mardi, août 30, 2005

06 — Lire, c’est choisir

Si le concept de lecture peut être rendu par un mot grec, son étymologie nous renvoie à un terme latin. Car «lire» provient du verbe latin «legere», lequel suggère la notion de «cueillir, recueillir, ramasser».

Les arguments étymologiques ne sont pas tout-à-fait étanches lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’usage contemporain d’un terme. Car si tout mot a une histoire, si tout concept procède d’un concept plus ancien, lequel peut avoir ses racines dans une langue étrangère ou primitive, le sens qui originalement lui était prêté peut ne pas s’être conservé durant le long cheminement historique qui aboutit au terme tel qu’il existe actuellement. Car, selon l’utilisation que l’on en fait et sous l’influence parfois de mentalités différentes propres à des cultures d’adoption ou simplement du fait que les mentalités indigènes ont vu s’opérer une évolution de leur regard sur le monde, le sens que reçoit un mot à une époque précise peut se voir radicalement transformé pour signifier, à des époques futures, tout autre chose. Ainsi en est-il du mot «char» qui, de véhicule de guerre ou de course tiré par des chevaux, est devenu le blindé armé d’un canon de nos campagnes militaires, en passant par une plate-forme mobile sur laquelle, en période de carnaval, évoluent des personnages costumés, animés ou sculptés, évoquant un thème ou une histoire.

À l’origine, «legere» possédait une variété de sens, parmi lesquels celui de «prendre connaissance pour soi», mais celui-ci était un sens dérivé, analogique, qui appliquait à un texte ou à un événement une activité intellectuelle sélective. Car si «legere» signifiait déjà lire au sens où aujourd’hui nous l’entendons, celui d’«intérioriser une information ou de communiquer un texte à haute voix», plus concrètement, il signifiait l’«action de cueillir ou de ramasser», puis celle de «dérober», ensuite celle d’«épier, surprendre», et enfin celle d’«opérer un choix parmi une variété d’alternatives». D’ailleurs, ce terme comportait alors un paronyme, «legare» qui, étant appliqué aux personnes, renvoyait lui aussi au sens d’effectuer un choix, mais dans le sens plus précis d’un recrutement en vue d’une mission à remplir (comme dans une mission diplomatique ou militaire) ou celui d’énoncer les dispositions d’une volonté à exécuter (comme dans un testament).

Or choisir n’est pas un acte anodin. C’est une action morale qui ne suppose pas seulement l’intériorisation ou l’appropriation d’une information pour l’emmagasiner dans la mémoire, quitte à la restituer lorsque les circonstances l’exigeront, comme ordinairement peut-être le terme de lire le suggère. L’action sélective présuppose certes cette faculté d’intériorisation et de mémorisation, mais elle suppose une activité encore plus fondamentale, puisqu’elle fait reposer sur elle la discrimination du jugement en exercice et l’éventuelle détermination d’une action concrète dont les fins sont estimées importantes pour la conscience qui l’accomplit.

Lorsque l’on choisit, on choisit entre des alternatives. Et qui dit alternative suggère en même temps des choses distinctes, dont la valeur est relative à un but, lequel suggère la priorité à accorder à une chose sur une ou plusieurs autres. Bref, c’est la nature du but qui conditionne le choix à apporter, puisque l’on peut aussi choisir de ne pas choisir, ce qui est en soi un choix, mais un choix qui oppose une situation actuelle, avec sa dynamisation propre en fonction d’un but qui, s’il n’est pas entièrement connu, demeure néanmoins actuel, à une situation éventuelle, à l’intérieur de laquelle une fin nouvelle en vient à remplacer une fin antérieure, la présomption étant que celle-ci est surannée, qu’elle a acquis une désuétude qui la rend moins désirable que son remplacement, qu’en somme, elle répond moins ou de façon moins immédiate au désir de ceux pour qui elle constituerait autrement une fin légitime.

