Si
l’on ne peut affirmer, par conséquent, que le lecteur a toujours
raison, peut-être alors pourra-t-on accorder à l’auteur le privilège de
cette infaillibilité ?
La question posée devient d’autant plus pertinente qu’elle engage l’auteur dans son activité même, à savoir l’énonciation d’un propos qui, étant soit descriptif, soit thématique, suppose une quelconque adéquation avec ce qui est, c’est-à-dire avec la réalité telle qu’elle se révèle à ses sens et déroule son action pour constituer une histoire, ou la réalité, telle qu’elle manifeste à son esprit les principes qui la gouvernent, pour la fonder et lui procurer un sens.
D’autant plus que ni la description, ni le développement de thèmes philosophiques ou littéraires ne sauraient s’exclure mutuellement, dans la production d’une oeuvre écrite: même qu’ils renvoient l’un à l’autre, comme lorsque le romancier réfléchit sur la signification d’un événement dont il vient de narrer les incidents et les actions des personnages qui se rapportent à lui, ou lorsque le philosophe, pour étayer les thèses qui composent et étoffent son propos, apporte les exemples qui les approprie à la réalité et leur apporte un caractère familier pour mieux encore, dans la pratique, les rendre recevables par son auditoire. Et si l’on peut voir en ces usages stylistiques un recours aux artifices de la rhétorique, ceux-là n’illustrent pas moins l’intimité de la relation intime qui existe entre la pensée et la réalité, entre l’imagination qui représente ce qui est, l’intelligence qui l’aperçoit et l’assimile intégralement, pour ce qu’elle est et selon ce qu’elle est, et la raison qui en reconnaît les tenants et les aboutissants, les raisons d’être qui les justifient et les éventualités qui les expliquent, comme elle présente les possibilités que représentent pour l’esprit les situations, les circonstances et les événements, en vertu des essences, des mouvements, des éléments et des causalités qui sont, dans leur particularité et dans leur composition, le propre de toute réalité.
Si cette intimité est spontanée, en ce qu’elle est simplement issue de l’acte intellectuel qui préside à l’activité de l’écriture, en vertu de procéder de la nature spirituelle et consciente de l’homme, sans pour autant que cela ne nie en lui, ni une intention — la visée de son acte —, ni une délibération — sur l’excellence du moyen à utiliser pour la rencontrer —, ni éventuellement un parti-pris subjectif — quant au point de vue privilégié par l’auteur dans la représentation des perceptions et l’énonciation des principes dont il pressent et appréhende l’opération à travers elles —, c’est qu’elle illustre le lien organique qui existe entre l’objet de la pensée et l’être vivant qui la réalise. Ceux-ci sont l’un pour l’autre la matière d’une existence réelle qui possède sa nature propre, qui est apte à se transformer et à recevoir une signification et une direction auxquelles l’auteur est susceptible de participer. Il effectuera ceci en tant qu’il est un agent qui peut produire, si éventuellement il le désire, une opération sur elle qui l’engage, non pas seulement intellectuellement, mais aussi existentiellement. C’est le cas notamment d’auteurs qui, à l’intérieur de leurs activités quotidiennes, mettent leurs théories à l’épreuve, ou de professionnels qui, ayant éprouvé les différentes facettes de leur métier, en tirent les leçons appropriées et les finalités pour en systématiser la compréhension et les rendre accessibles à l’esprit d’un auditoire concerné.
Une espèce de triangulation résulte donc de l’interaction entre les trois éléments que sont l’auteur, le lecteur et la réalité, laquelle fait appel à la conscience respective de ces associés et révèle une complexité beaucoup plus grande qu’elle ne le laisse paraître à première vue.
Celle-ci nous encourage à concevoir le rapport immédiat, existant entre le lecteur et le texte qu’il parcourt, et nous renvoie à un premier ordre de réalité: celui d’une conscience qui suscite pour elle-même l’occasion de se laisser absorber par un propos étranger qui sollicite son intelligence et dont, l’ayant compris et assimilé, il pourra éventuellement se faire l’interprète.
Par ailleurs, cette conjoncture implique aussi un second ordre de réalité qui est celui de la conscience de l’auteur, lorsqu’il compose un texte, avec en vue bien sûr le regard sur lui d’un lecteur éventuel. Mais c’est un auteur qui possède, pour matière immédiate, les notions qui résident en sa propre conscience et par conséquent le contenu implicite du propos qu’il désire incorporer, formaliser et exprimer et, pour finalité éventuelle, la substance et la consistance d’une forme imprimée sur son esprit, de sorte à construire un texte cohérent par son discours et recevable par le style qui l’organise et le transmet.
À ces deux ordres de réalité, l’on peut en joindre un troisième, qui est l’ordre social existant, et qui permet la rencontre de ces consciences alliées — celle du lecteur et celle de l’auteur — , à la fois en raison de l’existence des conditions techniques, grâce auxquelles se réalise la production des ouvrages littéraux; des conditions économiques, susceptibles d’en faciliter les échanges équitables; et des conditions politiques, aptes à définir quelles seraient les valeurs esthétiques et morales, contenues dans leurs pages, la désirabilité de contribution qu’elles peuvent apporter à l’ensemble social et la conséquence constitutionnelle de leur dissémination, pour encourager la parution et la distribution de ces œuvres, pour les interdire, ou du moins ne pas les faciliter.
