jeudi, août 27, 2015

14 — Lire, c’est savoir apprécier adéquatement II

Si l’on ne peut affirmer, par conséquent, que le lecteur a toujours raison, peut-être alors pourra-t-on accorder à l’auteur le privilège de cette infaillibilité ?

La question posée devient d’autant plus pertinente qu’elle engage l’auteur dans son activité même, à savoir l’énonciation d’un propos qui, étant soit descriptif, soit thématique, suppose une quelconque adéquation avec ce qui est, c’est-à-dire avec la réalité telle qu’elle se révèle à ses sens et déroule son action pour constituer une histoire, ou la réalité, telle qu’elle manifeste à son esprit les principes qui la gouvernent, pour la fonder et lui procurer un sens.

D’autant plus que ni la description, ni le développement de thèmes philosophiques ou littéraires ne sauraient s’exclure mutuellement, dans la production d’une oeuvre écrite: même qu’ils renvoient l’un à l’autre, comme lorsque le romancier réfléchit sur la signification d’un événement dont il vient de narrer les incidents et les actions des personnages qui se rapportent à lui, ou lorsque le philosophe, pour étayer les thèses qui composent et étoffent son propos, apporte les exemples qui les approprie à la réalité et leur apporte un caractère familier pour mieux encore, dans la pratique, les rendre recevables par son auditoire. Et si l’on peut voir en ces usages stylistiques un recours aux artifices de la rhétorique, ceux-là n’illustrent pas moins l’intimité de la relation intime qui existe entre la pensée et la réalité, entre l’imagination qui représente ce qui est, l’intelligence qui l’aperçoit et l’assimile intégralement, pour ce qu’elle est et selon ce qu’elle est, et la raison qui en reconnaît les tenants et les aboutissants, les raisons d’être qui les justifient et les éventualités qui les expliquent, comme elle présente les possibilités que représentent pour l’esprit les situations, les circonstances et les événements, en vertu des essences, des mouvements, des éléments et des causalités qui sont, dans leur particularité et dans leur composition, le propre de toute réalité.

Si cette intimité est spontanée, en ce qu’elle est simplement issue de l’acte intellectuel qui préside à l’activité de l’écriture, en vertu de procéder de la nature spirituelle et consciente de l’homme, sans pour autant que cela ne nie en lui, ni une intention — la visée de son acte —, ni une délibération — sur l’excellence du moyen à utiliser pour la rencontrer —, ni éventuellement un parti-pris subjectif — quant au point de vue privilégié par l’auteur dans la représentation des perceptions et l’énonciation des principes dont il pressent et appréhende l’opération à travers elles —, c’est qu’elle illustre le lien organique qui existe entre l’objet de la pensée et l’être vivant qui la réalise. Ceux-ci sont l’un pour l’autre la matière d’une existence réelle qui possède sa nature propre, qui est apte à se transformer et à recevoir une signification et une direction auxquelles l’auteur est susceptible de participer. Il effectuera ceci en tant qu’il est un agent qui peut produire, si éventuellement il le désire, une opération sur elle qui l’engage, non pas seulement intellectuellement, mais aussi existentiellement. C’est le cas notamment d’auteurs qui, à l’intérieur de leurs activités quotidiennes, mettent leurs théories à l’épreuve, ou de professionnels qui, ayant éprouvé les différentes facettes de leur métier, en tirent les leçons appropriées et les finalités pour en systématiser la compréhension et les rendre accessibles à l’esprit d’un auditoire concerné.

Une espèce de triangulation résulte donc de l’interaction entre les trois éléments que sont l’auteur, le lecteur et la réalité, laquelle fait appel à la conscience respective de ces associés et révèle une complexité beaucoup plus grande qu’elle ne le laisse paraître à première vue.

Celle-ci nous encourage à concevoir le rapport immédiat, existant entre le lecteur et le texte qu’il parcourt, et nous renvoie à un premier ordre de réalité: celui d’une conscience qui suscite pour elle-même l’occasion de se laisser absorber par un propos étranger qui sollicite son intelligence et dont, l’ayant compris et assimilé, il pourra éventuellement se faire l’interprète.

Par ailleurs, cette conjoncture implique aussi un second ordre de réalité qui est celui de la conscience de l’auteur, lorsqu’il compose un texte, avec en vue bien sûr le regard sur lui d’un lecteur éventuel. Mais c’est un auteur qui possède, pour matière immédiate, les notions qui résident en sa propre conscience et par conséquent le contenu implicite du propos qu’il désire incorporer, formaliser et exprimer et, pour finalité éventuelle, la substance et la consistance d’une forme imprimée sur son esprit, de sorte à construire un texte cohérent par son discours et recevable par le style qui l’organise et le transmet.

À ces deux ordres de réalité, l’on peut en joindre un troisième, qui est l’ordre social existant, et qui permet la rencontre de ces consciences alliées — celle du lecteur et celle de l’auteur — , à la fois en raison de l’existence des conditions techniques, grâce auxquelles se réalise la production des ouvrages littéraux; des conditions économiques, susceptibles d’en faciliter les échanges équitables; et des conditions politiques, aptes à définir quelles seraient les valeurs esthétiques et morales, contenues dans leurs pages, la désirabilité de contribution qu’elles peuvent apporter à l’ensemble social et la conséquence constitutionnelle de leur dissémination, pour encourager la parution et la distribution de ces œuvres, pour les interdire, ou du moins ne pas les faciliter.

On peut même en ajouter une quatrième, qui est la réalité elle-même, constituée par l’interaction et l’enchevêtrement de ces divers éléments, procédant d’eux et d’autres encore, dans la constitution par la conscience de son objet, qui peut être tantôt naturel, tantôt culturel et tantôt spirituel. C’est une réalité qui est à la fois la matière objective des ouvrages écrits, sous un, plusieurs ou l’ensemble de ses aspects, et fonde la possibilité de leur formation, de leur propagation et de l’efficace exercé par eux sur les consciences.

Par ailleurs, dans le dialogue et peut-être même la dialectique qui lient l’auteur et le lecteur, lorsque le premier devient l’objet de la critique formelle de celui-ci, et qui nous portent à soulever la question de l’avoir-raison, tantôt du point de vue du lecteur et tantôt de celui de l’auteur, nous pouvons supposer que le troisième ordre de réalité fût propice à la possibilité de cette confluence parfois heureuse des consciences. Mais s’il est légitime de conclure que, faute de la rencontre de l’une ou de plusieurs de ces conditions techniques, économiques et/ou politiques, à laquelle l’on pourrait ajouter l’alphabétisation et l’acculturation des populations, c’est-à-dire la capacité pour elles de participer à l’univers spirituel que révèle et transmet le monde de l’écrit, l’appariement de toutes les consciences possibles, impliquant l’éventuelle communauté entière des lecteurs et des auteurs, demeure encore une virtualité, peut-être même irréalisable.

L’auteur énonce donc un propos, soit descriptif, soit thématique. Et ce propos porte sur une réalité qui soit se présente comme réelle, c’est-à-dire qu’elle devient accessible à toutes les consciences comme procédant de l’expérience vécue, puisqu’elle appartient à la dimension historique, soit comme fictive, c’est-à-dire qu’elle se présente aux consciences comme étant une projection de l’imagination dans la reconstitution d’un événement historique (tel qu’il pourrait avoir été vécu, par soi ou par autrui,  naguère ou jadis) ou dans la constitution d’une réalité imaginaire, parallèle et alternative, éventuelle, plausible, probable ou simplement possible, mais non pas susceptible d’être avérée, comme étant concrètement et physiquement actuelle, par des consciences informées, objectives et impartiales.

Ainsi tout auteur est susceptible, par son action, soit de représenter, lorsqu’il décrit une réalité existante ou dont il fut un témoin privilégié; soit d’interpréter, lorsqu’il théorise sur une telle réalité pour en identifier des principes et des conséquences jusque lors inconnus, en proposer une signification, en dégager un sens ou une direction, ou encore en identifier des finalités; soit d’imaginer, lorsqu’il propose aux consciences une réalité construite et fantastique, sans prétendre présenter une perspective qui, tout en étant hautement plausible, puisqu’elle est cohérente et ajustée aux formes de l’esprit, est susceptible d’être avérée, autrement que d’une manière fortuite ou approximative; soit d’extrapoler, lorsqu’il expose aux consciences, comme étant prévisible, probable ou encore hautement possible, une réalité qui, sans être présentement avérée, serait susceptible de le devenir, en raison de l’actualité d’une conjoncture qui permette d’entrevoir pour elle une conclusion déterminée, en raison des virtualités immanentes et certaines qui sont inhérentes à elle et qui impliquent une forte probabilité qu’elle évolue dans une direction prévue et anticipée, si se maintenaient des conditions préalablement identifiées qui l’y prédisposent inéluctablement ou si se rencontrait une nouvelle conjoncture dont l’incidence, sans être certaine, pourrait néanmoins être raisonnablement anticipée.

Compte tenu alors de ces différents aspects de l’activité de l’écrivain, que peut-on dire de son aptitude et de sa compétence à les accomplir avec bonheur et ainsi à établir solidement son propos?

Si l’action de l’écrivain peut être désintéressée, c’est-à-dire s’il parvient éventuellement à énoncer son discours avec en vue uniquement l’expression sincère, libre et sans entrave, de sa conviction intime et authentique, par acquit de conscience et par devoir envers celle que possède le public qui constitue son auditoire, sans être influencé par des conséquences personnelles, fâcheuses ou intéressantes, qu’éventuellement une telle action (ou son empêchement) pourrait comporter pour lui — comme lorsqu’il évoque un sujet tabou ou qu’il aborde un état problématique ou une situation déplorable, risqués puisqu’ils mettent en cause une autorité reconnue et requérant, pour leur expression, une délicatesse de vues subtiles et nuancées —,  elle n’est jamais gratuite, en ce sens que l’engagement de l’écrivain est toujours pris en vue d’une finalité, c’est-à-dire celle qui se trouve à la source de son propos et en fonde, comme il en justifie l’importance. Et quelle que soit cette fin proposée, c’est dans le succès de sa rencontre que l’écrivain peut estimer la valeur de son acte scripturaire comme c’est dans la gravité honnête qu’il mettra à l’assurer, y appliquant l’effort correspondant, qu’il peut prétendre à la sincérité. Comme c’est dans la profondeur et la pénétration avec lesquelles il traitera de son sujet, en dépit des résistances qu’il pourra rencontrer, que tantôt il illustrera son courage, si cette opposition est extérieure et s’ancre dans les consciences ambiantes, ou que tantôt il manifestera son authenticité, si cette défense trouve son siège dans sa propre conscience et heurte ses propres susceptibilités intimes, peut-être connues de lui seul, mais suffisamment intenses pour produire une censure de sa propre conscience, en entravant la pleine expression.

Car en bout de ligne, ce qui fait la qualité de l’écrivain, c’est la nature du propos qu’il exprime et qui doit prétendre à la découverte d’une réalité non encore aperçue — même par lui-même, avant qu’il n’entreprenne la recherche qui a mené à elle — , soit qu’elle n’a jamais été traitée auparavant, soit que les considérations qu’elle a pu préalablement recevoir fussent incomplètes, ou d’une aspect tellement distinct qu’elles gagnaient à être abordées différemment ou recevoir un examen plus approfondi qui en complète la définition.

De plus, c’est l’assurance avec laquelle il fait œuvre d’écriture et présente sa matière qui lui confère une autorité car, pour prétendre à la certitude qui seule saurait la fonder, pour lui procurer une valeur indiscutable, une sincérité vraie et une authenticité profonde, elle ne saurait être le reflet simplement d’un sentiment de confiance, affiché avec ostentation et fierté — qui sans autre témoignage que son existence pourrait s’avérer feint —.   Car elle doit reposer en effet sur une compétence, non simplement à effectuer l’expression de son propos, mais aussi à le construire, à le fonder sur des principes essentiels, sûrs et indéniables, à explorer leur évolution historique dans les consciences et à l’intérieur des cultures, dans l’effort qu’elles accomplissent d’en découvrir et d’en développer des formes aussi stables et profondes qu’elles sont complètes et valables, pour tous les temps et pour toutes les cultures. Et, finalement, à en anticiper l’application, dans la mesure du possible, pour des moments et des situations nouvelles et éventuelles, mais non encore absolument accomplies, pouvant surgir d’un avenir qui, en raison de son originalité, nécessaire mais non totale, par rapport aux temps qui l’ont précédé, ne saurait être identique à ceux-ci et devra, par conséquent, présenter des réalisations distinctes et distinctives, qui les démarquent par rapport à eux et qui seront donc, a fortiori, innovatrices et inopinées.

 L’écrivain fait donc œuvre de clairvoyance, avec la présentation qu’il fait d’une réalité qu’il découvre, suivant les possibilités inattendues ou autrement occultées qui la caractérisent, ou qu’il construit, en procurant à celles-ci une forme inédite, par l’entremise de son imagination et de l’effort qu’il témoignera d’en illustrer les manifestations particulières, de sorte à communiquer à son auditoire, réel, parce qu’il en estime effectivement la qualité, ou virtuel, en raison de son éventuelle constitution, une perspective qui autrement lui resterait inconnue et qui ferait naître en lui une démarche de la pensée et de la réflexion qui autrement demeurerait absente en lui. Et c’est avec cette action que l’écrivain acquiert son autorité et aussi sa notoriété, si jamais les fruits de son intuition, de son inspiration et de son labeur scripturaire accédaient à la connaissance publique car alors son utilité devient clairement manifeste, c’est-à-dire celle qui est attribuable à son effort et à son œuvre. En effet, celle-ci sert d’occasion pour les consciences qui sont exposées à ses thèses et à leurs formulations, d’un éveil et d’une illumination qu’elles n’auraient pas éprouvées en d’autres circonstances, ou qu’elles auraient accomplies différemment en de semblables, de sorte à pouvoir enrichir ses perceptions et pouvoir appréhender la réalité qui lui était accessible d’une manière fraîche et renouvelée.

Car si en principe l’écrivain présente à ses lecteurs des vues originales, il ne peut revendiquer l’invention de la réalité elle-même, laquelle est pour lui un donné, mais il doit se contenter de la décrire et de l’interpréter, de l’analyser et de la transmettre, de la transformer dans son imagination — et peut-être même suite à son action dans le monde —  et de la communiquer par sa raison, dans l’espoir d’inspirer positivement ceux qui participeront des yeux aux fruits de son effort.

