Qu'ont en commun les mots «anagnosis», «gnose», «diagnostic», «pronostic» et «agnosticisme»? C'est qu'ils renvoient tous, par la racine grecque sur laquelle ils sont fondés, au concept de connaissance. Avant d'être une secte de l'Antiquité, la gnose est, rappelons-le, la connaissance métaphysique des choses cachées et accessibles uniquement aux esprits disposés à la recevoir. Le diagnostic, c'est l'identification précise et sans ambiguïté d'une condition médicale ou d'une situation empirique, laquelle suppose que l'on en connaisse véritablement à la fois la nature, l'origine, le déroulement, les virtualités, les modalités relationnelles et la fin. Le pronostic, c'est la fin pressentie et anticipée d'un processus dont on a identifié à la fois la nature et la cause. Puisqu’il revient au diagnostic de préciser quelles seraient celles-ci, le rapport entre celui-ci et le pronostic devient évident: une erreur avérée du pronostic implique l’une de trois choses, soit le cours hautement irrégulier d’une situation ou d’un état adéquatement diagnostiqués, soit une intervention intermédiaire qui ait pu influer sur le cours des événements, soit une estimation grossière de l’état ou de la situation originelles. Quant à l’agnosticisme, c’est la relativisation du savoir à l’individualité des conditions qui peuvent influer sur les existences et, par conséquent, l’aveu de ne savoir parvenir à une connaissance universelle et éternelle, i.e. une connaissance qui n’est pas liée aux aléas de l’espace-temps. Comme le préfixe ana- l'autorise à comprendre, lequel suggère une nouveauté, un regain, l'anagnosis réfère au renouvellement de la connaissance que l'on acquiert par la lecture.
Si le concept de connaissance revient constamment dans ces exemples, le terme clef, c'est la vérité que ladite connaissance est censée recouvrir. Pour qu'une connaissance des choses cachées ne soient pas une illusion, une fiction, un conte, un rêve avec lesquels les consciences sont bercées et peut-être même bernées, elle doit être vraie, elle doit renvoyer à une réalité spirituelle qui est clairement comprise et tout aussi clairement énoncée, cette clarté étant la marque que reçoit la connaissance vraie se proposant comme telle. Il en va de même avec le diagnostic: pour que celui-ci ait quelque sens que ce soit, pour que, s'adressant aux objets concernés, il guide une action correspondante qui soit droite, complète et bienfaisante quant à ses résultats, la vérité qui est recouvert par celui-là doit être à la fois complète et inclusive de tous les éléments essentiels qui en caractérisent les différents moments. Quant au pronostic, celui-ci est toujours dans l'immédiat incertain quant à sa validité: car s'il espère traduire ce que les choses seront, consécutivement à l'entendement que l'on a de leurs caractéristiques essentielles et de leur causalité, la réalisation de l'anticipation ne peut s'afficher à proprement parler comme connaissance que lorsque la prévision se réalise et que le discours prospectif trouve sa contrepartie dans l'événement ou l'état réalisés. Comme pour le diagnostic, un pronostic faux ne repose au mieux que sur l'hypothèse et au pire sur le fantasme, dont les effets peuvent s'avérer désastreux si l'on ignore la précarité de leurs prémisses comme l'incertitude des extrapolations qui mène à tenter de comprendre ce que seraient les natures profondes et les implications éventuelles. Et si l’agnostique baisse les bras devant l’éventualité d’une connaissance supérieure, c’est qu’il dénie à la raison toute prétention à saisir une vérité qui transcende les confins de l’espace et du temps. C'est donc une conscience pondérée et sage qui est susceptible d'évaluer ses connaissances en termes de leur vérité probable et pour réserver son propos à ce dont elle peut être réellement certaine, en prenant bien soin de ne pas poser comme indéniable ce qui en réalité est à la fois hautement hypothétique et donc hasardeux quant à ses possibilités réelles.
Deux aspect s'entrecroisent donc dans la connaissance: la profondeur et l'extension. Lorsque l'on connaît une chose dans son intimité, lorsque l'on en saisit les moindre nuances, lorsque l'on sait dégager d'elle ce qui en constitue l'essentiel, pour le distinguer de l'accidentel, lorsque l'on sait tout ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, tout en sachant aussi ce qu'elle n'est pas, lorsque l'on sait d'où elle vient, ce qui explique sa venue à l'existence, ce en vue de quoi elle existe, le comment de son existence et les affinités qu'elle est susceptible d'entretenir avec les autres choses, il est possible alors d'en affirmer une connaissance approfondie. Par ailleurs, lorsque l'on est en mesure d'en évaluer l'impact sur l'entourage, lorsque l'on peut prévoir quelle est sa situation dans le temps, ce qu'elle a été, ce qu'elle est présentement et ce qu'elle pourrait devenir, lorsque l'on est en mesure d'anticiper sur la réalisation de ses possibilités, passivement en constatant l'évolution de celles-ci selon les aléas de l'existence, ou activement en agissant, directement ou indirectement sur elles, bref, lorsque l'on en a une intelligence empirique qui, si elle est superficielle, puisqu'elle se fonderait alors sur l'observation et l'action sensibles, est néanmoins juste et adéquate aux idées que l'on en entretient, on peut alors concevoir que la connaissance étendue que l'on en a est véritablement complète.