On peut même en ajouter une quatrième, qui est la réalité elle-même, constituée par l’interaction et l’enchevêtrement de ces divers éléments, procédant d’eux et d’autres encore, dans la constitution par la conscience de son objet, qui peut être tantôt naturel, tantôt culturel et tantôt spirituel. C’est une réalité qui est à la fois la matière objective des ouvrages écrits, sous un, plusieurs ou l’ensemble de ses aspects, et fonde la possibilité de leur formation, de leur propagation et de l’efficace exercé par eux sur les consciences.
Par ailleurs, dans le dialogue et peut-être même la dialectique qui lient l’auteur et le lecteur, lorsque le premier devient l’objet de la critique formelle de celui-ci, et qui nous portent à soulever la question de l’avoir-raison, tantôt du point de vue du lecteur et tantôt de celui de l’auteur, nous pouvons supposer que le troisième ordre de réalité fût propice à la possibilité de cette confluence parfois heureuse des consciences. Mais s’il est légitime de conclure que, faute de la rencontre de l’une ou de plusieurs de ces conditions techniques, économiques et/ou politiques, à laquelle l’on pourrait ajouter l’alphabétisation et l’acculturation des populations, c’est-à-dire la capacité pour elles de participer à l’univers spirituel que révèle et transmet le monde de l’écrit, l’appariement de toutes les consciences possibles, impliquant l’éventuelle communauté entière des lecteurs et des auteurs, demeure encore une virtualité, peut-être même irréalisable.
L’auteur énonce donc un propos, soit descriptif, soit thématique. Et ce propos porte sur une réalité qui soit se présente comme réelle, c’est-à-dire qu’elle devient accessible à toutes les consciences comme procédant de l’expérience vécue, puisqu’elle appartient à la dimension historique, soit comme fictive, c’est-à-dire qu’elle se présente aux consciences comme étant une projection de l’imagination dans la reconstitution d’un événement historique (tel qu’il pourrait avoir été vécu, par soi ou par autrui, naguère ou jadis) ou dans la constitution d’une réalité imaginaire, parallèle et alternative, éventuelle, plausible, probable ou simplement possible, mais non pas susceptible d’être avérée, comme étant concrètement et physiquement actuelle, par des consciences informées, objectives et impartiales.
Ainsi tout auteur est susceptible, par son action, soit de représenter, lorsqu’il décrit une réalité existante ou dont il fut un témoin privilégié; soit d’interpréter, lorsqu’il théorise sur une telle réalité pour en identifier des principes et des conséquences jusque lors inconnus, en proposer une signification, en dégager un sens ou une direction, ou encore en identifier des finalités; soit d’imaginer, lorsqu’il propose aux consciences une réalité construite et fantastique, sans prétendre présenter une perspective qui, tout en étant hautement plausible, puisqu’elle est cohérente et ajustée aux formes de l’esprit, est susceptible d’être avérée, autrement que d’une manière fortuite ou approximative; soit d’extrapoler, lorsqu’il expose aux consciences, comme étant prévisible, probable ou encore hautement possible, une réalité qui, sans être présentement avérée, serait susceptible de le devenir, en raison de l’actualité d’une conjoncture qui permette d’entrevoir pour elle une conclusion déterminée, en raison des virtualités immanentes et certaines qui sont inhérentes à elle et qui impliquent une forte probabilité qu’elle évolue dans une direction prévue et anticipée, si se maintenaient des conditions préalablement identifiées qui l’y prédisposent inéluctablement ou si se rencontrait une nouvelle conjoncture dont l’incidence, sans être certaine, pourrait néanmoins être raisonnablement anticipée.
Compte tenu alors de ces différents aspects de l’activité de l’écrivain, que peut-on dire de son aptitude et de sa compétence à les accomplir avec bonheur et ainsi à établir solidement son propos?
Si l’action de l’écrivain peut être désintéressée, c’est-à-dire s’il parvient éventuellement à énoncer son discours avec en vue uniquement l’expression sincère, libre et sans entrave, de sa conviction intime et authentique, par acquit de conscience et par devoir envers celle que possède le public qui constitue son auditoire, sans être influencé par des conséquences personnelles, fâcheuses ou intéressantes, qu’éventuellement une telle action (ou son empêchement) pourrait comporter pour lui — comme lorsqu’il évoque un sujet tabou ou qu’il aborde un état problématique ou une situation déplorable, risqués puisqu’ils mettent en cause une autorité reconnue et requérant, pour leur expression, une délicatesse de vues subtiles et nuancées —, elle n’est jamais gratuite, en ce sens que l’engagement de l’écrivain est toujours pris en vue d’une finalité, c’est-à-dire celle qui se trouve à la source de son propos et en fonde, comme il en justifie l’importance. Et quelle que soit cette fin proposée, c’est dans le succès de sa rencontre que l’écrivain peut estimer la valeur de son acte scripturaire comme c’est dans la gravité honnête qu’il mettra à l’assurer, y appliquant l’effort correspondant, qu’il peut prétendre à la sincérité. Comme c’est dans la profondeur et la pénétration avec lesquelles il traitera de son sujet, en dépit des résistances qu’il pourra rencontrer, que tantôt il illustrera son courage, si cette opposition est extérieure et s’ancre dans les consciences ambiantes, ou que tantôt il manifestera son authenticité, si cette défense trouve son siège dans sa propre conscience et heurte ses propres susceptibilités intimes, peut-être connues de lui seul, mais suffisamment intenses pour produire une censure de sa propre conscience, en entravant la pleine expression.