Qui dit choix par conséquent, suppose une ou plusieurs fins possibles, lesquelles sont mesurées à une conscience désireuse et existeraient en fonction de celle-ci. De sorte que, en choisissant de rendre effectif un moyen en vue de parvenir à une fin, on choisit en définitive la fin correspondante, laquelle a toutes les apparences de l’être, en autant qu’elle renvoie en réalité à l’idéal le plus élevé à laquelle peut tendre une action vitale, comme en constitue et illustre en général le jugement. Ce qui signifie que la conscience qui choisit, choisit entre un certain nombre d’alternatives en fonction d’un idéal quelconque, lequel, réalisant une fin, sera estimé éminemment désirable précisément parce qu’il comble de façon optimale un manque, réel ou virtuel, qu’il importerait de savoir remplacer par le bien qui en résultera.

Tout choix tend vers un bien et tout idéal cherche à réaliser le bien. Comme il est dans la nature du bien désiré de n’être jamais unique, i.e. d’être toujours comparable à d’autres biens, la conscience sélective se trouve en tout temps à mesurer sa compréhension de ce qui constituerait la plus haute expression du bien aux instances éventuellement réalisables d’icelui, de sorte à susciter la préférence de l’une de celles-ci sur les autres. Une hiérarchie des biens s’instaure alors, laquelle se réfère alors nécessairement à une conception du bien qui n’est pas fixe ou stagnante, qui à la possibilité de différer d’une personne à l’autre, ou même d’évoluer d’un moment à l’autre à l’intérieur d’une même personne. Cette conception définissant ce que serait pour celle-ci un idéal métaphysique fondamental, la conscience jaugera contre cet idéal toutes les fins qu’elle serait susceptible de formuler en son for intérieur, pour déterminer laquelle lui correspondrait le mieux, compte tenu des circonstances et de la situation, et adopter l’ensemble des moyens qui lui permettront de la réaliser, en traduisant, par une action efficiente, ce qui conviendrait pour donner réalité à ce qui est estimé le plus souhaitable.

Deux fins se superposent et se conjuguent alors, celle qui constitue le but vers lequel l’action tend et celle qui définit la meilleure action en vue de cette finalité. Si lire suppose l’action de choisir, cela signifie qu’en lisant, l’esprit relatera son activité à un idéal, réalisant ce faisant une fin éventuelle dont l’issue ne peut être qu’un bien. Or, ce qui est le bien par excellence au point de vue d’un choix intellectuel, c’est la vérité, laquelle consiste à présenter parfaitement à la conscience ce qui est réellement, sans en même temps lui offrir la distraction de ce qui n’existerait que virtuellement.

Le mirage et le phantasme sont deux phénomènes qui exemplifient ce qui semble être, sans être réellement toutefois. Car si le voyageur du désert aperçoit, au loin, le reflet d’un oasis tant convoité, tellement sa soif est intense, et s’il choisit de se diriger vers l’image qui se présente à son imagination, il est voué à la certitude d’une mort par déshydratation puisque le but proposé ne saurait jamais se matérialiser. L’oasis entrevu peut bien exister, puisque le mirage est un phénomène de réfraction atmosphérique qui fait apparaître l’image de ce qui est, mais ailleurs que là où les sens le situent, empêchant l’oeil de s’orienter adéquatement sur elle afin d’en découvrir la source. Il n’existe donc pas de façon à ce que, apparaissant dans le mirage, on puisse en situer avec précision le lieu, la direction et la distance. Et puisque les vecteurs atmosphériques de ce phénomène varieront selon les conditions climatiques, toute espérance d’une extrapolation qui révélerait l’emplacement réel de la source du mirage s’avère aléatoire et vaine.