Préalablement au texte, il y a la nature et la culture, laquelle pour celle-ci n’est autre que la nature transformée par l’esprit individuel et collectif de l’homme. Et si, par un heureux concours des circonstances, la qualité inspirante et l’attrait persuasif des idées de l’écrivain ont réussi à transformer eux-mêmes la culture, ou originellement et de manière unique et durable la nature vierge qui l’a précédée, ces deux états ont néanmoins constitué une matière préalable que lesdites idées ont contribué à informer, à former et à transformer avec pour conséquence d’imaginer et de renouveler une matière pré-existante. Nulle idée donc, si brillante et si originale fût-elle, ne saurait revendiquer réellement la création de ce qui fut simplement le moyen de son action et dont elle constituera seulement, même avec le renouveau apporté, le moyen de sa perpétuation et de sa continuation, sauf quant à ces aspects et à ces caractéristiques qu’elle révélera dorénavant. Ceux-ci deviendront alors l’occasion d’une interprétation et d’une réinterprétation nouvelles de la réalité, en même temps que d’une éducation et d’un apprentissage actualisés des moyens individuels et collectifs qui permettront de s’adapter à elles et de composer d’une manière imaginative avec les nouvelles exigences qui naîtront de cette métamorphose.

L’autorité de l’écrivain fait donc foi à la fois de sa compétence à transmettre ses idées et de son assurance à les divulguer avec certitude et confiance. Mais cela lui donne-t-il pour autant la prétention d’avoir raison ? À cette question, l’on pourra répondre, comme pour le lecteur, à la fois oui et non.

Oui, lorsque l’œuvre de l’écrivain, en répondant à une exigence d’originalité, de profondeur, d’extension et de clarté, rencontre la finalité qu’il s’est proposée à lui-même (et qui est implicite à tout effort d’écriture qui soit en même temps une communication), de présenter au lecteur une interprétation de la réalité qui soit, quant à la vérité qu’elle révèle, tantôt différente et tantôt plus complète, lorsque l’on considère l’état des interprétations qui existaient auparavant, le tout avec désintéressement, sincérité, courage et authenticité.

Non, lorsque constatant à la fois la perfectibilité de l’action humaine, qui est perpétuellement en tension vers la réalisation de formes originales de plus en plus parfaites et la découverte de moyens nouveaux et meilleurs qui la rendent aptes à réaliser cet effet, comme l’essence de la réalité qui, tout en se conservant et se perpétuant, contient en elle-même la puissance inhérente d’une transformation qui, si elle est graduelle, paraîtra néanmoins radicale, avec le recul du temps, aux yeux de l’observateur et de l’historien, l’écrivain le premier et après lui ses critiques conviendront de la proposition suivante, qui vaut pour tout esprit créateur en général.

Que l’excellence et le caractère indicible des qualités et de la production de l’auteur, lesquelles lui procurent pour un temps — et peut-être pour tous les temps, quand il s’agit d’écrivains inspirés, géniaux et accomplis —, la reconnaissance d’une valeur inestimable, exceptionnelle et inégalable, pourront s’avérer surannés devant les métamorphoses profondes et diverses de la nature et de la culture ainsi que le génie requis à en faire l’aperception et l’interprétation adéquates. Par ailleurs, celles-ci seront susceptibles d’inspirer les lecteurs dans les idées qu’ils pourraient en acquérir, continuellement voire de manière différente, comme d’informer, de former et de transformer la réalité qui constitue, autant pour l’un que pour l’autre, l’écrivain et le lecteur, le point commun d’une rencontre des consciences, des perceptions et des opinions, parfois convergentes, mais aussi à l’occasion divergentes, qu’ils seraient aptes à en acquérir.

Car ce qui intéresse autant l’auteur que le lecteur, c’est la réalité que l’un et l’autre tentent de représenter et de comprendre, celui-là par son effort de l’interpréter et de la révéler dans son texte, celui-ci par la volonté qu’il exprime à recevoir, dans l’écrit, les perceptions de l’auteur, pour les comparer à celles qu’il serait spontanément susceptible d’acquérir dans sa propre expérience et, de l’adjudication qui en résulte pour lui, l’instruction et la formation correspondantes.

Car si l’écrivain fait œuvre d’interprète, il fait aussi œuvre de formateur: et cette habileté, ainsi que cette confiance à réaliser son action à ces deux plans le rendent précieux aux yeux du lecteur, à la manière de l’éducateur qui, en raison de l’excellence et de la profondeur de l’enseignement dispensé, acquiert aux yeux de ses élèves, de ses étudiants et de ses disciples une importance indéniable, non seulement à cause de l’intérêt suscité par la matière qu’il enseigne, mais aussi de la préparation qu’il accomplit en eux, de savoir faire face à la vie et de composer adéquatement avec elle. C’est-à-dire de pouvoir, à l’intérieur de celle-ci, enrichir ses propres dispositions et s’épanouir à travers celles-ci, de sorte à pouvoir coexister avec ses semblables et vivre avec eux d’une manière heureuse et harmonieuse. Et de contribuer, par son action positive — et de manière à coopérer pleinement avec la leur, dans la mutualité la plus complète, en autant que ces actions de coexister et de coopérer illustreront toutes deux une vertu analogue et viseront une fin semblable et complémentaire —, à l’avancement de la culture, lequel est commandé par une entéléchie de perfection, ainsi que le devoir commun de la faire fructifier, et le renouvellement des populations sans cesse grandissantes.

Ainsi, que l’auteur puisse prétendre avoir raison, parce qu’il maîtrise son art et qu’il exprime clairement l’originalité de sa pensée avec compétence et autorité, comme le manifeste l’interprétation adéquate qu’il fait de la réalité, assurément. Mais qu’il puisse aspirer à faire cela infailliblement, pour toutes les circonstances, toutes les situations, toutes les cultures et tous les temps, voilà ce qui serait douteux, pour une conscience qui, tout en participant à l’infinité par son essence, est néanmoins conditionnée par son état naturel d’être incarnée, ne transcende jamais totalement les contingences d’une situation temporelle et d’une particularité culturelle déterminées.  — Plérôme.

lundi, août 10, 2015

13 — Lire, c’est savoir apprécier adéquatement I

Un dicton, qui fait peut-être figure de mème actuel, puisque l’on en ignore l’origine mais qu’il semble bien, dans la circulation et l’usage que l’on en fait, énoncer une conviction implicite et générale, asserte que: «Le lecteur a toujours raison ».

Quelle phrase terrible que celle-ci ! Car non seulement cède-t-elle au lecteur une autorité sans appel sur la signification susceptible d’être apportée à un texte soumis à son appréciation, mais encore relègue-t-elle l’auteur à n’être que le faire-valoir de son opinion, sans que la sienne propre — c’est-à-dire celle qu’il se donne la peine de former et d’énoncer dans son écrit — ne possède a priori de valeur propre. Comme si avoir raison, un peu à la manière du loup de la fable, consistait à imposer sa volonté sur ce que serait la réalité ou sa façon de la voir, de la comprendre et de la désirer, sans égard pour le point de vue d’autrui ni sur les propres raisons de celui-ci à vouloir les communiquer et à fonder cette communication.

Une telle position est peut-être valable à l’intérieur d’un état de nature où prévaut l’instinct, ainsi que les pulsions en émanant, pour régler les conduites et les actions, mais elle ne saurait se revendiquer d’un idéal de civilisation ni se montrer digne d’une humanité qui prétend s’être extraite d’une sauvagerie originelle, ignorante de tout principe formel de civilisation, ou encore de la barbarie par laquelle elle a pu s’être laissée tenter, de retourner à un état de primitivité antérieure, à l’intérieur de la marche d’une ascension croissante de l’humanité vers des formes d’être plus élevées. Une progression qui s’accomplit autant individuellement, dans le perfectionnement des âmes particulières qui la composent, qu’au plan de la coexistence sociale, éclairée par une intelligence de plus en plus accomplie de la réalité et inspirée par la pureté des mobiles et des désirs dans les relations établies avec les congénères et la reconnaissance de leur qualité propre et distinctive.

Or, lorsque l’on réfléchit bien au fait et à la situation énonciative d’un propos — qu’il soit oral, gestuel ou écrit —, l’on doit convenir autant qu’il est originel par rapport à l’interprétation que l’on peut en faire et que toutes deux, autant l’interprétation du lecteur que celle de l’auteur, renvoient à un champ d’expérience subjectif qui peut, ou peut ne pas, être commun à leurs deux esprits, tout en constituant néanmoins le point de départ de la position respective qui s’énoncera, dans le va-et-vient intellectuel et discursif que supposent à la fois l’écrit, son interprétation et les positionnements dialectiques qui s’ensuivent.

Pourquoi l’auteur écrit-il, sinon pour proposer au lecteur une vérité ? Et puisque l’écrivain est en même temps le premier lecteur de son propos, il se substitue en quelque sorte aux lecteurs abstraits, anonymes et impersonnels, puisque n’étant pas connus de lui et appartenant uniquement à son pouvoir de les imaginer en général, qui éventuellement en prendront connaissance afin de juger de idées et des sentiments qui l’inspirent.

Sur quel critère fondera-t-il alors l’appréciation qu’il fait de son propre texte ? Peut-être pourrions-nous en proposer quelques-uns: à savoir, qu’il apporte un regard substantiel sur la réalité; que ce regard corresponde effectivement à celui qui est le sien; qu’il soit énoncé aussi fidèlement et aussi clairement que possible; qu’il rencontre jusqu’à un certain point le regard d’autrui sur cette même réalité, s’il advenait que celle-ci fût conçue et estimée par lui et qu’il partît, pour cela, d’une expérience personnelle aux caractéristiques et aux dispositions analogues — y compris un champ de connaissance suffisamment compréhensif et approfondi —, pour en tirer une interprétation, sinon identique, quant à la vérité de l’impression qui s’en dégagerait, du moins plausible, quant aux possibilités de vérité qu’elle serait susceptible de révéler.

Ainsi, la première condition renvoie au génie de l’auteur qui possède la faculté de saisir quelle est l’originalité du caractère de l’expérience et de sa possibilité pour l’intelligence, qu’elle est susceptible d’imaginer, d’en concevoir et d’en acquérir, y compris dans l’utilisation future à laquelle elle pourrait conduire.

La seconde condition, quant à elle, tient de la sincérité de l’auteur qui, en exprimant quelle peut être l’expérience révélée, non seulement la saisit telle qu’elle se présente à lui, mais encore s’efforce de la représenter ainsi à la considération d’autrui.

La troisième considération est stylistique et repose sur la compétence avec laquelle l’auteur manie le médium, grâce auquel cette communication est rendue possible ainsi que la recherche avec laquelle il accomplit cette intention avec effort et habileté, avec autant de simplicité et de limpidité que lui permettent la langue, la maîtrise qu’il en possède en même temps que le thème lui-même, lequel peut être en lui-même d’une opacité et d’une obscurité telles qu’il constitue un défi sérieux à l’élucidation que l’on souhaiterait en faire et à la clairvoyance employée à cette fin.

La quatrième condition repose sur l’empathie avec laquelle l’écrivain s’identifie éventuellement à son lecteur — à la nature humaine d’un lecteur-type vers lequel il dirige son propos — pour accomplir ces fins, en vue de simplifier, dans la mesure du possible, son travail d’intelligence, de compréhension et de comparaison, sans toutefois pouvoir entièrement, ni même souhaiter le faire, se substituer à lui en vue de cela.

Car il s’agit de reconnaître en chaque personne une irréductibilité à être autre chose qu’elle-même, dans le sens le plus élevé du terme.  Celle-ci inclut l’évolution qu’elle est susceptible de réaliser dans son champ de compréhension et dans l’effort qu’est apte à requérir celle-ci, à pénétrer autant les difficultés qui résultent d’une herméneutique produite et offerte par autrui que celles provenant de la nature des arcanes, de l’essence des énigmes et de la substance des mystères qui s’offrent à lui et qui motivent le discours d’un texte. Autant de secrets que tentera de percer et d’illuminer l’intelligence, de clarifier et d’interpréter la raison, avec l’effort que produisent l’écrivain en même temps que le lecteur, dans l’intention partagée qu’ils manifestent d’une concertation de leurs esprits respectifs en vue d’acquérir une aperception satisfaisante de la vérité, que la géographie linéaire du texte invite la conscience à faire, tout en lui procurant une occasion et un incitatif en ce sens.

Par ailleurs, certains critères guideront également l’effort du lecteur dans sa tentative de pénétrer le sens d’un propos et d’en apprécier la valeur.

La bonne foi apparaît être un des premiers parmi ceux-ci et correspond à la sincérité de l’auteur à saisir, à penser, à former, à livrer et à extérioriser, adéquatement et sans réserve autre qu’une prudence réfléchie, ses impressions à l’intention du lecteur. Car si un préjugé négatif en venait à conditionner l’attitude du lecteur à l’endroit de l’auteur, pour lui refuser au départ toute crédibilité quant à sa perspicacité intellectuelle et la valeur possible du propos qui en procède, il n’y aurait alors aucune éventualité que n’existe le dialogue des consciences qui permette d’évaluer avec justesse ses perceptions, ses raisonnements et ses conclusions et la manière qu’il a eue de traiter son sujet, pour l’approfondir dans son intelligence, pour l’estimer dans sa compréhension et pour en interpréter adéquatement les complexités et les singularités auprès d’un lecteur intéressé par un point de vue singulier sur les questions abordées parce qu’il est autre que le sien propre et qu’éventuellement il pourrait éclairer ses propres opinions et impressions par elles.

Une autre condition se pose aussi pour le lecteur, lorsqu’il en vient à se nourrir d’un texte: l’ouverture d’esprit. Car s’il consent à aborder un écrit, avec toute l’énergie dirigée que cela suppose d’en apprécier la valeur de vérité et de style, c’est qu’il consent à se laisser infuser des évidences qui en réaliseront l’effectivité et qui constitueront un facteur de transformation sur la conscience, par les nouveaux principes qu’il découvrira et la manière exceptionnelle ou originale par laquelle il réussira à les communiquer.