Car en bout de ligne, ce qui fait la qualité de l’écrivain, c’est la nature du propos qu’il exprime et qui doit prétendre à la découverte d’une réalité non encore aperçue — même par lui-même, avant qu’il n’entreprenne la recherche qui a mené à elle — , soit qu’elle n’a jamais été traitée auparavant, soit que les considérations qu’elle a pu préalablement recevoir fussent incomplètes, ou d’une aspect tellement distinct qu’elles gagnaient à être abordées différemment ou recevoir un examen plus approfondi qui en complète la définition.
De plus, c’est l’assurance avec laquelle il fait œuvre d’écriture et présente sa matière qui lui confère une autorité car, pour prétendre à la certitude qui seule saurait la fonder, pour lui procurer une valeur indiscutable, une sincérité vraie et une authenticité profonde, elle ne saurait être le reflet simplement d’un sentiment de confiance, affiché avec ostentation et fierté — qui sans autre témoignage que son existence pourrait s’avérer feint —. Car elle doit reposer en effet sur une compétence, non simplement à effectuer l’expression de son propos, mais aussi à le construire, à le fonder sur des principes essentiels, sûrs et indéniables, à explorer leur évolution historique dans les consciences et à l’intérieur des cultures, dans l’effort qu’elles accomplissent d’en découvrir et d’en développer des formes aussi stables et profondes qu’elles sont complètes et valables, pour tous les temps et pour toutes les cultures. Et, finalement, à en anticiper l’application, dans la mesure du possible, pour des moments et des situations nouvelles et éventuelles, mais non encore absolument accomplies, pouvant surgir d’un avenir qui, en raison de son originalité, nécessaire mais non totale, par rapport aux temps qui l’ont précédé, ne saurait être identique à ceux-ci et devra, par conséquent, présenter des réalisations distinctes et distinctives, qui les démarquent par rapport à eux et qui seront donc, a fortiori, innovatrices et inopinées.
L’écrivain fait donc œuvre de clairvoyance, avec la présentation qu’il fait d’une réalité qu’il découvre, suivant les possibilités inattendues ou autrement occultées qui la caractérisent, ou qu’il construit, en procurant à celles-ci une forme inédite, par l’entremise de son imagination et de l’effort qu’il témoignera d’en illustrer les manifestations particulières, de sorte à communiquer à son auditoire, réel, parce qu’il en estime effectivement la qualité, ou virtuel, en raison de son éventuelle constitution, une perspective qui autrement lui resterait inconnue et qui ferait naître en lui une démarche de la pensée et de la réflexion qui autrement demeurerait absente en lui. Et c’est avec cette action que l’écrivain acquiert son autorité et aussi sa notoriété, si jamais les fruits de son intuition, de son inspiration et de son labeur scripturaire accédaient à la connaissance publique car alors son utilité devient clairement manifeste, c’est-à-dire celle qui est attribuable à son effort et à son œuvre. En effet, celle-ci sert d’occasion pour les consciences qui sont exposées à ses thèses et à leurs formulations, d’un éveil et d’une illumination qu’elles n’auraient pas éprouvées en d’autres circonstances, ou qu’elles auraient accomplies différemment en de semblables, de sorte à pouvoir enrichir ses perceptions et pouvoir appréhender la réalité qui lui était accessible d’une manière fraîche et renouvelée.
Car si en principe l’écrivain présente à ses lecteurs des vues originales, il ne peut revendiquer l’invention de la réalité elle-même, laquelle est pour lui un donné, mais il doit se contenter de la décrire et de l’interpréter, de l’analyser et de la transmettre, de la transformer dans son imagination — et peut-être même suite à son action dans le monde — et de la communiquer par sa raison, dans l’espoir d’inspirer positivement ceux qui participeront des yeux aux fruits de son effort.
Préalablement au texte, il y a la nature et la culture, laquelle pour celle-ci n’est autre que la nature transformée par l’esprit individuel et collectif de l’homme. Et si, par un heureux concours des circonstances, la qualité inspirante et l’attrait persuasif des idées de l’écrivain ont réussi à transformer eux-mêmes la culture, ou originellement et de manière unique et durable la nature vierge qui l’a précédée, ces deux états ont néanmoins constitué une matière préalable que lesdites idées ont contribué à informer, à former et à transformer avec pour conséquence d’imaginer et de renouveler une matière pré-existante. Nulle idée donc, si brillante et si originale fût-elle, ne saurait revendiquer réellement la création de ce qui fut simplement le moyen de son action et dont elle constituera seulement, même avec le renouveau apporté, le moyen de sa perpétuation et de sa continuation, sauf quant à ces aspects et à ces caractéristiques qu’elle révélera dorénavant. Ceux-ci deviendront alors l’occasion d’une interprétation et d’une réinterprétation nouvelles de la réalité, en même temps que d’une éducation et d’un apprentissage actualisés des moyens individuels et collectifs qui permettront de s’adapter à elles et de composer d’une manière imaginative avec les nouvelles exigences qui naîtront de cette métamorphose.
