Lire, c'est beaucoup plus que simplement identifier les idées et les intentions derrière un texte écrit. C'est aussi, et peut-être surtout, reconnaître ce qu'une situation renferme de particulier, en quoi elle peut offrir des possibilités, quels avantages ou quels désagréments pouvant en résulter et quels sont les risques courus, quels peuvent en être tous les aspects, les facteurs qui la produisent, la continuent et la perpétuent ainsi que les résultantes possibles.
Lorsque l'on sait qu'à l'origine, l'écriture tenait à la fois du mystère et du prodige, on comprend mieux quelle utilité elle peut avoir pour nous encore aujourd'hui. Autrefois, elle tenait lieu de parole, de parole qui ne pouvait se transmettre de vive voix, parce qu'elle renfermait des secrets qu'il convenait de ne pas ébruiter, parce qu'elle distinguait ses utilisateurs, qui pour la plupart appartenaient aux plus hautes castes de la société, parce qu'elle était un moyen de communion au sacré qui n'était réservé qu'à une élite, parce qu'avec les signes qui en masquaient le message, elle protégeait ses utilisateurs des dangers qui les auraient menacés, si le contenu de leur propos arrivait à des oreilles mal disposées à les recevoir.
L'écriture tenait de la magie, elle qui à travers des signes mystérieux avait la capacité de transmettre les pensées qui se véhiculaient par elle sur de longues distances et à travers le temps. De sorte que ceux qui avaient le don d'en faire usage étaient vus comme des êtres extraordinaires, dont le pouvoir était à craindre, puisqu'incompris et pouvant agir à distance, de façon occulte, implicitement maléfique, sans possibilité d'être influencés dans leur action, dès que celle-ci était accomplie. Tout au plus pouvait-on soupçonner les auteurs d’une éventuelle malveillance, sans entrevoir au juste comment s’opérait leur action invisible. De plus, appartenant à un ordre social bien défini — shaman, prêtres ou mages —, la distance entre ceux-ci et les autres castes sociales ne s'en trouvait que mieux assurée. Si ce mystère contribuait à augmenter, à multiplier l'effet de leur pouvoir de médiation entre les forces surnaturelles et les hommes, il pouvait aussi être détourné à l'avantage politique et économique plus immédiat des membres de cette classe privilégiée.
Il était ainsi possible de reconnaître dans l'écriture le moyen d’une formation et d’une concrétisation du monde, d'un monde qui était toujours à la jonction du visible et de l'invisible, l'écriture étant à la fois visible par les traces qu'elle laissait, et invisible par les effets qu'elle opérait. Le monde devenait alors ce que les intentions derrière l'écriture en dictaient, comme il se figeait sous leur impulsion selon les aspects dont la protection et la conservation étaient estimées souhaitables. Car si l'écriture cherche à communiquer un propos, une intention, un sentiment, un désir ou une marche à suivre, elle agit surtout sur les consciences, lesquelles sont par la volonté à l'origine de toutes les actions qui subséquemment peuvent être entreprises par les êtres qui en sont pourvus.
L'aura de sublime grandeur et la crainte religieuse qu'inspirait ce rapport de l'écriture au sacré n'était pas étranger au cours toujours adéquat que l'on pouvait attendre de ses effets. Tel était le pouvoir de l'écriture alors que l'on croyait, à juste raison, et selon l'ascendant que les scribes particuliers pouvaient posséder, en énonçant leur propos au nom de leur ordre ou de leur caste — car pour la plupart ils demeuraient à titre personnel anonymes —, ou encore en transmettant fidèlement le propos d'un notable ou d'un souverain, qu'elle pouvait constituer la garantie d'un monde qui existerait toujours comme on le connaissait parce que parfait selon l'intimité du rapport qui l'unissait à son Dieu. Grâce au scribe, on était en mesure de connaître la perfection du monde, pourvu que l'on ait été initié à l'art de déchiffrer ce que sa plume en traduisait sur le parchemin. Art dont la richesse est inestimable, pourvu d’en posséder le secret. Art qui, par conséquent, était l’apanage d’un petit nombre, seul jugé digne de participer à ce savoir privilégié. — Plérôme.
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