Car ce qui concerne avant tout, autant l’écrivain que le lecteur, c’est la vérité nouvelle — ou d’apparence nouvelle — qu’un texte produira et qui en constituera autant la raison d’être, ayant présidé à la recherche pour l’écrivain qui la dégagera de la gangue des apparences, que la valeur que par conséquent elle prendra pour le lecteur à l’intention de qui celui-ci l’exposera. C’est une vérité qui recevra la plénitude de son sens, non seulement en vertu de son originalité ni avec l’intelligence de l’écrivain à la saisir et à se la représenter, avec sa sincérité et sa compétence à la former et à la dire, mais aussi avec la perspicacité et la sagacité du lecteur à savoir la comprendre et à pouvoir en apprécier la valeur, autant parce qu’elle est juste dans son énonciation que parce qu’elle correspond à une notion essentielle — que pressent déjà confusément le lecteur, au moment de l’interrogation originelle qui suscite l’acte de lire ou que conçoit plus ou moins complètement celui-ci — de ce qui, à un plan universel, ou du moins suffisamment général, peut constituer une proposition ou bien une vision recevables. Recevables parce qu’elles sont l’une et l’autre vraies, ou qu’elles touchent, clairement et logiquement, à suffisamment d’aspects inexplorés qu’un lecteur raisonnable consentirait à en estimer la véracité et à laisser celle-ci s’éprouver, avec le passage du temps et l’acquisition, ainsi que la richesse, des expériences personnelles appropriées, intellectuelles ou existentielles, théoriques ou pratiques, qui permettront d’en saisir effectivement l’adéquation au réel.

Une autre condition requise du lecteur sera le désintéressement, qui n’est pas l’indifférence ni la désaffection quant à la nature et à la qualité du propos énoncé, mais une suspension de tout jugement préalable quant à ce qu’elles devraient être effectivement, autrement que formellement, pour rencontrer l’aval d’un principe ou d’un contenu susceptibles d’être avérés. Car autrement, il s’agirait de renfermer le discours du propos écrit à l’intérieur d’idées et de théories préconçues que seul un examen méthodique et exhaustif, en les opposant à des alternatives concevables et plausibles et en comparant leurs mérites respectifs, pourra établir comme étant non seulement utiles ou encore probables, mais définitivement avérées et susceptibles d’accueillir, de la part de consciences éclairées, un assentiment irrévocable en raison de leur mérite épistémologique.

Seul l’intérêt de la raison, à effectuer la recherche, la découverte et l’appréciation de la vérité, ou de l’un des aspects multiples sous lesquels elle est apte à se révéler, serait susceptibles alors de gouverner l’impression que formule celle-ci sur la valeur épistémologique, gnoséologique et esthétique des propositions que présente un écrit, plutôt que celles-ci ne soient autrement assujetties à des considérations contingentes, susceptibles de motiver leur rejet, malgré la valeur objectivement indéniable de l’essence révélée, en raison d’une importance supérieure que se trouvent à prendre pour la conscience des considérations uniquement accessoires.

Or si de telles considérations peuvent servir des expédients pratiques — et en particulier l’économie que représente pour la conscience le repos de son action sur des idées préalablement reçues et confortablement établies en elle, que l’ébranlement des convictions risquerait de troubler —, elles ne sont d’aucune utilité pour l’aspiration et l’accession à la plénitude d’une connaissance véritable, apte à inspirer infailliblement les jugements en raison de s’en référer à des principes vrais et des finalités justes, de surcroît de plus en plus complets, qu’elle aperçoit ou qu’elle transmet. Ainsi, le critère de désintéressement propose que seul l’intérêt le plus estimable de la raison sera servi dans la recherche et la découverte de la vérité. C’est un intérêt qui se confond avec l’appréhension complète et adéquate ainsi que la préservation effective de celle-ci, comme dans l’identification et la détermination des conditions et des opérations qui sont nécessaires à sa reconnaissance et à sa formulation.

Par conséquent, autant l’auteur que le lecteur sont liés à des conditions qui éclairent leur devoir et leur responsabilité dans l’accomplissement de l’activité qui est particulière à ces identités. Des conditions qui apparaissent comme étant complémentaires plutôt que simplement singulières et isolées, puisqu’elles définissent un état d’esprit et une réalisation qui ne peuvent se produire à l’exclusion de ceux qui sont présents en sa contrepartie. Tout comme l’écrivain ne pourra se passer du lecteur dans la réalisation de son œuvre — après tout, si l’auteur se donne la peine d’écrire, c’est pour être lu, et non pas uniquement par soi-même, même s’il arrive que la préparation à être lu par autrui puisse se reporter à la postérité —, de la même manière le lecteur ne peut se passer de l’écrivain lorsqu’il est engagé dans son travail de lecture, puisque c’est par l’écrivain que le texte qui est lu arrive à son point de réalisation. Et si, pour l’écrivain, la distinction qui s’opère entre l’écrivain et le lecteur se fait difficilement, puisqu’en écrivant, l’auteur participe en lecteur attentif à son œuvre d’écriture, elle s’accomplit plus facilement du côté du lecteur qui peut se contenter d’absorber un écrit sans chercher, même en d’autres contextes, à vivre l’expérience de l’écrivain, de manière à mieux établir celle, plus habituelle chez lui, du lecteur. Même s’il est possible, pour certains, que l’on devienne un lecteur plus accompli en s’adonnant à l’écriture et en s’essayant à cette pratique et à cet art, pour en apprécier les défis ainsi que la sagacité requise à les surmonter, et priser la valeur du mot juste et du style châtié dans la transmission des idées, il est tout aussi possible pour un bon lecteur de se montrer ainsi sans s’aventurer à explorer ces avenues.

Mais, pour être lecteur, avons-nous dit, il existe un préalable, l’oeuvre écrite que réalise l’auteur, de sorte que le lecteur, pour être lecteur, ne saurait se passer de l’auteur qui lui propose à lire un texte de son cru, quelle qu’en soit la nature. La question se pose alors, dans ce lien de la nécessité et de la dépendance, de savoir au nom de quoi l’on peut prétendre que le lecteur a toujours raison.

Serait-ce que, ayant sous les yeux une œuvre finie, réalisée et peaufinée préalablement à la lecture qu’il en fait, il en puisse découvrir les défauts et par conséquent les motifs de la rejeter, sans que l’auteur ne puisse y trouver quoi que ce soit à redire ? Mais alors, s’il en recherche avec acharnement les défauts, comment peut-il en même temps, en raison de l’antagonisme de ces fins, illustrer la disposition d’en apprécier et d’en estimer la valeur réelle qui consiste justement en sa qualité. Une qualité qui réside, d’un point de vue épistémologique, en son pouvoir de découverte et de révélation d’une vérité jusqu’alors inconnue ou incomplètement énoncée ? La recherche du défaut d’une œuvre, plutôt que de sa qualité, ne constitue-t-elle pas alors l’admission d’un échec devant ce qui est le propre de la lecture, celui de savoir entrer en rapport avec un auteur, par l’intermédiaire d’un texte, afin de bien comprendre quelle en était l’intention heuristique et  herméneutique, et pour savoir en quoi il s’est bien acquitté de cette finalité ? Alors, si le lecteur n’a pu réaliser ce dessein, comment peut-il prétendre avoir raison en se confrontant à ce constat, d’une inadéquation entre l’objet de sa poursuite et l’intention ainsi que la finalité de l’auteur ? Et s’il a réalisé cette initiative, comment peut-il prétendre, ayant aperçu en quoi l’auteur est parvenu, d’une manière magistrale et inédite, à interpréter adéquatement la réalité et, à travers les principes, les lois et les maximes qu’il en retire, à en découvrir la spécificité et l’originalité, avoir raison sur lui alors que la seule possibilité et le seul aboutissement du lecteur fut de s’élever au niveau de conscience dont l’écrivain a témoigné en dégageant ces interprétations illuminantes et ces vérités nouvelles ?

Une lecture est, à sa manière, un travail aussi exigeant que l’écriture et, comme elle, aboutit à un produit qui, s’il n’est pas une rédaction, consiste à intérioriser et à communiquer éventuellement ce que, du propos de l’écriture, le lecteur en a retenu. Se confinant in foro interno, cette espèce de communication peut prendre la forme d’une prise de conscience, mais rien n’exclut que cette communication ne puisse prendre aussi l’aspect d’un écrit, dans son effort de transmettre son essence à autrui. Or ce travail de lecture est un analogue du travail de l’écriture en ce que, tout comme celle-ci considère une réalité, objective ou subjective, pour savoir l’interpréter, dans ce qu’elle comporte de plus véridique, autant dans son intension que dans sa compréhension, la lecture considère la réalité d’un texte en vue de parvenir à un résultat semblable, c’est-à-dire d’en pénétrer les sens et d’estimer en quoi ceux-ci sont susceptibles de refléter adéquatement la réalité qu’ils proposent de désocculter, de manière à transformer les perceptions futures sur elle ainsi que les attitudes éventuelles, susceptibles d’être entretenues à leur endroit.

Ainsi, c’est dans la complémentarité des esprits que l’auteur comme le lecteur se rejoignent, cette interdépendance se manifestant autour de la valeur de vérité à laquelle chacun d’eux peut prétendre, soit en écrivant, soit en lisant. Cela est tellement vrai que, si la distance entre leurs êtres était réduite, en éliminant l’intermédiaire que représente le support du texte, la possibilité d’un dialogue positif et fructueux entre leurs deux personnes apparaîtrait comme étant tout à fait plausible, sinon probable.

Cette valeur de vérité en est une qui, autant pour l’un que pour l’autre, s’érigera autour de l’un de deux pôles: d’une part, la réalité qui fait l’objet du propos de l’écrit; et d’autre part, la réalité qui est le texte. Pour celle-là, autant le lecteur que l’auteur peuvent en faire l’intuition et la reconnaître comme appartenant à leur champ d’expérience, l’intention de la rendre explicite d’une manière ou selon un point de vue distincts et particuliers séparant l’auteur et le lecteur cependant. Quant à celle-ci, autant l’écrivain que le lecteur sont aptes à se prononcer sur elle, pour ce qui est de la substance du propos énoncé et révélé ainsi que de la manière de parvenir à cette expression et à cette révélation, mais d’un point de vue qui les démarque aussi, puisque l’écrivain en est le découvreur et l’interprète alors que le lecteur en est l’interlocuteur et le critique.

Mais comme l’écrivain, pour savoir quelle est l’excellence de son aptitude à réaliser son activité et à transmettre son propos, doit en même temps se constituer en lecteur de sa propre œuvre, le lecteur, pour se rendre compte en quoi il a excellé dans son propre ouvrage et bien reçu ainsi que compris le propos de l’auteur, doit en découvrir le contenu et s’en figurer — s’interpréter à lui-même — la signification, en devenant ainsi lui-même l’auteur de sa propre représentation (qui peut être étroitement liée à celle de l’écrivain ou en tirer des conclusions et des implications qui, tout en respectant le sens de sa pensée, aurait peut-être même échappé à sa pensée et à l’essence consciente de sa perspective). Ainsi, non seulement l’auteur et le lecteur se complètent-ils dans leur activité réciproque, pour l’un d’écrire et pour l’autre de prendre connaissance du sens et de l’intention du propos énoncé comme d’en apprécier la qualité et le mérite, mais encore trouvent-ils, à l’intérieur de cette activité, à adopter une disposition complémentaire: pour l’auteur, celle du lecteur, et pour le lecteur, celle de l’auteur.

Si l’on admet alors que l’un des deux, l’auteur ou le lecteur, puisse avoir raison sur l’autre — c’est-à-dire formuler une impression prépondérante qui puisse influencer l’autre à modifier ou altérer une proposition intellectuelle préalable —, autour de quel critère peut-on décider de la chose ? Quant à la vérité qui inspire et fonde le propos, ce sera autour de la vérité effective de celui-ci, en tant qu’il serait susceptible de réaliser une découverte plus exacte et plus complète de la réalité, sur laquelle porte sa considération et qui fait l’objet de son propos, et d’en formuler une interprétation plus adéquate, d’une manière rendue explicite formellement, par l’auteur, et d’une manière rendue explicite intuitivement, par le lecteur, alors que réagissant naturellement au propos de l’écrivain par sa voix intérieure, il puisse en concevoir  éventuellement une façon plus perfectionnée de la connaître et de l’interpréter. Quant à la réalité du propos énoncé, en tant qu’il est tel, c’est également la vérité de celle-ci qui pourra servir à adjuger entre le point de vue de l’écrivain et celui du lecteur, en ce que, étant censée refléter l’adéquation entre l’intention de l’auteur et le produit de son action à la réaliser, la réalité de l’énoncé devient estimable, autant par l’écrivain que par le lecteur, selon qu’elle se perçoit comme étant l’accomplissement effectif de cette adéquation ou comme s’avérant lacunaire dans cette réalisation.

Mais comme par ailleurs un auteur serait mal avisé de présenter sciemment à un lectorat, comme étant achevé, un écrit qui ne serait en effet qu’un brouillon, et qui pour cette raison serait critiquable, comme étant inachevé, puisque ne transmettant pas la pensée complète de l’auteur sur le sujet étudié, soit qu’il ne l’a pas considéré avec toute la profondeur et toute l’envergure que le thème aurait mérité pour recevoir un traitement suffisant, soit que, la réflexion étant adéquate et complète, il n’est pas parvenu à la présenter d’une manière satisfaisante à un auditoire averti, la possibilité serait minime qu’un écrivain s’exposât au rejet catégorique de son œuvre par des lecteurs accomplis — car possédant une expertise qui les rende aptes à cette action décisoire —, sous prétexte que celle-là soit ni suffisamment fondée, ni suffisamment élaborée.

Par contre, si l’on peut concevoir qu’une œuvre puisse être améliorée, même lorsqu’elle est achevée, c’est-à-dire vraie, puisque fondée en principe, et juste, puisque rendant adéquatement le dessein de l’auteur en la produisant — et que la réalité elle-même entraîne à cultiver —, pour l’amener encore plus près de la perfection que l’idéal de vérité et de beauté puisse concevoir pour elle, d’une profondeur accrue et augmentée des principes et d’une extension plus ample des conséquences, d’une manière qui est éminemment recevable et intelligible par un lectorat cultivé, l’on pourra accorder à la critique du lecteur un rôle important, sinon essentiel, dans le sens de conduire à cette perfection, en faisant ressortir, avec pondération et justesse, étant animé d’un esprit de justice et de charité, les lacunes qui l’en séparent et dont le comblement pourrait l’en rapprocher, tout en reconnaissant quelle est la valeur éminente de l’œuvre, lorsqu’elle s’est mise au service de la découverte, de l’interprétation et de la révélation de la vérité.