Le phantasme représente une autre forme que peut prendre la virtualité. Car dans le phantasme, la réalité immédiate à laquelle renvoie l’image du phantasme n’existe simplement pas, sauf dans l’imagination de la conscience qui la produit, de sorte que, se trouvant dans le souvenir, lequel réalise toujours l’impression dans l’esprit de ce qui a pu exister, mais qui n’est plus, la réalité représentée par le phantasme induit à croire en sa réalité effective alors que rien dans l’existence concrète ne la confirme. Tout choix, ou toute décision, qui reposerait une action sur la réalité de ce phantasme apparaîtrait alors à un témoin comme n’étant en aucune façon convenable. Cela étant que l’action qui émanerait de la conscience et qui se donnerait comme but un quelconque rapport à ce phantasme ne trouverait aucune explication adéquate aux yeux d’un tiers observant. Seule la conscience en laquelle naît le phantasme pourrait expliquer la nature de son contenu idéel, parfois même sans comprendre que, loin de posséder un réalisme objectif, il révèle plutôt le caractère d’une illusion.


Lire, par conséquent, c’est choisir en fonction de la vérité, d’une vérité qui tend vers la plus entière des complétudes possibles. Car il serait possible de glaner d’une lecture quelques bribes de vérité, sans avoir saisi l’intégralité de la vérité du propos que le lecteur s’évertue de comprendre et d’assimiler. Comme d’ailleurs, il serait possible aussi qu’un écrit ne renferme, parmi la multitude de propositions et d’affirmations qui sont avancées par son propos, uniquement des instances éparses d’une énonciation vraie et incontestable.

Ainsi, l’art du lecteur consiste précisément à recevoir du texte qui se présente à lui les significations qui, tout en étant porteuses de sens, le sont en vertu d’une énonciation de la vérité, à la fois extensive et approfondie, et reconnue comme telle par celui-là. À défaut de ceci, soit qu’ échapperont au lecteur des propositions et des idées éminemment vraies, sans que celles-ci ne soient clairement identifiées par lui comme pouvant l’être, soit qu’il prendra pour indubitables des propositions et des idées qui n’auraient pas la consistance de la vérité. De sorte qu’en agissant en fonction d’une connaissance préalable nullement rectifiée par une vérité qui, lui échappant, ne saurait conditionner ses délibérations, ses choix, ses jugements et ses conduites, le lecteur réalisera une action stérile, lorsqu’elle est comparée à celle du lecteur qui se serait laissé pénétrer par cette vérité. Ou encore, en agissant selon une nouvelle connaissance qui reposerait sur des propositions ou des idées illusoires, parce qu’ayant toutes les apparences de la vérité aux yeux du lecteur, sans que n’existe une confirmation définitive en ce sens, les jugements du lecteur ne sauraient que produire une action qui, étant fondée sur l’illusion, serait dissonante quant à celle dont on pourrait s’attendre que dans l’idéal il réalise.

Puisque lire, c’est choisir, c’est donc choisir d’abord ce qui convient à la vérité, le plus haut bien contre lequel tous les autres biens provenant de la lecture (le plaisir, l’évasion, l’acquisition des idées nouvelles, la rencontre des consciences et la communion des sentiments, des valeurs et des opinions) peuvent se mesurer. Pour que cela puisse se réaliser, l’esprit du lecteur doit apprendre à faire la différence entre ce qui est vrai réellement, et non pas simplement présenté comme l’étant, tout en ne laissant pas s’échapper la perception de vérités inattaquables, n’ayant pu reconnaître en elles des connaissances nouvelles réalisant éventuellement l’idéal du vrai. Seulement pourra-t-il alors prétendre agir de façon congruente, non seulement à un savoir qui est adéquat à un texte bien assimilé et interprété, mais aussi à un savoir fondé sur une vérité objective que rend le texte et qui constitue en quelque sorte l’idéal commun à l’écrivain comme au lecteur, celui que le lecteur recherche comme étant le bien le plus élevé pouvant procéder de son activité de lecture et celui que l’écrivain tente de réaliser à travers les révélations de son activité scripturale. — Plérôme.