L’autorité de l’écrivain fait donc foi à la fois de sa compétence à transmettre ses idées et de son assurance à les divulguer avec certitude et confiance. Mais cela lui donne-t-il pour autant la prétention d’avoir raison ? À cette question, l’on pourra répondre, comme pour le lecteur, à la fois oui et non.
Oui, lorsque l’œuvre de l’écrivain, en répondant à une exigence d’originalité, de profondeur, d’extension et de clarté, rencontre la finalité qu’il s’est proposée à lui-même (et qui est implicite à tout effort d’écriture qui soit en même temps une communication), de présenter au lecteur une interprétation de la réalité qui soit, quant à la vérité qu’elle révèle, tantôt différente et tantôt plus complète, lorsque l’on considère l’état des interprétations qui existaient auparavant, le tout avec désintéressement, sincérité, courage et authenticité.
Non, lorsque constatant à la fois la perfectibilité de l’action humaine, qui est perpétuellement en tension vers la réalisation de formes originales de plus en plus parfaites et la découverte de moyens nouveaux et meilleurs qui la rendent aptes à réaliser cet effet, comme l’essence de la réalité qui, tout en se conservant et se perpétuant, contient en elle-même la puissance inhérente d’une transformation qui, si elle est graduelle, paraîtra néanmoins radicale, avec le recul du temps, aux yeux de l’observateur et de l’historien, l’écrivain le premier et après lui ses critiques conviendront de la proposition suivante, qui vaut pour tout esprit créateur en général.
Que l’excellence et le caractère indicible des qualités et de la production de l’auteur, lesquelles lui procurent pour un temps — et peut-être pour tous les temps, quand il s’agit d’écrivains inspirés, géniaux et accomplis —, la reconnaissance d’une valeur inestimable, exceptionnelle et inégalable, pourront s’avérer surannés devant les métamorphoses profondes et diverses de la nature et de la culture ainsi que le génie requis à en faire l’aperception et l’interprétation adéquates. Par ailleurs, celles-ci seront susceptibles d’inspirer les lecteurs dans les idées qu’ils pourraient en acquérir, continuellement voire de manière différente, comme d’informer, de former et de transformer la réalité qui constitue, autant pour l’un que pour l’autre, l’écrivain et le lecteur, le point commun d’une rencontre des consciences, des perceptions et des opinions, parfois convergentes, mais aussi à l’occasion divergentes, qu’ils seraient aptes à en acquérir.
Car ce qui intéresse autant l’auteur que le lecteur, c’est la réalité que l’un et l’autre tentent de représenter et de comprendre, celui-là par son effort de l’interpréter et de la révéler dans son texte, celui-ci par la volonté qu’il exprime à recevoir, dans l’écrit, les perceptions de l’auteur, pour les comparer à celles qu’il serait spontanément susceptible d’acquérir dans sa propre expérience et, de l’adjudication qui en résulte pour lui, l’instruction et la formation correspondantes.
Car si l’écrivain fait œuvre d’interprète, il fait aussi œuvre de formateur: et cette habileté, ainsi que cette confiance à réaliser son action à ces deux plans le rendent précieux aux yeux du lecteur, à la manière de l’éducateur qui, en raison de l’excellence et de la profondeur de l’enseignement dispensé, acquiert aux yeux de ses élèves, de ses étudiants et de ses disciples une importance indéniable, non seulement à cause de l’intérêt suscité par la matière qu’il enseigne, mais aussi de la préparation qu’il accomplit en eux, de savoir faire face à la vie et de composer adéquatement avec elle. C’est-à-dire de pouvoir, à l’intérieur de celle-ci, enrichir ses propres dispositions et s’épanouir à travers celles-ci, de sorte à pouvoir coexister avec ses semblables et vivre avec eux d’une manière heureuse et harmonieuse. Et de contribuer, par son action positive — et de manière à coopérer pleinement avec la leur, dans la mutualité la plus complète, en autant que ces actions de coexister et de coopérer illustreront toutes deux une vertu analogue et viseront une fin semblable et complémentaire —, à l’avancement de la culture, lequel est commandé par une entéléchie de perfection, ainsi que le devoir commun de la faire fructifier, et le renouvellement des populations sans cesse grandissantes.
Ainsi, que l’auteur puisse prétendre avoir raison, parce qu’il maîtrise son art et qu’il exprime clairement l’originalité de sa pensée avec compétence et autorité, comme le manifeste l’interprétation adéquate qu’il fait de la réalité, assurément. Mais qu’il puisse aspirer à faire cela infailliblement, pour toutes les circonstances, toutes les situations, toutes les cultures et tous les temps, voilà ce qui serait douteux, pour une conscience qui, tout en participant à l’infinité par son essence, est néanmoins conditionnée par son état naturel d’être incarnée, ne transcende jamais totalement les contingences d’une situation temporelle et d’une particularité culturelle déterminées. — Plérôme.