C’est alors seulement que le lecteur pourra prétendre avoir raison, c’est-à-dire lorsque sa perspicacité, son autorité et son intelligence l’autoriseront à proposer à l’auteur des voies par lesquelles il pourrait parachever son travail, soit en lui apportant une profondeur plus grande et une compréhension plus étendue, soit en améliorant la manière avec laquelle celles-ci deviennent évidentes et appréciables pour le lecteur. Et pour autant que le degré de perfection atteint puisse être variable de l’une à l’autre et que l’érudition du lecteur qui est en même temps ouvert et de bonne foi lui permette de l’apprécier adéquatement et justement, il serait possible, au nom d’une perfectibilité de l’œuvre qui, en théorie, en raison d’une profondeur, d’une extension et d’une mouvance inépuisable et incessante de la réalité qui portent à continuellement en réinterpréter l’essence, est toujours présente et concevable, d’affirmer que le lecteur a ... parfois... peut-être même souvent... mais non pas toujours ... raison. — Plérôme.

mardi, mars 13, 2012

12 — Lire, c’est s'ouvrir sur l'infini

Il y a, dans tout acte de lecture, un aveu implicite: celui de l’ignorance, c’est-à-dire d’une absence épistémologique que le texte et son contenu seraient susceptibles de combler. Il y a aussi, pour accompagner ce manque, à la fois le sentiment et la prise de conscience chez le lecteur qu’il existe cette carence et la présence en lui d’une humilité qui ne craint pas de reconnaître ses lacunes, ni n’exprime aucune réserve à s’appuyer sur les connaissances d’autrui afin de combler son déficit.

L’ignorance dont il s’agit est bien sûr relative: car qui peut en réalité se targuer de posséder la totalité du savoir d’une manière infuse et de ne point requérir des lumières extérieures afin d’apporter des informations et des savoirs nouveaux pour éclairer sa conscience et l’inspirer de jugements et d’interprétations qui compléteront et amélioreront les siennes propres, en même temps qu’elles contribueront à la formation de conceptions plus justes et plus conformes à la réalité.

— I —

Même Socrate [~ 470 - ~ 399], qui prétendait ne rien connaître et se fiait à l’inspiration de son daimon, de cette Muse qui, selon Diogène Laërce [Livre II, §44],  infusait son propos et en assurait à la fois l’éloquence, la pertinence et la véracité, devait bien reconnaître que cette voix intérieure n’était pas étrangère à l’expérience préalable du Philosophe et qu’elle fondait son action sur l’existence d’un fond épistémologique réel, auquel elle accordait une forme nouvelle. Ce substrat était le garant, pour contrer l’éventualité d’un propos éventuellement erroné, du genre, fantaisiste cependant, de celui que serait enclin à insuffler le Malin Génie de Descartes, de la possibilité de reconnaître dans le propos énoncé sous inspiration la matière d’une erreur, si jamais une telle erreur survenait.

De ce que Socrate n’ait jamais eu à déplorer une telle errance de l’esprit atteste admirablement bien de la fiabilité et de l’honorabilité, et peut-être même à l’occasion de l’infaillibilité de sa Muse. Mais ce fait n’enlève rien à la présence en ce grand penseur d’une faculté critique propre à la nature humaine, dont l’évidence chez ses concitoyens ne s’est pas fait attendre, voire de manière imparfaite, comme en témoignent amplement les reproches injustifiés qui lui furent adressés et dont il se défendit tout au long du procès qui le condamna injustement. D’ailleurs, peut-on se défendre avec justesse — même sans succès — de propos malveillants ou de conclusions iniques sans faire preuve soi-même d’un esprit critique, c’est-à-dire d’un esprit critique aussi développé que le plus tenace et le plus habile de ses adversaires et qui parvient à identifier les faiblesses de leur argumentation pour les réfuter et ainsi parer aux effets nuisibles de leurs propos accablants ? Affirmer une telle proposition équivaudrait en même temps à dénier à ceux-ci une faculté dont ils font admirablement preuve, voire avec malveillance et avec la plus inique des intentions, en imputant à tort à un tiers, en vue de le perdre, des attributs qui lui sont tout-à-fait étrangers.

Si l’on propose que la faculté de la connaissance de Socrate était exceptionnelle et que par conséquent elle se distinguait radicalement de celle de ses contemporains, pour des raisons qui échappent à notre entendement, mais qu’il aurait appartenu à Socrate d’élucider, si cela s’était avéré nécessaire; l’état exceptionnel de la situation exigerait, si l’on admettait cela, soit que l’on s’interrogeât sur l’intelligence philosophique du Père de la morale et des conclusions auxquelles elle disposait, soit que l’on remette en cause celle de ses congénères. Or, en prétendant ne rien savoir, Socrate éludait que surgisse ce dilemme et ainsi se préservait de faire naître un débat qui aurait été aussi inutile que stérile — étant la conséquence inévitable d’une valorisation exclusive des savoirs respectifs — .

Car, en invitant à une escalade de la démonstration des savoirs, il se serait engagé sur une voie qui risquait d’illustrer plutôt la qualité contraire à celle dont il souhaitait démontrer l’existence, puisque le propre du véritable savoir est d’inspirer l’action sage. Il n’y aurait donc eu aucune sagesse à vouloir faire preuve d’une compréhension et d’une profondeur du savoir, en l’absence de l’acte qui en illustre éminemment la présence. Une telle incongruité aurait fait mentir la Pythie, laquelle avait un jour déclaré que Socrate était de tous les hommes, celui qui est le plus sage [PLATON. Apologie de Socrate; 021a; DIOGÈNE LAËRCE. Livre II, §37]. Nonobstant qu’en agissant ainsi et en cédant à l’orgueil de concourir à illustrer une éventuelle supériorité sapientielle, l’action de Socrate aurait eu pour effet de faire mentir cette prêtresse d’Apollon, dont la vérité du propos était réputée émaner de l’esprit même du dieu de la vérité et des oracles. Or, il eût été tout-à-fait inconcevable, pour ne pas dire absurde, que le Philosophe niât une qualité qui était intime à sa nature et que la prêtresse avait reconnue en lui et publiée avec son oracle, à une époque où la réalisation et l’actualisation de l’être était, pour tout philosophe, l’ultime aspiration et la quête quintessentielle.

L’ironie était le moyen rhétorique employé par Socrate afin d’obliger ses protagonistes à reconnaître les faiblesses de leur discours, des arguments qu’ils mettaient de l’avant et des opinions qu’ils formulaient. C’est effectivement ce que nous révèlent les dialogues de Platon, lorsqu’il nous représente un Socrate qui interpelle les arguments de ses adversaires par un questionnement incessant, ciblé et judicieux, ainsi que par une vérification constante de l’interprétation qu’il en faisait. S’en référant à leur intention dialectique, il tentait ensuite de montrer en quoi l’interlocuteur se contredisait ou encore n’épuisait pas toutes les possibilités de son raisonnement, au moyen d’une exégèse synthétique irréfutable, effectuée sur le propos clarifié dont il avait ainsi encouragé l’énonciation.

Bref, l’ironie socratique accule ses adversaires à une prise de conscience, à savoir celle que, si habiles et si ingénieux fussent-ils à concevoir la réalité et à en proposer une théorie, afin d’illustrer la compréhension qu’ils en avaient à l’intérieur du discours construit à cet effet, selon le regard sous lequel il la considérait, cette spéculation n’en demeurait pas moins un point de vue parmi d’autres. Ce qu’était susceptible d’attester apparemment le fait de la prolifération de théories divergentes formulées sur une même question, autant dans l’histoire de la philosophie qui culminait avec les contemporains de Socrate, que dans leurs perspectives innovatrices et ouvertes sur l’avenir. Et de mener à conclure que, s’il y avait des recoupements dans leurs contenus respectifs, lesquels pouvaient constituer un refuge contre les négateurs trop radicaux de la philosophie, comme pouvant proposer une connaissance qui soit quelque chose d’absolument certain et assuré — la thèse de Pyrrhon [~ 360 - ~ 270] qui affirmait l’insaisissabilité de la connaissance et la nécessité de la prudence épistémologique, fondée sur la suspension du jugement, n’était pas encore formulée, mais elle était certainement entrée dans sa phase de gestation culturelle et historique —, les oppositions et les contradictions étaient suffisamment nombreuses à l’intérieur des différentes doctrines pour que l’on ne puisse pas raisonnablement éviter de mettre en doute leur homogénéité ou encore la possibilité, pour l’une d’entre elles, de dogmatiser en revendiquant posséder la vérité unique, fondée sur un principe transcendant, absolu et distinct, suffisamment universel et englobant pour constituer celui en lequel tout autre principe se résorbe.

Or, une telle compréhension repose sur l’une de deux attitudes opposées. Celle qui, en premier lieu, accomplissait la destruction des fondements sur lesquels s’érige la pensée d’un congénère philosophe, et avec cela sa crédibilité ainsi que son autorité à découvrir et à énoncer des vérités intelligentes et irréfutables ainsi qu’à recevoir l’admiration de ses concitoyens, d’ainsi illustrer un tel talent. Mais, en second lieu, il y avait aussi celle de faire prendre conscience que, malgré la brillance du propos et la solidité des thèses échafaudées, il y avait toujours lieu, en scrutant ses convictions et en apercevant quelles en seraient les assises profondes et les fondements inébranlables, de dépasser même la plus haute et la mieux articulée des pensées et de parvenir à un point qui définissait le terme en lequel toutes les pensées étaient susceptibles de se rencontrer, puisque cette limite constituait le point ultime et final vers lequel pouvait et devait nécessairement tendre toute pensée qui se voulait adéquate, complète et achevée. En somme, le principe sous-jacent proposait que, si la conscience pouvait espérer parvenir à un absolu épistémologique qui rencontrerait en puissance l’aval de tous, sont germe reposait déjà à l’intérieur d’une nature intellectuelle que tous ont en partage, sans quoi la recherche philosophique de la vérité serait vaine et prétentieuse, tout en se préservant d’avoir à se consacrer à des activités véritablement significatives.

Certains voudront peut-être opposer à cette conception qu’elle est anachronique, puisqu’elle anticipe sur une conception qui a fait la gloire du XXième siècle, avec la notion du point-oméga teilhardien. Mais il suffit de se rappeler que, avant Socrate, qui selon la tradition en fut peut-être l’auditeur — et qui sait, le maître —, a vécu Anaxagore [~ 500 - ~ 428], pour qui l’Intellect divin (le Nous) est l’agent ordonnateur du monde — il s’agit de la conception d’un monde éternel, en lequel n’entrait aucune éventualité d’une création originelle — et avant celui-ci, Anaximandre [~ 610 - ~ 546], qui posa que l’archè, c’est-à-dire le premier principe physique du monde, est l’Illimité (l’apeiron), dont toute possibilité ultérieure est issue. Il serait peut-être judicieux d’ajouter à cette courte liste le nom d’un autre philosophe, Protagoras [~ 485 - ~ 411], dont hérita, mais en contrepartie de ceux-là, la tradition philosophique de l’époque socratique. Celui-ci fut l’inventeur de la dialectique des conceptions opposées, dont on retrouvera la manifestation et l’épanouissement suprême chez Hegel: il concevait l’homme comme étant la mesure de toutes choses et posait qu’il était légitime de mettre en doute l’existence des dieux, c’est-à-dire la réalité d’êtres intelligents qui étaient en même temps supérieurs à l’homme et constituaient en définitive les formes actives et directrices de son destin. Selon Diogène Laërce, qui rédigea son histoire de la philosophie au IIIième siècle de notre ère, il aurait été le premier à utiliser le mode d’argumentation dialogique, caractérisé par l’alternance de courtes questions et de réponses, une technique que Socrate adopta et perfectionna par la suite à l’intérieur de sa méthode maïeutique.

Avec ces brèves distinctions, qui ne font qu’affleurer les doctrines respectives des ces penseurs, il est possible d’entrevoir leur séparation en deux positions qui, si elles ne sont pas contradictoires, proposent néanmoins des conceptions diamétralement distinctes et mèneront à la séparation en deux camps qui en défendront respectivement les thèses. D’une part, il y a le camp intellectuel et spirituel de l’Ionien Anaximandre et de l’Athénien Anaxagore, qui proposent l’idée d’un principe transcendant, idéel et formel pour le second (l’apeiron), actif et ontologique pour le premier (le Nous), comme étant ultime et originel à la constitution du cosmos. D’autre part, il y a le camp agnostique et humaniste de Protagoras, qui affirme l’impossibilité pour l’intellect d’en arriver à aucune connaissance des choses et des êtres transcendants, en raison pour ces entités d’échapper entièrement aux sens et pour l’homme de pouvoir vivre suffisamment longtemps pour en acquérir une idée adéquate. En même temps, il voit en l’homme le terme et l’aboutissement de toutes choses, autant les choses de la nature, de celles qui existent concrètement, que les choses de la raison, de celles qui sont inexistantes. De plus, ce dernier prône la relativité épistémologique en constatant que, pour toute chose, il y a toujours des points de vue opposés et qui entreront éventuellement en rivalité.

— II —

Où se situait Socrate parmi ces penseurs ? Nous pourrions légitimement concevoir que, selon la doctrine, il était du côté des philosophes transcendants, en raison de sa théorie de l’âme et des dieux, mais que, en vertu de la méthode dialectique, il était du côté de l’agnostique Protagoras et des sophistes qui lui succédèrent dans la vie philosophique d’Athènes. Nous proposons que, pour en comprendre l’originalité et la raison d’être, il serait utile de situer l’ironie socratique, que nous avons abordé plus haut d’une manière générale, à l’intérieur de ce bref tableau historique de la philosophie.

