On vit dans une culture où lire devient de moins en moins important. La télévision, le cinéma, les films DVD, les disques CD, l'ordinateur et tous les autres moyens de télécommunication avec lesquels nous sommes inondés nous ont décrochés de la lecture et nous ne nous en sentons que mieux. Sans parler de tous ces engins qui, sous prétexte de nous épargner du temps, font passer au plan du souvenir ce qui hier tenait de l'habileté, du savoir-faire et de l'effort. Car toute cette panoplie de moyens exprime la liberté de disposer immédiatement de toutes les informations requises, de jouir instantanément du moment présent, de ne pas avoir à demeurer en attente de ce qui alimente le désir: sans remarquer cependant que cette situation cache un piège, étant peut-être distrait de l’évidence qui ainsi passe inaperçue.
Lequel piège, me direz-vous? Que peut-on avoir à craindre d'une situation qui comble toutes les attentes et répond à celles-ci avant même parfois que nous ayons pu les formuler explicitement? Le leurre est précisément cette facilité avec laquelle tout survient; le piège qui guette est donc celui de la facilité.
Tout ne peut être que plaisir. Croire cela, c'est déjà se situer sur une déclivité qui rapproche encore de la stagnation, de l'oubli. Car c'est une loi inéluctable de la vie que ce qui en elle en vient à nous sembler le plus valable est le résultat d'un effort, se gagne, se mérite, procède d'une aspiration que l'on définit et que l'on cherche à réaliser. La vie humaine elle-même est une victoire sur les courants qui nous entraînent, sur les fatalités qui l'assaillent, sur les facilités qui se révéleront funestes à ceux qui oublieront de s'en méfier. Trop de plaisir peut mener à la veulerie, trop de facilité, à la lâcheté du caractère. Lorsque les véritables difficultés se présenteront, elles risqueront de laisser désorienté, démuni, désemparé...
Or, si lire, c'est ce qui se fait avec les livres, c'est aussi l'opération que mène l'esprit lorsqu'il déchiffre les pièges de l'existence, pour comprendre quelles sont les situations qui favorisent la vie et quelles sont celles qui le font glisser sur la pente du laisser-aller et du manque d'initiative, laquelle nous laisse à la merci des forces négatives et parfois délétères.
Lire, c'est comprendre: comprendre comment les choses se passent, comment elles se sont passées, et nous permettre peut-être d’entrevoir dans l’intuition comment elles pourraient se passer si certaines conditions analogues et propices se réunissaient pour les produire. Lire, c'est entrer en relation avec un autre univers, celui de l'autre, de l'autre personne, de l'autre temps, de l'autre lieu, d'autres mœurs, d'autres situations. La constante, dans tout cela, c'est que tous nous participons à une même nature vivante, à une même nature humaine, de sorte que l'expérience de l'altérité devient à la fois une fenêtre sur un aspect de soi-même dans son universalité et une interpellation de son individualité en fonction de l'individualité d'autrui. Car si les réactions à des situations semblables peuvent être semblables, elles ne sont jamais identiques, et les réponses apportées à des situations problématiques peuvent chercher à améliorer ce qui survient et leur donner une issue plus heureuse.
Lire donc, c'est une nécessité, laquelle nous permet de nous extraire de cette passivité qui risque de nous entraîner le long d'un parcours que l'on souhaiterait peut-être éviter, si son point d'arrivée devenait prévisible. Apprendre à lire, savoir lire, enseigner à lire, voilà donc une aptitude qui, se fondant sur la réflexion sérieuse, ne peut nuire à personne. Car du texte écrit, on peut procéder vers le texte vécu. Et comme dans le texte écrit, tout n'est pas dit, tout ne saurait se dire, dans le texte qui appartient à l’ordre du vécu, il y a beaucoup de non-dit et d'inénarrable que seule une lecture approfondie permettra d'approcher, sans jamais le toucher vraiment. — Plérôme.