La question posée devient d’autant plus pertinente qu’elle engage l’auteur dans son activité même, à savoir l’énonciation d’un propos qui, étant soit descriptif, soit thématique, suppose une quelconque adéquation avec ce qui est, c’est-à-dire avec la réalité telle qu’elle se révèle à ses sens et déroule son action pour constituer une histoire, ou la réalité, telle qu’elle manifeste à son esprit les principes qui la gouvernent, pour la fonder et lui procurer un sens.
D’autant plus que ni la description, ni le développement de thèmes philosophiques ou littéraires ne sauraient s’exclure mutuellement, dans la production d’une oeuvre écrite: même qu’ils renvoient l’un à l’autre, comme lorsque le romancier réfléchit sur la signification d’un événement dont il vient de narrer les incidents et les actions des personnages qui se rapportent à lui, ou lorsque le philosophe, pour étayer les thèses qui composent et étoffent son propos, apporte les exemples qui les approprie à la réalité et leur apporte un caractère familier pour mieux encore, dans la pratique, les rendre recevables par son auditoire. Et si l’on peut voir en ces usages stylistiques un recours aux artifices de la rhétorique, ceux-là n’illustrent pas moins l’intimité de la relation intime qui existe entre la pensée et la réalité, entre l’imagination qui représente ce qui est, l’intelligence qui l’aperçoit et l’assimile intégralement, pour ce qu’elle est et selon ce qu’elle est, et la raison qui en reconnaît les tenants et les aboutissants, les raisons d’être qui les justifient et les éventualités qui les expliquent, comme elle présente les possibilités que représentent pour l’esprit les situations, les circonstances et les événements, en vertu des essences, des mouvements, des éléments et des causalités qui sont, dans leur particularité et dans leur composition, le propre de toute réalité.
Si cette intimité est spontanée, en ce qu’elle est simplement issue de l’acte intellectuel qui préside à l’activité de l’écriture, en vertu de procéder de la nature spirituelle et consciente de l’homme, sans pour autant que cela ne nie en lui, ni une intention — la visée de son acte —, ni une délibération — sur l’excellence du moyen à utiliser pour la rencontrer —, ni éventuellement un parti-pris subjectif — quant au point de vue privilégié par l’auteur dans la représentation des perceptions et l’énonciation des principes dont il pressent et appréhende l’opération à travers elles —, c’est qu’elle illustre le lien organique qui existe entre l’objet de la pensée et l’être vivant qui la réalise. Ceux-ci sont l’un pour l’autre la matière d’une existence réelle qui possède sa nature propre, qui est apte à se transformer et à recevoir une signification et une direction auxquelles l’auteur est susceptible de participer. Il effectuera ceci en tant qu’il est un agent qui peut produire, si éventuellement il le désire, une opération sur elle qui l’engage, non pas seulement intellectuellement, mais aussi existentiellement. C’est le cas notamment d’auteurs qui, à l’intérieur de leurs activités quotidiennes, mettent leurs théories à l’épreuve, ou de professionnels qui, ayant éprouvé les différentes facettes de leur métier, en tirent les leçons appropriées et les finalités pour en systématiser la compréhension et les rendre accessibles à l’esprit d’un auditoire concerné.
Une espèce de triangulation résulte donc de l’interaction entre les trois éléments que sont l’auteur, le lecteur et la réalité, laquelle fait appel à la conscience respective de ces associés et révèle une complexité beaucoup plus grande qu’elle ne le laisse paraître à première vue.
Celle-ci nous encourage à concevoir le rapport immédiat, existant entre le lecteur et le texte qu’il parcourt, et nous renvoie à un premier ordre de réalité: celui d’une conscience qui suscite pour elle-même l’occasion de se laisser absorber par un propos étranger qui sollicite son intelligence et dont, l’ayant compris et assimilé, il pourra éventuellement se faire l’interprète.
Par ailleurs, cette conjoncture implique aussi un second ordre de réalité qui est celui de la conscience de l’auteur, lorsqu’il compose un texte, avec en vue bien sûr le regard sur lui d’un lecteur éventuel. Mais c’est un auteur qui possède, pour matière immédiate, les notions qui résident en sa propre conscience et par conséquent le contenu implicite du propos qu’il désire incorporer, formaliser et exprimer et, pour finalité éventuelle, la substance et la consistance d’une forme imprimée sur son esprit, de sorte à construire un texte cohérent par son discours et recevable par le style qui l’organise et le transmet.
À ces deux ordres de réalité, l’on peut en joindre un troisième, qui est l’ordre social existant, et qui permet la rencontre de ces consciences alliées — celle du lecteur et celle de l’auteur — , à la fois en raison de l’existence des conditions techniques, grâce auxquelles se réalise la production des ouvrages littéraux; des conditions économiques, susceptibles d’en faciliter les échanges équitables; et des conditions politiques, aptes à définir quelles seraient les valeurs esthétiques et morales, contenues dans leurs pages, la désirabilité de contribution qu’elles peuvent apporter à l’ensemble social et la conséquence constitutionnelle de leur dissémination, pour encourager la parution et la distribution de ces œuvres, pour les interdire, ou du moins ne pas les faciliter.