Étant un homme inscient, ne pouvant par conséquent asseoir ses opinions sur aucune connaissance, il en découlait que Socrate devait se fier aux connaissances légitimes et réelles d’autrui afin de prétendre en acquérir lui-même. Cette thèse fondamentale constituait la justification de sa position inquisitive et du questionnement éclairant qu’il adressait à ses interlocuteurs. Car ceux-ci, ayant acquis la réputation d’être savants, et donc pouvant prétendre détenir la vérité et par conséquent les connaissances qui l’illustreront, seraient clairement aptes à combler le manque qui apparaissait dans le savoir de Socrate — à la manière d’un enfant naissant qui vient, à un moment ponctuel, enrichir le monde de son avènement — , à une époque où l’on ne distinguait pas encore le savoir et la pédagogie qui était le moyen de sa transmission. Que Socrate ait eu une doctrine systématique implicite, à l’époque où il exerçait sa vocation de maïeuticien, nous pouvons en être certain, autrement il n’aurait jamais eu le loisir d’entrer en commerce philosophique avec les philosophes qui étaient ses éminents contemporains, et encore moins de les fréquenter en maître, mais il aura fallu à ses disciples — si l’on s’en fie à Platon — attendre le moment de sa mort pour connaître la véritable profondeur de son contenu formel, énoncé directement à leur intelligence, sous la forme d’un testament philosophique confié à leur entendement avant qu’il n’absorbe le breuvage mortel, conformément à l’arrêt de ses juges, plutôt que présenté à leur compréhension, à la manière d’une action théâtrale, en laquelle se retrouvaient des protagonistes engagés à débattre leurs idées à l’intérieur d’un dialogue philosophique, comme nous le rapportent les écrits de Platon.

Que l’enseignement de Socrate fût une connaissance, voilà ce qu’il faudrait approfondir, à la lumière surtout de l’incroyance de Protagoras et des autres Sophistes pour qui aucune vérité grand-v n’existait et qui donc se satisfaisaient de la prépondérance des opinions, pour en établir la crédibilité probable, en l’absence de tout critère épistémologique réel — sauf peut-être celui de l’évidence des sens dont Descartes a démontré combien trompeuse elle serait —, en constatant toutefois que ces vues étaient conditionnées par le rapport de l’opinant à la réalité ambiante (une même température sera estimée froide parce qu’elle fait frissonner un tel en même temps qu’elle sera jugée tiède si elle évite à tel autre un tel désagrément). Car le tout de la conviction socratique reposait sur une connaissance métaphysique — que Platon nommera abstraitement Idée et logos et qu’Aristote après lui personnalisera sous la forme de Dieu, le premier Moteur bon et intelligent —, alors qu’elle cherchait à se transmettre à l’intérieur d’un univers philosophique qui était réfractaire à de telles spéculations. Comment autrement la caractériser réellement qu’en la nommant une inscience, lorsque le savoir socratique s’oppose à celui d’un auditoire composé de détracteurs convaincus, endurcis et aguerris, ouverts à toutes les conjectures, sauf à celles qui éventuellement fonderaient leurs réflexions, leurs déduction et leurs conclusions sur une connaissance accessible uniquement à la vision intérieure et à la perception intime de l’intelligence et de l’esprit ?

Afin de parvenir à persuader ses interlocuteurs, Socrate, en bon dialecticien et en pédagogue engagé qu’il est, se situe sur le même terrain «dianoétique» qu’eux, celui d’un humanisme radical doublé d’un agnosticisme complet, afin d’illustrer un «quelqu’autre chose» qui puisse exister en dehors de cette conception fermée, fondée pour l’essentiel sur les thèmes sensibles et refusant les conceptions transcendantes, assimilées à ces fables mythologiques dont on ne saurait dire qu’elles en sont issues ou si elles avaient adopté par prudence cette forme privilégiée pour les transmettre. L’on remarquera que la démarche kantienne aboutit à un résultat analogue puisqu’elle qui part du phénomène sur lequel agit la conscience pour en induire les idées a priori universelles et nécessaires, voire indéterminées, et ultérieurement fonder l’idée de Dieu à partir de la nature morale de l’homme, en tant que l’Être divin serait l’unique principe susceptible d’établir et de garantir cette moralité. Que cette rationalité soit dite transcendantale n’altère rien au fait qu’elle part de la dimension sensible de la raison pour accéder à un univers suprasensible, peuple d’être de la raison dont la réalité intellectuelle ne comporte aucune consistance sensible.

L’incroyant utilisant volontiers l’argument des sens, comme fournissant le critère irréfutable d’une évidence universelle et nécessaire, parce qu’elle est accessible au sens commun et à tout esprit susceptible de la constater — sauf peut-être ceux dont la compétence sensible pourrait être remise en cause en raison d’un déficit physique regrettable —, il serait donc nécessaire, afin d’illustrer la réalité de l’objet d’une conception qui échappe — a priori — à l’évidence des sens, puisqu’il participe essentiellement au monde de la pensée, d’en démontrer éventuellement le germe dans la pensée du détracteur. Car toutes les pensées et toutes les consciences participant d’une même nature — autrement elles ne sauraient revendiquer une identité commune que recouvre le concept qui la désigne —, la possibilité pour l’une d’associer l’étant transcendantal de la vérité à une perception suprasensible devrait également exister en chacun et en autrui, et même en un autrui agnostique, auquel l’histoire attribuera plus tard le vocable de sceptique. Sauf à admettre, de manière tout-à-fait anachronique, que la nature humaine serait constituée de types irréductibles les uns aux autres qui, comme en ce cas-ci, porteraient les consciences à appréhender une même réalité sous deux aspects diamétralement distincts, en violation explicite du principe de contradiction.

En procédant d’une manière qui suscite, à l’intérieur de la conscience agnostique, l’intuition de son insuffisance, à fonder réellement et absolument jusqu’à ces certitudes sensibles qu’elle tenait pour être intimement assurées et garanties, en raison d’une évidence fondée sur une capacité perceptive que tous ont en partage en vertu d’une nature organique commune, sans néanmoins détruire, ni la faculté qui opère cette intuition, ni l’espoir que celle-ci peut légitimement cultiver de parvenir un jour à une vérité indubitable et irréfutable, Socrate réussissait d’une pierre deux coups. D’une part, il protège les prétentions de la philosophie à étayer son activité sur un résultat probant, qui est nul autre que la formulation d’une vérité, voire qu’elle ne fût pas spécifiée ab origino ni même susceptible d’être déterminée. Et d’autre part, il illustre en quoi la finitude de la pensée, telle que démontrée par l’expérience de la découverte de la précarité effective de conceptions auparavant jugées inattaquables, ne constituait pas la fin de la pensée, mais procurait plutôt l’occasion d’atteindre à une sagesse amplifiée et améliorée et à un nouveau commencement établi sur de meilleurs fondements, lesquels sont dorénavant susceptibles de mener à l’acquisition d’une vérité plus compréhensive, plus parfaite, plus profonde et par conséquent plus féconde.

Ainsi, le principe de la relativité de la vérité que posa Protagoras conservait tout son sens, en ce que, se découvrant associée, non plus à l’être particulier de chacun et à la compréhension des choses qui tombaient sous la considération de la conscience individuelle, mais à une carence, un manque, une insuffisance qui laissait en présager d’une plénitude dont ces états négatifs sont l’absence, elle laissait supposer et anticiper sur l’existence d’un absolu qui puisse réaliser cette plénitude, voire d’un absolu encore indéterminé, et la possibilité pour la conscience d’y atteindre. De plus, puisqu’ils étaient susceptibles d’être éprouvés par chacun, la vacuité qui en était la manifestation offrait à tous un seuil dont le franchissement annonçait, avec la continuation de la progression entamée avec le mouvement initial, le passage d’une plénitude moindre vers une plénitude plus grande, jusqu’au terme de la plénitude absolue.

Et comme cet absolu devait de toute nécessité être suffisamment vaste et profond pour embrasser la totalité du concevable, non seulement du concevable réalisé depuis l’origine, mais aussi du concevable réalisable jusqu’au terme du monde et de l’exercice de la conscience sur lui et à l’intérieur de lui, il laisse entrevoir, en même temps qu’un Nous archaïque, l’Intellect qui se développe, s’actualise et se réalise, un horizon illimité, cet autre archè qu’est l’apeiron, susceptible d’englober toutes les possibilités que la plénitude de la vérité serait susceptible de revêtir, grâce à la réalité et à l’effectivité du Nous. Puisque le Nous susceptible de concevoir et éventuellement de réaliser l’apeiron de la plénitude de l’absolu doit être à la mesure de celui-ci, et que l’homme ne saurait prétendre se découvrir être la cause efficiente originelle, ni du Nous ni de l’apeiron, ne sachant être la cause de son être en lequel s’exprime la pensée, ni du monde qui spécifie l’horizon au-delà duquel l’Illimité trouve son extension, et que donc lui échappe l’altitude du dessein, assortie de sa véritable possibilité effective, en vertu desquels autant le Nous que l’apeiron sont doués de réalité, l’homme cesse d’être la mesure de toute chose, tout en ne cessant pas éventuellement de participer, par sa conscience, à ce qui le serait, c’est-à-dire au Nous, à l’Intellect divin et organisateur du monde, autant le microcosme sublunaire que le macrocosme supralunaire. Voilà ce qui nous semble être le motif profond, par Socrate, de l’emploi de l’ironie, c’est-à-dire la nécessité de répondre à une espèce de censure tacite, qui définit une ambiance culturelle et philosophique qui se constitue en demeurant entièrement réfractaire à des conceptions métaphysiques, lesquelles seront rétablies plus tard, mais selon une manière, une perspective et une dynamique différentes, par Platon et Aristote, les deux autres piliers de la philosophie antique. Ainsi, la méthode ironique révélerait simplement une art, une teknè, qui répond avec tact et justesse à la force apparente des enseignements des sophistiques, qui n’allouait pour aucune explication métaphysique susceptible de recruter un niveau de compréhension qui dépassât leur conception empirique de la réalité, en utilisant un processus que ne sauraient renier ceux-ci, puisqu’il est issu directement du fondateur de cette école, c’est-à-dire Protagoras.

— III —

Il importerait cependant d’aborder une autre considération, si l’on désire posséder une compréhension claire et intégrale de l’ironie socratique et de la position de l’inscience qui est à la source de cette disposition. Comprenons d’abord que l’ironie n’est pas une raillerie, ni même une feinte, car si les adversaires de Socrate se retournèrent contre lui pour demander ultérieurement sa mort, ils ne se sentent ni insultés, ni autrement lésés par son approche, au moment où Socrate les interroge. Autrement, ils auraient immanquablement ressenti ces états s’il leur était resté l’impression que Socrate avait abusé de leur amour-propre, lorsque celui-ci vivait et enseignait au milieu d’eux.

C’est que l’ironie socratique est une approche pédagogique légitime et non pas le moyen de semer et d’entretenir la confusion chez ses détracteurs, de susciter la dérision devant leur embarras et ainsi de favoriser leur humiliation. Si un embrouillement naît à l’intérieur de leur esprit, suscitée qu’elle est par l’interrogation habile du Moraliste, l’hésitation qui accompagnerait leur incertitude apparaîtrait pourtant à ceux-ci comme étant salutaire, puisqu’elle est issue d’une relation authentiquement pédagogique qui met en relation le maître et le disciple, et souvent deux maîtres. Qui plus est, le dialogue qui s’engageait entre eux s’inscrivait dans le cadre d’une réciprocité et d’une mutualité respectueuses qui caractérisaient des citoyens libres et égaux, tels qu’ils appartenaient à la société athénienne, en quête d’une connaissance qui leur échappait toujours et après laquelle ils aspiraient, chacun avec leurs moyens propres et l’effort mis en œuvre pour l’atteindre.

Ce n’était pas que Socrate se montrait incapable du genre de réaction hyperbolique que l’on associe souvent à de l’insolence, comme lorsqu’il exigea d’être nourri au prytanée jusqu’à la fin de ses jours afin d’expier la peine subséquente à sa condamnation à mort, obtenue initialement par une mince majorité. Ainsi, ses juges, au lieu de commuer et d’alléger sa peine — par un bannissement par exemple, devant l’attitude plus conciliante d’un Socrate mortifié  —, votèrent sa mort à une plus grande majorité encore. Mais cette impertinence manifeste, qui ne pouvait pas ne pas être intentionnelle, était plutôt celle d’un homme libre et vertueux, lésé dans ses droits civiques et conforté par la conscience de son innocence et de sa piété sincère et véritable ainsi que l’assurance qu’elles lui permettaient d’afficher, devant un tribunal convié expressément pour juger avec iniquité d’une accusation fabriquée, portée contre un homme qui n’avait cessé d’œuvrer pour le bien-être de ses concitoyens et pour le triomphe de l’authentique philosophie, celle qui fondait ses prétentions sur un désir sincère et désintéressé de parvenir à la vérité et de réaliser la justice, en même temps qu’elle incitait à découvrir les moyens intellectuels qui permettraient d’y arriver et de transmettre à ses congénères le fruit de ses recherches, pour le plus grand bienfait de tous (y compris celui de Socrate) et celui de leur postérité.

D’autant que la qualité éminente de Socrate à assumer cette mission avait été attestée par une prêtresse d’Apollon et que, en le traînant devant le tribunal de l’Héliée, ses accusateurs se rendaient coupables ipso facto du crime même qu’ils imputaient au Sage, c’est-à-dire le crime d’impiété. Une telle moquerie de la sainteté et de la probité des institutions judiciaires athéniennes n’était pas sans inviter la raillerie, ou tout au moins une dénonciation, de la part de toute personne dont la moralité et la probité étaient au-dessus de tout reproche ou soupçon — comme c’était le cas pour Socrate — qu’une telle incongruité ne saurait laisser indifférente et ne pas heurter profondément.

Il y a des audaces qui n’en sont pas et, afin de mieux illustrer encore l’écart abyssal entre le sort que Socrate méritait de connaître et celui qui lui est préparé, en reconnaissance de son dévouement désintéressé envers la Patrie, lorsqu’il utilisait à bon escient son génie philosophique afin d’exhorter et d’encourager ses concitoyens athéniens à la culture de la vertu et de la sagesse, des dispositions et des qualités qui sont essentielles à tout homme respectable, considérons que Socrate manda une récompense qui était à la fois proportionnelle aux bienfaits accomplis et en tous points conforme à l’usage athénien, dès que la Cité entreprenait d’honorer un de ses citoyens illustres, tout en pressentant sûrement qu’il rencontrerait l’incompréhension et la furie haineuse de ses juges, assortie d’une fin de non-recevoir et de l’exigence d’une surenchère de la peine. Que l’on érigea ensuite ce mandement courageux et intrépide en vile effronterie, cela ne faisait que mieux apparaître combien était honteuse la fausseté en laquelle baignaient autant la procédure judiciaire qui accablait ce philosophe que le climat social, politique et philosophique qui l’engendrèrent. Que de grandeur d’âme en cet homme qui s’en remet, sans ressentiment ni amertume, aux décrets de la Divinité pour justifier une fin que l’on ne saurait même pas qualifier d’ignoble, car «il n’y a aucun mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie, ni après sa mort» [Apologie, 41d] !

