalité de l’énoncé devient estimable, autant par l’écrivain que par le lecteur, selon qu’elle se perçoit comme étant l’accomplissement effectif de cette adéquation ou comme s’avérant lacunaire dans cette réalisation.

Mais comme par ailleurs un auteur serait mal avisé de présenter sciemment à un lectorat, comme étant achevé, un écrit qui ne serait en effet qu’un brouillon, et qui pour cette raison serait critiquable, comme étant inachevé, puisque ne transmettant pas la pensée complète de l’auteur sur le sujet étudié, soit qu’il ne l’a pas considéré avec toute la profondeur et toute l’envergure que le thème aurait mérité pour recevoir un traitement suffisant, soit que, la réflexion étant adéquate et complète, il n’est pas parvenu à la présenter d’une manière satisfaisante à un auditoire averti, la possibilité serait minime qu’un écrivain s’exposât au rejet catégorique de son œuvre par des lecteurs accomplis — car possédant une expertise qui les rende aptes à cette action décisoire —, sous prétexte que celle-là soit ni suffisamment fondée, ni suffisamment élaborée.

Par contre, si l’on peut concevoir qu’une œuvre puisse être améliorée, même lorsqu’elle est achevée, c’est-à-dire vraie, puisque fondée en principe, et juste, puisque rendant adéquatement le dessein de l’auteur en la produisant — et que la réalité elle-même entraîne à cultiver —, pour l’amener encore plus près de la perfection que l’idéal de vérité et de beauté puisse concevoir pour elle, d’une profondeur accrue et augmentée des principes et d’une extension plus ample des conséquences, d’une manière qui est éminemment recevable et intelligible par un lectorat cultivé, l’on pourra accorder à la critique du lecteur un rôle important, sinon essentiel, dans le sens de conduire à cette perfection, en faisant ressortir, avec pondération et justesse, étant animé d’un esprit de justice et de charité, les lacunes qui l’en séparent et dont le comblement pourrait l’en rapprocher, tout en reconnaissant quelle est la valeur éminente de l’œuvre, lorsqu’elle s’est mise au service de la découverte, de l’interprétation et de la révélation de la vérité.

C’est alors seulement que le lecteur pourra prétendre avoir raison, c’est-à-dire lorsque sa perspicacité, son autorité et son intelligence l’autoriseront à proposer à l’auteur des voies par lesquelles il pourrait parachever son travail, soit en lui apportant une profondeur plus grande et une compréhension plus étendue, soit en améliorant la manière avec laquelle celles-ci deviennent évidentes et appréciables pour le lecteur. Et pour autant que le degré de perfection atteint puisse être variable de l’une à l’autre et que l’érudition du lecteur qui est en même temps ouvert et de bonne foi lui permette de l’apprécier adéquatement et justement, il serait possible, au nom d’une perfectibilité de l’œuvre qui, en théorie, en raison d’une profondeur, d’une extension et d’une mouvance inépuisable et incessante de la réalité qui portent à continuellement en réinterpréter l’essence, est toujours présente et concevable, d’affirmer que le lecteur a ... parfois... peut-être même souvent... mais non pas toujours ... raison. — Plérôme.

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