On peut même en ajouter une quatrième, qui est la réalité elle-même, constituée par l’interaction et l’enchevêtrement de ces divers éléments, procédant d’eux et d’autres encore, dans la constitution par la conscience de son objet, qui peut être tantôt naturel, tantôt culturel et tantôt spirituel. C’est une réalité qui est à la fois la matière objective des ouvrages écrits, sous un, plusieurs ou l’ensemble de ses aspects, et fonde la possibilité de leur formation, de leur propagation et de l’efficace exercé par eux sur les consciences.
Par ailleurs, dans le dialogue et peut-être même la dialectique qui lient l’auteur et le lecteur, lorsque le premier devient l’objet de la critique formelle de celui-ci, et qui nous portent à soulever la question de l’avoir-raison, tantôt du point de vue du lecteur et tantôt de celui de l’auteur, nous pouvons supposer que le troisième ordre de réalité fût propice à la possibilité de cette confluence parfois heureuse des consciences. Mais s’il est légitime de conclure que, faute de la rencontre de l’une ou de plusieurs de ces conditions techniques, économiques et/ou politiques, à laquelle l’on pourrait ajouter l’alphabétisation et l’acculturation des populations, c’est-à-dire la capacité pour elles de participer à l’univers spirituel que révèle et transmet le monde de l’écrit, l’appariement de toutes les consciences possibles, impliquant l’éventuelle communauté entière des lecteurs et des auteurs, demeure encore une virtualité, peut-être même irréalisable.
L’auteur énonce donc un propos, soit descriptif, soit thématique. Et ce propos porte sur une réalité qui soit se présente comme réelle, c’est-à-dire qu’elle devient accessible à toutes les consciences comme procédant de l’expérience vécue, puisqu’elle appartient à la dimension historique, soit comme fictive, c’est-à-dire qu’elle se présente aux consciences comme étant une projection de l’imagination dans la reconstitution d’un événement historique (tel qu’il pourrait avoir été vécu, par soi ou par autrui, naguère ou jadis) ou dans la constitution d’une réalité imaginaire, parallèle et alternative, éventuelle, plausible, probable ou simplement possible, mais non pas susceptible d’être avérée, comme étant concrètement et physiquement actuelle, par des consciences informées, objectives et impartiales.
Ainsi tout auteur est susceptible, par son action, soit de représenter, lorsqu’il décrit une réalité existante ou dont il fut un témoin privilégié; soit d’interpréter, lorsqu’il théorise sur une telle réalité pour en identifier des principes et des conséquences jusque lors inconnus, en proposer une signification, en dégager un sens ou une direction, ou encore en identifier des finalités; soit d’imaginer, lorsqu’il propose aux consciences une réalité construite et fantastique, sans prétendre présenter une perspective qui, tout en étant hautement plausible, puisqu’elle est cohérente et ajustée aux formes de l’esprit, est susceptible d’être avérée, autrement que d’une manière fortuite ou approximative; soit d’extrapoler, lorsqu’il expose aux consciences, comme étant prévisible, probable ou encore hautement possible, une réalité qui, sans être présentement avérée, serait susceptible de le devenir, en raison de l’actualité d’une conjoncture qui permette d’entrevoir pour elle une conclusion déterminée, en raison des virtualités immanentes et certaines qui sont inhérentes à elle et qui impliquent une forte probabilité qu’elle évolue dans une direction prévue et anticipée, si se maintenaient des conditions préalablement identifiées qui l’y prédisposent inéluctablement ou si se rencontrait une nouvelle conjoncture dont l’incidence, sans être certaine, pourrait néanmoins être raisonnablement anticipée.
Compte tenu alors de ces différents aspects de l’activité de l’écrivain, que peut-on dire de son aptitude et de sa compétence à les accomplir avec bonheur et ainsi à établir solidement son propos?
Si l’action de l’écrivain peut être désintéressée, c’est-à-dire s’il parvient éventuellement à énoncer son discours avec en vue uniquement l’expression sincère, libre et sans entrave, de sa conviction intime et authentique, par acquit de conscience et par devoir envers celle que possède le public qui constitue son auditoire, sans être influencé par des conséquences personnelles, fâcheuses ou intéressantes, qu’éventuellement une telle action (ou son empêchement) pourrait comporter pour lui — comme lorsqu’il évoque un sujet tabou ou qu’il aborde un état problématique ou une situation déplorable, risqués puisqu’ils mettent en cause une autorité reconnue et requérant, pour leur expression, une délicatesse de vues subtiles et nuancées —, elle n’est jamais gratuite, en ce sens que l’engagement de l’écrivain est toujours pris en vue d’une finalité, c’est-à-dire celle qui se trouve à la source de son propos et en fonde, comme il en justifie l’importance. Et quelle que soit cette fin proposée, c’est dans le succès de sa rencontre que l’écrivain peut estimer la valeur de son acte scripturaire comme c’est dans la gravité honnête qu’il mettra à l’assurer, y appliquant l’effort correspondant, qu’il peut prétendre à la sincérité. Comme c’est dans la profondeur et la pénétration avec lesquelles il traitera de son sujet, en dépit des résistances qu’il pourra rencontrer, que tantôt il illustrera son courage, si cette opposition est extérieure et s’ancre dans les consciences ambiantes, ou que tantôt il manifestera son authenticité, si cette défense trouve son siège dans sa propre conscience et heurte ses propres susceptibilités intimes, peut-être connues de lui seul, mais suffisamment intenses pour produire une censure de sa propre conscience, en entravant la pleine expression.