— IV —

 Comprenons surtout que cette magnanimité illustre le désir de ne pas succomber aux pièges de l’éristique de Protagoras, pour qui un même sujet devait toujours susciter des discours mutuellement opposés. C’est à une telle phénoménologie dialectique que s’adressera Hegel, plusieurs siècles plus tard, lorsqu’il formula sa théorie des trois moments dialectiques (de l’affirmation, de la négation et de la négation de la négation, que résume et permet de dénouer le concept de l’Aufhebung, de la sursomption, en engageant l’Esprit sur la voie d’un avenir dont on ne saurait affirmer spontanément cependant qu’elle est optimale, en regard de la destination que réserve à la raison, en vertu cette entéléchie présumée, la conception hégélienne), lesquels sont au service de la vérité vers lequel tend la complétude de l’Esprit se réalisant.

D’ailleurs, à l’éristique de Protagoras, Socrate oppose la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’accoucher, appliqué non plus à l’obstétrique qui en a inspiré la généralisation aux affaires de l’esprit, mais à l’action d’engendrer, de donner le jour à la pensée ou au jugement d’un protagoniste philosophique, tel que cet art se découvre en la conscience qui en fait preuve. D’ailleurs, c’est une pratique qui n’est pas sans évoquer la théorie de la réminiscence platonicienne, puisque l’on ne saurait illustrer une connaissance enfouie au fond de sa conscience, sans qu’elle n’y fût auparavant générée par l’expérience, sauf à supposer que les savoirs procéderaient de l’apparition spontanée de leurs formes à l’intérieur de l’esprit ou encore qu’ils naissent tous matériellement (et non simplement formellement) d’idées a priori, nécessaires, immuables, universelles et éternelles. Ainsi, loin de se mettre en opposition avec son interlocuteur, il accompagne le mouvement naturel de son esprit, pour en faciliter le développement intérieur et l’extériorisation sous la forme d’un discours, énoncé individuellement à autrui ou prononcé collectivement devant une assemblée. Car alors, le mouvement de l’esprit réalise un mouvement qui est conforme en tous points à la nature de son esprit et qui est fécond en possibilités intellectuelles et conceptuelles, bref en théories adéquates sur la nature du monde et sur l’essence des choses, y compris de la conscience et des ses possibilités infinies.

Ainsi, l’approche de Socrate, qui se fonde sur le désintéressement personnel appliqué à la découverte, par autrui, de ses possibilités noétiques intimes, promises à la génération et au développement de nouvelles théories, lequel est en réalité le surgissement d’une conception latente qui n’attendait que le moment opportun pour se révéler et la manifestation du pédagogue pour en faciliter l’extraction et l’expression, devient une manière d’objection au point de vue de Protagoras. En effet, celui-ci supposait des thèmes universels — même à l’échelle de considérations strictement humaines — et peut-être même éternels, pour lesquels on ne saurait arriver à aucune résolution effective, puisqu’il existera toujours la possibilité qu’éclose une opposition radicale entre des positions susceptibles d’être défendues à l’intérieur de ces sujets, en raison de l’aventure qui met en présence des esprits dont les conceptions ne sont ni identiques, ni même compatibles, dès que l’on se trouve en l’absence d’une conception universelle et transcendante qui puisse rallier les contradictions et départager les théories contraires.

La vérité est, aux yeux de Protagoras, doublement perspectiviste, c’est-à-dire relative aux différents points de vue sous lesquels la réalité se considère et se comprend, et de plus se rapportant à l’être de l’homme seulement, sans possibilité d’évoquer une réalité et une agence transcendantes qui la fondent et qui ressortissent part conséquent à un critère épistémologique extérieur à l’homme, contre lequel en comparer et en juger le degré de la vérité des principes, des propositions et de leur signification en général. Elle ne saurait donc être unique et universelle et elle se contentera plutôt de siéger historiquement et ponctuellement sur les esprits en tel temps et en tel lieu, au gré des époques, des cultures et des individualités qui composeront perpétuellement avec elle d’une manière éventuellement contradictoire et dialectiquement sans issue, pour laquelle la recherche du principe susceptible de la rendre intelligible conduirait à spécifier la notion de fatalité comme pouvant seule en expliquer l’occurrence. Et sauf à proposer qu’un tel état des choses serait complètement aléatoire — une conclusion inhérente à l’emploi du concept de fatalité, qui naît dès que l’impossibilité entrevue d’effectuer la découverte du sens à attribuer à l’expérience rend improbable qu’une intelligence ne préside à sa genèse, à son actualisation et à son déploiement — , une telle élucidation apparaîtrait insuffisante à ces consciences qui, ayant découvert le principe de causalité, s’interrogent sur sa nature et celle de ses manifestations à l’intérieur de la réalité, sous la forme des causes initiales et finales, telle que celles-là se présentent uniformément, mais d’une manière diverse et localisée, aux différents esprits qui sont exposés à elles et affectés par elles, ce qui porte à vouloir s’interroger à leur sujet.

Socrate ne saurait refuser de s’adresser à cette phénoménologie des opinions et des théories contraires, comme il ne saurait minimiser les problèmes qu’elle pose à la conscience qui pressent la possibilité d’une vérité unique et universelle, fondée dans une réalité et sur l’existence d’un être supérieur à l’homme, pour en subsumer, sans les nier ni en étouffer les virtualités, autant la pensée que l’existence. Seulement, il se situe aux deux pôles qui sont issus d’une telle théorie: le pôle originel des consciences naissantes, pour en appréhender la possibilité, concurremment au mouvement intérieur et autonome de leur épanouissement, et en réfléchir la nature, ses significations et ses éventuelles ramifications; ainsi que le pôle terminal d’un état de conscience collectif qui, ayant peiné à résoudre les antinomies, les contradictions, les oppositions, les négations et les exclusions qui s’offrent à lui, parvient néanmoins à s’élever au plan épistémologique jusqu’au règne de l’Esprit qui est unifié, absolu et parfaitement accompli.

Cette conception peut sembler anticiper déjà la logique hégélienne, lorsque l’on considère la finalité proposée, qui est nulle autre que la plénitude de la réalisation de l’Esprit dans l’histoire, mais le processus dialectique qui y mène, n’étant pas spécifié, quant au mouvement qui lui est inhérent, comme c’est le cas chez Hegel — et donc pouvant être tout autre ou encore se manifester en l’une de ses variantes —, un tel silence nous mettrait en garde contre une conclusion aussi prématurée. Par ailleurs, elle autoriserait néanmoins à laisser supposer une confiance en l’entéléchie inhérente à la substance de la pensée qui, malgré les obstacles qui se présentent à elle, trouvera en elle-même les ressources et la dynamique vitale, constante et inépuisable, grâce auxquelles elle parviendra éventuellement à dominer entièrement les embûches qui parsèment éventuellement son chemin et les obstacles qui entravent son cours naturel et son épanouissement spontané.

— V —

En somme, en faisant un usage fécond de la maïeutique, Socrate choisit de se positionner sur les hauteurs intellectuelles et d’adopter une perspective panoramique, une vue d’ensemble qui, étant plus élevée et plus complète, comme il convient à un esprit excellent et supérieur, l’autorise à refuser tout parti-pris et de trancher en faveur d’aucune des positions philosophiques aptes à s’opposer et se contredire, pour uniquement tenter de faire naître la réalisation que, peu importe quels seraient les antagonismes et les protagonismes idéologiques, il existe deux archès, un qui est Principe, l’Illimité (l’apeiron), et l’autre qui est Être, l’Intellect (le Nous), lesquels sont ensemble les garants ultimes d’une éventuelle réconciliation des consciences.

Ainsi, tous les facteurs susnommés, qui, en raison des tensions qui les opposent et les dressent les uns contre les autres, opèrent la division des théories et des discours, pour entraver le mouvement qui autrement les ferait tendre vers l’unité, car ils les portent à s’embourber dans le magma informe de la diversité théorique et pratique, trop désorganisée pour qu’elle permette d’entrevoir la découverte d’un sens, se dissoudront alors et disparaîtront un jour, lorsqu’ils baigneront dans la lumière chaleureuse et rassurante de la vérité, à laquelle parviendront les consciences qui se seront — voire indirectement — laissé guider par le rayonnement salutaire des archès transcendants du Nous et de l’apeiron. Mais uniquement à la condition immanente de la participation suffisante de chacune des consciences ainsi disposées, à la découverte et à la perpétuation, à l’intérieur des intelligences particulières, du pouvoir et des possibilités de l’Intellect divin, dont on pourrait éventuellement convenir qu’il est une réinterprétation et une métamorphose, spirituelle et dynamique toutefois, de l’Être de Parménide, autrement conçu par celui-ci comme étant immuable et invariable, dans la cohérence inaltérable de son Unité.

L’ignorance socratique représente donc un état épistémologique qui est commun à tout philosophe qui, étant conscient des limites de son savoir, désire néanmoins exacerber, eu égard à la limite inhérente à sa nature, l’accomplissement de son intelligence et l’enrichissement de ses connaissances, ainsi que des perspectives et des principes qui en favoriseront le perfectionnement et l’avancement sur la voie de la conquête de la vérité. Ce procès trouvera son aboutissement, lorsqu’il entrera en communion avec l’idéal de la vérité unique et universelle dont un Intellect suprême et le caractère illimité de sa quête sont le garant et qu’il favorisera la réalisation en soi, en conjonction avec les autres consciences qui sont disposées en ce sens, lorsque, ensemble, ils contribueront l’effort suffisant qui favorise l’accession progressive au niveau parfait, d’une intelligence et d’une compréhension qui signalent et confirment l’accomplissement de l’Esprit en l’homme.

Par contre, depuis Kant et l’illustration par lui des limites de la raison, qui ne saurait entièrement se soustraire aux conditions empiriques afin de réaliser ses possibilités, dont la nature suprasensible trouve son épanouissement avec la connaturalité mutuelle — non pas toujours harmonieuse et dénuée des tensions propres à leurs natures propres — de l’organique et de la physis, il n’est plus permis de croire que l’inscience socratique est le lot seulement de quelques hommes, ou même d’un seul. L’on est placé plutôt devant l’obligation de convenir que, sous la forme conditionnée naturellement que prend la réalisation épistémologique et morale de l’homme, l’ignorance épistémologique est, à des échelons et selon des champs d’expertise différents, le partage de l’ensemble de l’humanité. Celle-ci verrait alors ses membres se démarquer entre eux en vertu du degré et de la qualité variables de l’attribution et du perfectionnement de leurs facultés innées et en raison de l’effort dépensé par chaque intellect, à surmonter et à repousser les frontières de son irrationalité ainsi qu’à réaliser la rationalité dont elle est douée, dont les résultats accomplis constitueront l’évidence manifeste de cet aboutissement.

Or, chez Kant, l’idée qui est le principe a priori de la raison se résout en deux formes qui ne s’excluent pas mutuellement: l’idée esthétique qui préside à la poématique, c’est-à-dire à la réalisation de l’œuvre parfaitement accomplie, et qui sollicite chez le sujet et l’acteur moral le jugement (autant esthétique que téléologique et éventuellement moral); et l’idée indéterminée qui ouvre, à partir du transcendantalisme de la raison, sur le royaume transcendant de la métaphysique, et qui trouve son point de départ avec les concepts fondamentaux a priori de la raison (le temps, l’espace, les catégories, les facultés, les concepts, les idées, etc.) et son aboutissement avec l’expression pleine et complète de la moralité de l’homme. Or, ce qui n’est pas déterminé et ne saurait être en aucun temps susceptible de détermination, ne saurait être fini.

— VI —

L’esprit qui est engagé dans le parcours épistémologique, menant à l’acquisition du savoir et de la connaissance — la lecture en est un exemplaire, mais non pas le seul — , participe de la nature transcendante de la raison: il devient donc susceptible d’assimiler et de générer des idées plus ou moins indéterminées, selon qu’elles illustrent des réalités concrètes ou qu’elles dénotent des idées hautement abstraites. Il y a d’abord ces idées qui sont en puissance d’acquérir une indétermination, avec la transformation de l’idée pensée jusqu’en son ultime extension, qu’elle soit naturelle (l’idée du monde qui devient celle de l’univers) ou préternaturelle (l’idée de la vie qui devient celle de la pensée, puis de l’âme); puis, il y a celles qui ouvrent sur un ensemble encore plus vaste d’idées indéterminées (l’idée d’une liberté éprouvée dans son infinité qui appelle celle d’un monde sans frontières en lequel existent et interagissent uniquement des êtres infiniment libres); jusques à celles qui demeurent absolument indéterminées (l’idée d’infinité, d’illimité, d’éternité, de Divinité). Mais, tout en songeant à ces idées, et en leur donnant une expression concrète à travers l’action par laquelle il leur donne corps, l’esprit continuera, par le bien qui en résultera, à réaliser sa nature morale dont l’ultime fondement se découvre en une Nature divine qui est suprêmement morale. Le désir de l’esprit est donc en puissance infini et il a la possibilité d’illustrer cette infinité désidérative par un effort, une action ou une activité qui en témoignent, laquelle aspiration illimitée en même temps correspond adéquatement, sous sa forme pure, à la qualité du mobile qui préside éloquemment et d’une manière insigne à son achèvement.