Le rapport entre la profondeur et l'extension ne sont pas sans être problématiques, puisque la connaissance approfondie que l'on acquiert d'une chose ne saurait faire entièrement abstraction de sa situation dans l'empirie, comme la connaissance étendue que l'on entretient à son endroit ne saurait être totalement indépendante des idées que l'on formule à son sujet quant à ses caractéristiques intimes. Cela n'est pas dire qu'il n'existe aucune intuition spontanée à l'égard de ce qui est, susceptible de naître dans la conscience, ni que l'empirie ne serait pas susceptible d'éclairer la conscience quant à l'action d'une chose inconnue.
S'ils sont rares, puisqu'étant attribuables au génie, les exemples d'une inspiration, qui ne s'explique aucunement par la nature connue de la chose pouvant fournir une représentation nouvelle de celle-ci, existent néanmoins. Que l'on songe simplement à l'intuition d'Archimède qui spontanément a compris le principe de la gravité spécifique. Quant à l'expérience susceptible de produire une représentation inopinée et peut-être même inanticipable, lorsqu'elle est évaluée à la lumière de la connaissance que l'on en aurait, qui ne peut songer à l'exemple d'un héros qui se révèle, malgré que l'on ait cru jusqu'alors à une timidité qui ne laissait soupçonner aucun courage de l'ordre de celui révélé par les actions héroïques qui sont devenues les siennes. Mais peut-on seulement envisager une connaissance qui, se souhaitant empirique, ne référerait aucunement à une idée sur la nature d'une chose, telle qu'une conscience susceptible de profondeur pourrait en abriter? Et peut-on, à l'inverse, prétendre saisir la nature intime d'une chose dans la pureté de sa singularité, sans évoquer implicitement en même temps qu'elle puisse comporter une existentialité, i.e. une réalité, telle qu'elle se situe dans l'espace-temps de telle ou telle façon correspondante aux qualités et fluctuations de celui-ci?
Lorsqu'il porte sur un objet susceptible d'exister, i.e. appartenant à un royaume dynamique qui implique, même virtuellement, le déroulement de relations continuelles entre les êtres, l'acte de connaître n'est pas un acte figé, valant pour tous les âges et toutes les époques. Seule l'histoire en tant que regard sur un passé révolu, considéré comme n'étant pas susceptible de se reproduire puisqu'appartenant à une conception du temps strictement linéaire, peut prétendre découvrir des vérités nécessaires et immuables quant à l'existence des choses. Les mathématiques se proposent bien d'énoncer des vérités «empiriques» nécesssaires et vraies, telles que «2 + 2 = 4» ou «la ligne droite est le chemin le plus court entre deux points», mais ces propositions, si elles sont indéniables, le sont en réalité uniquement pour des univers conceptuels spatialisés et figés, qui n'allouent pas pour l'aspect dynamique, i.e. relationnel et vital, propre à l'existence. Et la noo-psychologie philosophique a bien postulé, et illustré, une nature pensante et sentimentale nécessaire et universelle pour tous les sujets conscients susceptibles de l'acte de penser, mais celle-ci, outre qu'elle soit formelle et donc susceptible d'une plasticité et d'une créativité matérielle quant aux aléas de l'existence, se rapporte à un être qui lui, est ni universel (existant dans tous les espace-temps), ni éternel (existant pour tous les espace-temps).
Si connaître, c'est posséder la possibilité d'opérer toutes ces discriminations quant à un savoir qui est à la fois profond et étendu; lire est celle de l'acquérir, par une activité qui le sollicite et le recherche, qui le découvre quant à la matière, soit dans la réalité intérieure à soi-même, soit dans le champ extérieur de l'empirie, et qui l'interprète et le réalise, quant à la forme, laquelle comprend pour l’essentiel la capacité dynamique et plastique, autant du sujet que de l'objet de la connaissance. Le texte livresque, qui réunit à la fois l'intériorité, révélatrice des pensées, des idées, des croyances et des connaissances intimes de l'intentionnalité, et l'extériorité, le contexte auquel renvoient ces contenus intellectuels, ne constitue qu'un aspect de la lecture. Car il est possible aussi de lire le grand texte de la nature, avec tout ce que ce concept dénote et connote, lequel a un message à livrer, pourvu que la conscience, arrivée à un seuil critique de sa maturité herméneutique, laquelle ne préjuge en rien de sa maturité physiologique, soit prête à y investir l'effort requis à en déchiffrer et interpréter le texte. Et lire étant un acte, il a la possibilité de confluer avec les autres actes et, se transformant en acte extériorisé, se métamorphoser en aucun de ceux-ci selon la loi qui régit les circonstances et la liberté de l'être conscient. — Plérôme.