Car en bout de ligne, ce qui fait la qualité de l’écrivain, c’est la nature du propos qu’il exprime et qui doit prétendre à la découverte d’une réalité non encore aperçue — même par lui-même, avant qu’il n’entreprenne la recherche qui a mené à elle — , soit qu’elle n’a jamais été traitée auparavant, soit que les considérations qu’elle a pu préalablement recevoir fussent incomplètes, ou d’une aspect tellement distinct qu’elles gagnaient à être abordées différemment ou recevoir un examen plus approfondi qui en complète la définition.
De plus, c’est l’assurance avec laquelle il fait œuvre d’écriture et présente sa matière qui lui confère une autorité car, pour prétendre à la certitude qui seule saurait la fonder, pour lui procurer une valeur indiscutable, une sincérité vraie et une authenticité profonde, elle ne saurait être le reflet simplement d’un sentiment de confiance, affiché avec ostentation et fierté — qui sans autre témoignage que son existence pourrait s’avérer feint —. Car elle doit reposer en effet sur une compétence, non simplement à effectuer l’expression de son propos, mais aussi à le construire, à le fonder sur des principes essentiels, sûrs et indéniables, à explorer leur évolution historique dans les consciences et à l’intérieur des cultures, dans l’effort qu’elles accomplissent d’en découvrir et d’en développer des formes aussi stables et profondes qu’elles sont complètes et valables, pour tous les temps et pour toutes les cultures. Et, finalement, à en anticiper l’application, dans la mesure du possible, pour des moments et des situations nouvelles et éventuelles, mais non encore absolument accomplies, pouvant surgir d’un avenir qui, en raison de son originalité, nécessaire mais non totale, par rapport aux temps qui l’ont précédé, ne saurait être identique à ceux-ci et devra, par conséquent, présenter des réalisations distinctes et distinctives, qui les démarquent par rapport à eux et qui seront donc, a fortiori, innovatrices et inopinées.
L’écrivain fait donc œuvre de clairvoyance, avec la présentation qu’il fait d’une réalité qu’il découvre, suivant les possibilités inattendues ou autrement occultées qui la caractérisent, ou qu’il construit, en procurant à celles-ci une forme inédite, par l’entremise de son imagination et de l’effort qu’il témoignera d’en illustrer les manifestations particulières, de sorte à communiquer à son auditoire, réel, parce qu’il en estime effectivement la qualité, ou virtuel, en raison de son éventuelle constitution, une perspective qui autrement lui resterait inconnue et qui ferait naître en lui une démarche de la pensée et de la réflexion qui autrement demeurerait absente en lui. Et c’est avec cette action que l’écrivain acquiert son autorité et aussi sa notoriété, si jamais les fruits de son intuition, de son inspiration et de son labeur scripturaire accédaient à la connaissance publique car alors son utilité devient clairement manifeste, c’est-à-dire celle qui est attribuable à son effort et à son œuvre. En effet, celle-ci sert d’occasion pour les consciences qui sont exposées à ses thèses et à leurs formulations, d’un éveil et d’une illumination qu’elles n’auraient pas éprouvées en d’autres circonstances, ou qu’elles auraient accomplies différemment en de semblables, de sorte à pouvoir enrichir ses perceptions et pouvoir appréhender la réalité qui lui était accessible d’une manière fraîche et renouvelée.
Car si en principe l’écrivain présente à ses lecteurs des vues originales, il ne peut revendiquer l’invention de la réalité elle-même, laquelle est pour lui un donné, mais il doit se contenter de la décrire et de l’interpréter, de l’analyser et de la transmettre, de la transformer dans son imagination — et peut-être même suite à son action dans le monde — et de la communiquer par sa raison, dans l’espoir d’inspirer positivement ceux qui participeront des yeux aux fruits de son effort.
Préalablement au texte, il y a la nature et la culture, laquelle pour celle-ci n’est autre que la nature transformée par l’esprit individuel et collectif de l’homme. Et si, par un heureux concours des circonstances, la qualité inspirante et l’attrait persuasif des idées de l’écrivain ont réussi à transformer eux-mêmes la culture, ou originellement et de manière unique et durable la nature vierge qui l’a précédée, ces deux états ont néanmoins constitué une matière préalable que lesdites idées ont contribué à informer, à former et à transformer avec pour conséquence d’imaginer et de renouveler une matière pré-existante. Nulle idée donc, si brillante et si originale fût-elle, ne saurait revendiquer réellement la création de ce qui fut simplement le moyen de son action et dont elle constituera seulement, même avec le renouveau apporté, le moyen de sa perpétuation et de sa continuation, sauf quant à ces aspects et à ces caractéristiques qu’elle révélera dorénavant. Ceux-ci deviendront alors l’occasion d’une interprétation et d’une réinterprétation nouvelles de la réalité, en même temps que d’une éducation et d’un apprentissage actualisés des moyens individuels et collectifs qui permettront de s’adapter à elles et de composer d’une manière imaginative avec les nouvelles exigences qui naîtront de cette métamorphose.