Nous ne dirons pas que la lecture est l’unique action, ni encore la meilleure, qui témoigne de cette soif et de cette appétence vers l’infini qui sont intimement et étroitement unis à la réalisation de la perfection de l’intellect ou de l’être. Car il y a, dans l’activité qui produit cet aboutissement, comme dans tout accomplissement d’ailleurs, pour autant qu’il entre en communion avec l’infini de la pensée et participe de lui pour accomplir l’opération qui donne corps à l’idée esthétique — un état d’esprit qui rehaussera la puissance édificatrice de l’œuvre qui en résulte et fera dire d’elle qu’elle est inspirée — , une virtualité qui aspire et tend vers la perfection de l’âme humaine. Celle-ci s’accomplira en conjonction avec le développement intime de la culture, laquelle passe toujours par la société et donc la dimension morale et sociale de l’humanité d’y accéder et de réaliser son potentiel en ce sens, en vertu du bien qui par là se trouve manifesté. Mais on ne peut nier cependant que ce soit une ouverture sur l’infini qui en fonde la possibilité, autant en vertu de la moralité de la raison désireuse d’y accéder et de réaliser le potentiel qui y participe, que dans cette de la raison opérante, aspirant à en manifester les exigences par l’entremise des œuvres qu’elle génère, toutes deux étant vouées, mutuellement et d’une manière complémentaire, chacune en vertu des virtualités et des possibilités propres à leur nature, à discerner et à intérioriser l’essence des significations qui leur est fourni par le texte. — Plérôme.

lundi, septembre 12, 2011

11 — Lire, c’est parvenir à la vérité

Nulle lecture, puisqu’elle présuppose un texte sur lequel se pose le regard curieux, interrogateur, pénétrant et perspicace du lecteur, ne saurait se passer de l’auteur, c’est-à-dire de l’agent qui, parce qu’il en a songé la forme et réalisé l’architecture, est à l’origine du sens que convoie le texte. En somme, si le lecteur a la possibilité d’appréhender dans le texte et d’en recevoir une signification intelligible  — qu’elle s’offre à lui spontanément, sous la forme de l’idée qui surgit promptement, ponctuellement et mystérieusement  à l’esprit, sans effort apparent de la part du lecteur, ou qu’elle soit le résultat d’un effort soutenu de parvenir à l’effet souhaité, par le truchement de l’action de l’esprit qui consiste à dépasser l’apparence des signes graphiques utilisés pour coder le langage et à se rendre au-delà d’eux jusque dans l’univers énigmatique de ses signifiants —, c’est qu’il espère par là atteindre à ce qu’il est convenu de nommer la vérité du texte. Celle-ci exprimera l’intention véritable de l’auteur, c’est-à-dire celle de communiquer à son propos un sens, tel qu’il serait susceptible de se révéler dans le texte à tout lecteur intelligent, attentif et éveillé.

Si la vérité d’un texte peut certes se découvrir, en raison de l’aptitude de l’auteur à se communiquer à travers lui, c’est-à-dire à refléter fidèlement par son propos l’esprit qui préside à cette intention et à cette action, elle ne se limite pas nécessairement à cette faculté. Car si l’acte de reconstruction de la vérité qu’accomplit le lecteur passe avant tout par l’appréhension adéquate de l’intention de l’auteur, puisque seule celle-ci peut constituer la justification légitime de l’acte intelligent de rédiger un texte susceptible d’être entendu par autrui — autrement, il s’agirait uniquement d’un exercice par lequel le texte deviendrait comme un miroir, susceptible de capter et de refléter la pensée du lecteur — , il doit aussi compter, dans cette interaction des consciences actives, l’une à cerner et à donner une configuration à un sens que l’on souhaite communiquer, l’autre à appréhender un sens qui est communiqué, sur une dimension de l’esprit qui est restée longtemps obscurcie dans l’expérience de l’humanité et que l’on a nommé, depuis les travaux de Hartmann au XIXième siècle, l’inconscient.

Car à travers l’écriture, comme par la lecture, on assiste éventuellement aussi au travail de l’inconscient, lequel se manifeste et se transmet à travers les lapsus, les non-dits (les omissions et les ellipses), les symbolismes et les autres phénomènes analogues, qui communiquent une signification sous le couvert d’un message incomplet, tronqué ou embelli. Ainsi, l’inconscient devient-il susceptible de recevoir une interprétation par le lecteur autant que le sont les signifiants formels reconnus, comme il peut se comprendre autrement par le lecteur que selon le sens propre du propos formel véhiculé par eux, en raison du caractère ambigu, arbitraire et évocateur de l’écriture. Celle-ci est susceptible alors de révéler une facette inattendue de la personne, soit de l’écrivain, soit du lecteur. C’est un aspect qui résulte du va-et-vient, du chassé-croisé qui se produit, entre l’expérience de l’auteur qui inspire le texte et celle du lecteur qui en digère et en assimile le propos, et qui s’articulerait soit autour de la dimension ontogénique, relative à l’expérience individuelle (l’inconscient personnel), soit autour de la dimension ontogénique, relative à la vie et à l’histoire de la culture (l’inconscient collectif). Ainsi, la complexification de l’acte de lire et d’écrire qui résulte de cette grille d’analyse qui s’ajoute à celle qui porte sur les signifiants linguistiques, véhiculés par les caractères scripturaires, pictographiques ou phonétiques, qui renvoie à un niveau de signification alternatif et peut-être même parallèle, pouvant néanmoins être attribué au texte, et qui est le produit du postulat de ce qu’il a été convenu de nommer par Freud [Introduction à la psychanalyse, XVIII] la troisième blessure infligée à l’humanité, après l’héliocentrisme copernicien et l’évolution darwinienne, rend encore plus urgente la nécessité de comprendre quel en est l’enjeu et comment celui-ci peut se réaliser.

Cela étant que la possibilité de recevoir, en provenance d’une même source, des informations distinctes, indépendantes et peut-être même apparemment contradictoires pourrait apparemment rendre illusoire l’aspiration à définir une finalité simple, unique et ultime à la lecture ainsi qu’à l’acte originel et fondateur qui en justifie l’apparition et en motive le déroulement, autant dans l’histoire des civilisations que pour un document unique. Puisque toute action susceptible de présenter une multiplicité d’informations relevant de multiples sources et renvoyant à une diversité d’interprétations possibles pose la question de l’unité herméneutique — un même texte peut-il recevoir en même temps la possibilité de nombreuses interprétations concurrentes ou en contient-il uniquement une seule qui transcende toutes celles qu’il serait susceptible de contenir et qui elle seule peut se mesurer au critère final qui en définira l’excellence —, une question qui engage éventuellement l’unité de l’esprit du lecteur et la capacité de maintenir son intégrité devant des signifiants éventuellement et apparemment contradictoires.

Notons que la notion du conscient, ainsi que celle de l’inconscient qui lui est dans l’idéal, non pas contraire, mais complémentaire, en tant qu’ils appartiennent à une seule conscience, soulève de nombreuses difficultés d’interprétation puisqu’elles semblent en premier lieu concerner une manière de relation à l’existence et ensuite un type d’éclosion spontanée et formalisée de l’énergie vitale, lorsqu’elle se manifeste et s’exprime à l’intérieur du monde physique et social. En portant sur elles sa capacité de réflexion, l’esprit peut éventuellement les découvrir formellement, avant même qu’elles ne parviennent à constituer une matière et un contenu explicites et évidents, ou à tout le moins formuler des hypothèses heuristiques qui pourraient en clarifier l’origine, les vecteurs de son mouvement et les termes de son action.

En somme, ces pouvoirs que sont le conscient et l’inconscient seraient les puissances constitutives d’une subjectivité qui s’ancre dans la spontanéité, une subjectivité qui ne se dégage que partiellement, grâce à la réflexion que l’esprit est susceptible d’entretenir à leur sujet, et qui est éventuellement l’objet d’une transmission, à l’intérieur des discours qui en émanent et qu’elle infuse de son essence individuelle, caractéristique et invisible, sauf à la perception que l’intelligence est susceptible d’en faire. Ainsi se trouve-t-on, en vertu de cette spécification, à considérer l’individualité personnelle sous les trois aspects: de l’intimité, simplement vécue et ressentie ab imo pectore de la vie et de la conviction intime; du plan personnel, uniquement réfléchi, imaginé et pensé du forum internum de la conscience délibérante; et du social structuré et articulé du forum externum du discours public. Celui-ci sera plus ou moins intimiste et plus ou moins artificiel, selon qu’il s’exerce à un plan informel (v.g. celui de l’échange entre intimes, entre amis et entre collègues) ou à un niveau plus formel (v.g. celui de la communication didactique, professionnelle, politique ou dogmatique impliquant une distinction de rôle, de statut social, de prestige, de naissance, d’ascendant, de mérite, de privilège et/ou de qualité, laquelle fonde, à des degrés différents cependant, la hiérarchisation sociale présente à l’intérieur de toute société, même la plus égalitaire).

Il serait peut-être confortant, au nom de l’unité de la personne et de son rapport à l’entourage social, de considérer que chacun de ces trois aspects se réfléchit dans les deux autres et que la matière du propos qui transparaît au plan social est un reflet adéquat et complet à la fois du plan de la pensée personnelle et de celui du sentiment — et peut-être en est-il heureusement ainsi en ces occasions qui autorisent à une transparence telle que la personne disposée à le faire se révèle ouvertement telle qu’elle est, et sous son plus beau, jour à ceux qui sont les témoins effectifs et privilégiés de cette expression et qui sont jugés dignes d’y participer — . Mais, en de nombreuses instances, l’incertitude intérieure associée à l’obscurité des conjonctures et des situations enjoignent à une prudence qui tait les impressions ou les sentiments les plus profonds, pour s’autoriser seulement à l’expression d’opinions ou de conceptions seulement évidentes et certaines, incontestables donc, ou qui paraissent l’être à l’individu.

Et elles réserveront autres représentations du même genre, lesquelles seraient cependant plus informelles, vacillantes, compromettantes ou douteuses, à un réseau de proches ou d’amis, jugés fiables et dignes de confiance, tels que l’expérience commune pouvait le confirmer aux yeux de tous ceux concernés, tout en jugeant plus circonspect de garder pour soi ces notions et ces sentiments embryonnaires qui constitueraient pour le présent une appréciation trop sommaire ou incomplète, trop fugitive ou momentanée, trop informelle ou évanescente, trop hypothétique ou fictive, pour intéresser autre que soi-même, à l’intérieur du mouvement intime qui en jaugera la substance à la lumière des critères qui leur autorisera à recevoir une valeur et une pérennité épistémologiques. Ce qui serait censé illustrer une intériorité intégralement congruente avec l’extériorité qu’elle affiche d’elle-même et ainsi manifester l’accord complet de la personne et de la société pourrait en réalité suggérer la volonté de préserver un quant-à-soi devant l’évolution constante et parfois imprévisible des conjonctures, de manière à pallier plus aisément aux imprévus, rencontrer plus efficacement les défis et en général composer plus adéquatement avec les problèmes que réserve pour soi le mystère de l’existence, du monde, de la nature, d’autrui et, à l’occasion, de soi-même.

Plutôt qu’elle ne révèle un effort de dissimulation, qui serait le propre d’un esprit calculateur et intéressé, ou encore en caractériserait une situation où l’extrême prudence, pour ne pas dire la méfiance, serait de rigueur, comme en ces situations antagonistes et conflictuelles où la moindre confidence risquerait de s’avérer nuisible aux partis qu’elle concerne — comme en temps de guerre ou de haute incertitude politique —, cette attitude témoigne d’un devoir de réserve, de l’obligation de connaître et de juger avec justesse et pondération, en reconnaissance de l’opacité parfois surprenante des situations et des conjonctures, qui fait que tout n’est pas tel que ce qui se présente immédiatement et spontanément à l’esprit le laisserait croire et que ces éventualités, peut-être trompeuses et illusoires, en viennent à acquérir une plus grande transparence, susceptible d’éclairer les intelligences et les sagacités aptes à en pénétrer le voile, avec le passage du temps et le travail de l’esprit menant menant à la découverte et à l’exposition au grand jour, de leurs éléments significatifs et intentionnels ainsi que des enjeux auxquels ils réfèrent.

Bref, tout écrit ou tout enseignement se situeraient au niveau du devoir de réserve, qui est celui qu’adoptent les communications formelles et objectives: elles énoncent par conséquent des propos qui ne seraient pas censés engager la subjectivité du communicateur engagé dans l’exercice de son action, laquelle se baserait exclusivement sur l’importance du message à livrer et sur la manière employée afin de parvenir à cette fin. C’est une importance qui peut être reconnue intrinsèquement, en vertu de la substance du message, ou implicitement à celui-ci, en raison d’une autorité, présumée ou réelle, et le plus souvent consécutivement à la conjoncture de ces deux considérations.

Ainsi, la spontanéité, le charme et la profondeur du propos d’un enfant feront qu’il peut être reçu sans contestation comme éclairant une situation courante de sa simplicité et de sa limpidité, comme le seront, mais pour des raisons différentes, parfois malheureuses et regrettables, les allégations d’un usurpateur de l’identité ou de la position sociale d’un individu ou les menaces émises par un caïd brutal. Mais lorsque le chef légitimement constitué et reconnu d’un État souverain s’adresse à ses sujets, c’est à la fois qu’il se fait entendre auprès d’eux en raison à la fois de son importance sociale et de la nature essentielle du message, que fonde éventuellement une mystique relative à la fonction occupée et à la qualité de la personne qui en détient les marques du pouvoir et les responsabilités inhérentes à son exercice. Car si l’homme d’importance dérogeait aux prérogatives de sa fonction, en s’intéressant par exemple à des questions accessoires, triviales et superflues ou en assumant des responsabilités bien en-dessous de celles qui sont prescrites par son état et par son rang, ou encore s’il livrait en dilettante un discours incompréhensible, superficiel et sans substance autour de sujets futiles et inconséquents, soit qu’il perdrait la confiance de ses supporteurs qui seraient légitimés alors à douter de son pouvoir exercer une influence déterminante sur ses concitoyens, y compris par le biais d’un discours, soit que, en raison de l’absurdité de son propos et du ridicule qu’il attirerait sur, il noierait dans l’inefficacité et l’inutilité toute action qu’il tenterait par la suite d’initier à l’intérieur de ses affectations.

Remarquons que, avec ce passage du plan de l’intimité à celui la sphère publique, on assiste aussi à celui qui mène de la subjectivité inexprimée, à l’objectivité qui s’énonce, qui se narre, qui s’expose et qui se transmet à un interlocuteur ou à l’ensemble d’un auditoire ou d’un regroupement. Or, pour qu’une substance significative soit clairement et sans ambiguïté communiquée à un auditoire, de manière à créer, chez lui, l’effet souhaité  — une suite qui pourrait simplement être celle de la réception intégrale du propos, sans équivoque, ni déformation, ni omission, par les auditeurs qui seront exposés à une publicité, dont ils comprendront autant la portée que la profondeur, telles qu’implicitement elles apparaissent d’abord à l’esprit du locuteur —, elle suppose de la part de l’orateur qu’il accède à un niveau de conscience tel que non seulement il possède une aperception claire de son sujet, mais encore qu’il réussisse à anticiper avec netteté et précision les implications que comportera son propos pour l’entendement de son public et donc, dans la mesure du possible, des conséquences qui s’ensuivront chez eux, d’avoir été sollicités dans leur intelligence, exposés aux thèmes et aux principes contenus en lui et s’en être laissés convaincre.