L’autorité de l’écrivain fait donc foi à la fois de sa compétence à transmettre ses idées et de son assurance à les divulguer avec certitude et confiance. Mais cela lui donne-t-il pour autant la prétention d’avoir raison ? À cette question, l’on pourra répondre, comme pour le lecteur, à la fois oui et non.
Oui, lorsque l’œuvre de l’écrivain, en répondant à une exigence d’originalité, de profondeur, d’extension et de clarté, rencontre la finalité qu’il s’est proposée à lui-même (et qui est implicite à tout effort d’écriture qui soit en même temps une communication), de présenter au lecteur une interprétation de la réalité qui soit, quant à la vérité qu’elle révèle, tantôt différente et tantôt plus complète, lorsque l’on considère l’état des interprétations qui existaient auparavant, le tout avec désintéressement, sincérité, courage et authenticité.
Non, lorsque constatant à la fois la perfectibilité de l’action humaine, qui est perpétuellement en tension vers la réalisation de formes originales de plus en plus parfaites et la découverte de moyens nouveaux et meilleurs qui la rendent aptes à réaliser cet effet, comme l’essence de la réalité qui, tout en se conservant et se perpétuant, contient en elle-même la puissance inhérente d’une transformation qui, si elle est graduelle, paraîtra néanmoins radicale, avec le recul du temps, aux yeux de l’observateur et de l’historien, l’écrivain le premier et après lui ses critiques conviendront de la proposition suivante, qui vaut pour tout esprit créateur en général.
Que l’excellence et le caractère indicible des qualités et de la production de l’auteur, lesquelles lui procurent pour un temps — et peut-être pour tous les temps, quand il s’agit d’écrivains inspirés, géniaux et accomplis —, la reconnaissance d’une valeur inestimable, exceptionnelle et inégalable, pourront s’avérer surannés devant les métamorphoses profondes et diverses de la nature et de la culture ainsi que le génie requis à en faire l’aperception et l’interprétation adéquates. Par ailleurs, celles-ci seront susceptibles d’inspirer les lecteurs dans les idées qu’ils pourraient en acquérir, continuellement voire de manière différente, comme d’informer, de former et de transformer la réalité qui constitue, autant pour l’un que pour l’autre, l’écrivain et le lecteur, le point commun d’une rencontre des consciences, des perceptions et des opinions, parfois convergentes, mais aussi à l’occasion divergentes, qu’ils seraient aptes à en acquérir.
Car ce qui intéresse autant l’auteur que le lecteur, c’est la réalité que l’un et l’autre tentent de représenter et de comprendre, celui-là par son effort de l’interpréter et de la révéler dans son texte, celui-ci par la volonté qu’il exprime à recevoir, dans l’écrit, les perceptions de l’auteur, pour les comparer à celles qu’il serait spontanément susceptible d’acquérir dans sa propre expérience et, de l’adjudication qui en résulte pour lui, l’instruction et la formation correspondantes.
Car si l’écrivain fait œuvre d’interprète, il fait aussi œuvre de formateur: et cette habileté, ainsi que cette confiance à réaliser son action à ces deux plans le rendent précieux aux yeux du lecteur, à la manière de l’éducateur qui, en raison de l’excellence et de la profondeur de l’enseignement dispensé, acquiert aux yeux de ses élèves, de ses étudiants et de ses disciples une importance indéniable, non seulement à cause de l’intérêt suscité par la matière qu’il enseigne, mais aussi de la préparation qu’il accomplit en eux, de savoir faire face à la vie et de composer adéquatement avec elle. C’est-à-dire de pouvoir, à l’intérieur de celle-ci, enrichir ses propres dispositions et s’épanouir à travers celles-ci, de sorte à pouvoir coexister avec ses semblables et vivre avec eux d’une manière heureuse et harmonieuse. Et de contribuer, par son action positive — et de manière à coopérer pleinement avec la leur, dans la mutualité la plus complète, en autant que ces actions de coexister et de coopérer illustreront toutes deux une vertu analogue et viseront une fin semblable et complémentaire —, à l’avancement de la culture, lequel est commandé par une entéléchie de perfection, ainsi que le devoir commun de la faire fructifier, et le renouvellement des populations sans cesse grandissantes.
Ainsi, que l’auteur puisse prétendre avoir raison, parce qu’il maîtrise son art et qu’il exprime clairement l’originalité de sa pensée avec compétence et autorité, comme le manifeste l’interprétation adéquate qu’il fait de la réalité, assurément. Mais qu’il puisse aspirer à faire cela infailliblement, pour toutes les circonstances, toutes les situations, toutes les cultures et tous les temps, voilà ce qui serait douteux, pour une conscience qui, tout en participant à l’infinité par son essence, est néanmoins conditionnée par son état naturel d’être incarnée, ne transcende jamais totalement les contingences d’une situation temporelle et d’une particularité culturelle déterminées. — Plérôme.