Telle est la raison d’une rédaction préalable (et moult fois revue et retouchée) du discours qui sera ultérieurement prononcé, et divulgué afin à la fois de reconnaître à l’intérieur d’une adresse, ce qui en constitue la matière et si celle-ci, étant rendue intégralement manifeste, ne risquerait pas de compromettre, soit l’intégrité physique et/ou morale du groupe, de la société à laquelle il appartient, soit encore celle de l’orateur, au nom du topique, offrant une validité au moins apparente au sens commun, en rappel d’un âge qui se continue à travers lui, où la moralité prenait la forme d’un tel enseignement [Bergson. Le deux sources de la moralité et de la religion, II] , qui veuille que « toute vérité n’est pas bonne à dire». Afin de remplir le premier objectif, tel qu’il est susceptible d’être entendu et assimilé, le discoureur se transforme en quelque sorte en son propre auditeur et ainsi en vient-il à considérer, en retrait et de manière délibérée, si son propos répond effectivement à son intentionnalité originelle, s’il est réellement conforme à une manière établie de l’énoncer ou, en dérogeant, s’il ne risque pas d’offusquer ou autrement de déstabiliser les consciences, un effet qui irait à contre-courant de la fin implicite du propos significatif qui est énoncé sérieusement et sincèrement, lequel but est celui de rallier, autour de la vérité de son contenu et du style qui se met à son service, les esprits de l’auditoire et les attitudes correspondantes qu’elle invite à prendre. Quant au second objectif, la compromission dont il s’agit pourrait avoir des conséquences sérieuses pour l’un ou l’autre parti — de l’auditoire ou de l’orateur —, lesquelles engagent autant la nature et l’intégralité de la vérité que la situation discursive concourt à transmettre ,que la préparation à l’émettre, et la préparation à l’entendre.

En cette conjoncture comme en d’autres, le courage pour un particulier d’énoncer la matière de ses convictions et d’agir selon elles se confronte à deux écueils.  D’une part, il y aurait la témérité d’en dire plus qu’il ne faut et ainsi de susciter des réactions intempestives et exagérées qui auraient la possibilité, soit de distraire de la valeur du contenu, soit de le noyer dans une pléthore d’expressions affectives et passionnées.  Ce n’est qu’une fois ces sentiments épuisés que ceux-ci permettraient de considérer, à tête reposée et avec une sérénité retrouvée, le fait objectif du propos. De l’autre, il y aurait le refus de s’autoriser, par pusillanimité, par inexpérience ou par excès de prudence, à ne pas en dire suffisamment, de crainte pour le locuteur de blesser les subjectivités et de compromettre l’intégrité — sociale et peut-être même physique — de sa position face à l’auditoire et de la perception, ainsi que des actions, que celui-ci pourrait se justifier d’initier et d’entretenir face à lui.

Comme le lecteur est en mesure de le constater, avec cet exemple qui engage la sécurité réelle ou présumée d’une ensemble social, d’un ensemble social encore plus grand à l’intérieur duquel le premier s’insère et du particulier à l’intérieur de cet ensemble, que ce soit un membre participant désigné ou celui qui est reconnu, implicitement ou explicitement, comme pouvant agir formellement sur lui — c’est le cas de l’orateur, de l’écrivain et de l’enseignant —, le propos qu’il adopte n’est pas sans engager des considérations pragmatiques qui vont bien au-delà de la dimension sémantique et épistémologique du texte énoncé, même lorsque celui-ci est irréprochable de clarté et impeccable sur le plan de la vérité, autant en ce qui concerne sa compréhension que sa profondeur.

Or, quelle que soit la matière de cette vérité, quelle que soit son évidence, son fondement, sa qualité et son absoluité, les questions du bienfait qui sortira éventuellement de son expression et du devoir à réaliser, du consensus à créer autour d’elle et du risque que des oppositions — raisonnées ou affectives — soit soulevées en réaction à elle, avec les conséquences, réelles ou imaginaires, qui sont appréhendées comme procédant de son expression intégrale ou partielle, toutes ces questions prennent donc l’avant-plan d’une interrogation qui porte, au plan pragmatique, non pas sur la nature et la reconnaissance de la vérité, mais sur la capacité de la concevoir, sur le devoir de l’exprimer et de la défendre ainsi que sur les qualités personnelles requises pour savoir l’identifier et en adapter l’expression, autant à la conjoncture sur laquelle elle porte et qu’elle serait susceptible de transformer qu’aux destinataires de l’expression, de ses propositions et de ses principes.

Non seulement la vérité adéquatement et pleinement perçue comporte-t-elle des répercussions sociales, non seulement engage-t-elle l’individu qui la détient à se réaliser de manière cohérente et congruente à l’intérieur de la dimension sociale de son existence, lorsqu’il l’exprime à ses congénères, mais elle engage et elle oblige aussi son devoir à l’énoncer publiquement. Car elle signifie, directement ou indirectement, quels seraient les bienfaits pour autrui et pour l’ensemble qui résulteraient de la prise de conscience qu’en prendraient les particuliers et la connaissance qu’ils en adopteraient, par la publicité qu’elle reçoit, lorsqu’elle recevra dans les consciences et dans les cœurs l’efficace auquel elle est promise, et quels seraient les préjudices pour eux et les risques courus par eux si elle restait ignorée ou encore si on négligeait d’en traduire la matière à l’intérieur de la réalité transformée et modelée selon ses préceptes.

Quelle que soit la complexité de la pragmatique du discours, laquelle se rajoute à la qualité et à la profondeur de son épistémologie, l’on remarquera qu’elle se situe à un plan qui révèle un impondérable, dans l’instant où elle s’exerce, puisqu’elle engage maintenant une dimension imprévisible du propos, à savoir son effet immédiat et réel sur la conscience de ceux qui l’entendent et l’aperception que l’orateur est susceptible d’en recevoir. Car le lieu de l’interaction entre le propos émis et l’âme du récepteur se fonde sur l’instantanéité de la spontanéité individuelle, qu’autorise à se manifester et à s’exprimer la liberté native en chaque être et au mystère propre à celui-ci. C’est un mystère qui est niché au cœur de la nature infinie de l’être vivant comme il entoure le secret propre à une histoire existentielle particulière, en tant qu’elle est intime aux événements et aux situations quotidiennes, en conditionnant les perceptions, les sentiments et les pensées qu’ils informent et qu’ils inclinent à ressentir, et qu’elle modèle le caractère de la personne, souvent d’une manière qui passe inaperçue aux yeux mêmes du principal intéressé. Arrêtons-nous à considérer cet effet un bref moment.

Nous réitérons que tout propos formel destiné à un auditoire, qu’il prenne la forme d’un discours parlé ou d’un texte écrit, suppose un locuteur et son public. Or, si un discours peut allouer pour les éventuels effets produits sur l’auditoire auquel il s’adresse, ceux-ci prennent usuellement l’aspect d’une influence exercée sur leur schémas de pensée. À l’intérieur d’une société juste et harmonieuse, cette influence sera pondérée et judicieuse, de manière à faciliter la conservation des structures formelles utiles de cette société — par opposition à celles qui seraient éventuellement futiles ou redondantes — et d’assurer la perpétuation de sa culture dans le temps et dans l’espace.

C’est une société où les conditions d’existence de chacun de ses membres reflètent adéquatement leur contribution à la vie de l’ensemble, laquelle se fonde sur la bonne volonté de chacun et sur une harmonie telle que celle-ci est à la fois manifeste et conduit à une interaction épanouissante fondée sur une mutualité coopérative et bénéfique à l’intérieur dudit ensemble. La finalité de l’ensemble est connue à des degrés divers de ses dirigeants, de ses gouvernants et des participants associés plus ou moins directement, plus ou moins étroitement — même la sociétéla plus ouverte témoignera de la discrétion dans l’emploi et la manipulation des renseignements essentiels, relatifs à la sécurité de l’État, là où la contestation radicale et déloyale risquerait d’en compromettre les fondements qui en garantissent la stabilité  — et elle est assumée par eux en proportion de leurs capacités natives, de leur effort personnel à les développer, du degré de leur adhésion à l’ensemble et de l’importance de leurs responsabilités à l’intérieur de celui-ci.

L’occasion d’un tel développement en vue d’un accomplissement encore plus grand leur en est fournie à la fois par leur initiative ainsi que par la quantité appropriée et l’excellence de la qualité des expériences formatrices auxquelles ils sont exposés, susceptibles d’une complexité éprouvante et d’un surgissement inattendu, tantôt issues de l’organisation sociale et tantôt provenant du milieu naturel à l’intérieur duquel celle-ci s’insère. De telles conjonctures, exogènes, qui font appel par conséquent à la capacité d’adaptation, d’apprentissage et de sagacité des particuliers, seraient aptes à proposer aux individus des situations susceptibles de stimuler l’usage créatif optimal de leurs possibilités en vue de l’avancement et de la promotion de la justice et de l’harmonie de la société qu’ils habitent, qu’ils peuplent, qu’ils soutiennent, dont ils font la promotion et qu’ils défendent à l’intérieur d’un monde diversifié, physiquement autant que politiquement et moralement, constitué par un nombre indéterminé mais suffisant de tels ensembles sociaux (ethnies, nations, pays, États, comme ils sont diversement désignés).

Or, le portrait ainsi dressé d’une société juste et harmonieuse est une esquisse idéalisée, le plus souvent relativement adéquate, de l’état de la société au point où l’histoire l’a conduite actuellement et où elle a accompli la réalisation de sa puissance de liberté, telle qu’elle s’exprime dans ses membres constitutifs. C’est-à-dire que, en raison du principe qui veuille que, au plan du monde physique et biologique, toute perfection soit relative, à la fois au but indéterminé qu’elle se propose d’atteindre, à l’ensemble des sociétés ainsi qu’aux formes ainsi qu’aux manières diverses et inégales que celles-ci se sont données de parcourir plus ou moins complètement à cette plénitude, lesquelles illustrent concrètement et dans les faits cette notion de la relativité de la perfection, chaque société et chaque individu à l’intérieur de la société se trouveront vraisemblablement situés quelque part sur le continuum qui illustre leur marche vers la perfection et donc en-deçà du terme dont l’achèvement signifierait la réussite définitive de cette marche.

Nous faisons remarquer qu’un tel but suppose, pour qu’il soit autre que simplement virtuel et pour que son accomplissement puisse se réaliser effectivement, une perfectibilité de l’ensemble et de ses constituants en même temps que la culture  d’un élan immanent à l’intérieur de ceux-ci, à réaliser cette perfectibilité en raison de finalités qui semblent être adéquates à la fois aux possibilités de l’ensemble, aux conceptions plus ou moins complètes que formule l’intelligence que l’esprit se forme de cette perfection ainsi qu’aux façons diverses et multiples qu’elle aperçoit de les réaliser.

Puisque la notion de perfection est à la fois absolue — illustrant par conséquent un terme qui est indépassable — et indéterminé — étant conditionné, à l’intérieur d’un monde naturel, i.e. consistant, opérant selon des lois physiques et hypersensibles qui lui sont propres, et sensible, susceptible d’être appréhendé par la conscience et transformé adéquatement par l’esprit, grâce à une gestion saine et optimale de la liberté à l’intérieur de laquelle se produit l’interaction entre la conscience et la nature —, on doit en conclure que la durée de cette marche sera illimitée. L’on pourrait cependant envisager que, en certains endroits de son parcours, elle atteindra des seuils critiques qui, lorsqu’ils sont franchis, illustrent chacun un point de non-retour.

C’est sûrement le cas, conformément aux lois que les sciences géologiques et paléontologiques ont découvertes et nous ont fait connaître, en biologie d’abord, avec l’apparition de la vie sur terre ainsi que la naissance, la diversification et la complexification des espèces, et en histoire de l’humanité ensuite, avec la l’apparition, la naissance, le surgissement, la progression et le perfectionnement de la conscience morale, qui peut-être un jour anticipera sur la fin des rapports de dominance et d’asservissement entre les espèces ainsi que des conflits qui, avec leur cortège de souffrances et de désolations, occupent d’une manière régressive les compétences du genre humain durant les temps historiques. Il est permis d’espérer fermement, à défaut de savoir prédire avec certitude, que l’on pourrait voir un jour s’instaurer le règne de la paix et de l’harmonie universelles, fondé sur l’amour de Dieu et du prochain, un nouveau seuil déterminant qui apparaîtrait pour l’instant lointain et peut-être même inaccessible. Par ailleurs, ce serait le prochain horizon qui se dessine à la conscience humaine, de la perfection qui constitue implicitement mais néanmoins sûrement son idéal et le projet de son insertion dans l’histoire, en vertu de la finalité qu’elle lui propose comme illustrant un point d’aboutissement vers lequel il importerait prioritairement de tendre.

Tendre vers ...: c’est cependant illustrer une action qui est ni arriver à son terme, ni même être engagé sur la voie qui y mène, ni peut-être même posséder une conception claire, précise et complète de ce que serait celle-ci. Car l’avenir réserve toujours à la conscience une part non négligeable d’incertitude pour accompagner la possibilité sur laquelle un choix s’est arrêté, malgré tous les moyens qui sont mis en œuvre pour les réaliser et tous les efforts conjugués pour mener ceux-là à bonne fin. Par contre, ceux qui réfléchissent au problème de la perfection et du sens que prend toute action, dès qu’elle est jugée digne d’être initiée et accomplie, s’aperçoivent bientôt que cette fin est, dans l’abstrait, le seul point d’arrivée digne d’être visé, puisqu’il est implicitement contenu dans la compréhension de l’état que tous les êtres vivants ont en partage, que l’homme a en partage excellemment, en tant qu’il représente la plus haute forme perceptible et conçue par lui sous laquelle la vie se présente et dont la plénitude a toujours constitué pour lui le plus haut point de sa manifestation effective — en durée du bonheur (l’éternité) et en bonheur de la durée (la joie infinie)  —. Cela est surtout attesté par sa quête de l’immortalité ainsi que par la dimension proprement sociale de son être, lorsqu’elle vise — quoique souvent imparfaitement — le bien-être de l’ensemble de l’humanité et de tous les êtres vivants, et à travers lui son propre bien-être, mais non pas toujours de manière entièrement altruiste et non sans parfois en nier l’essence, en ces instances où son histoire illustre, par ses débordements, les effets de l’injustice et de l’iniquité et se parsème de conflits fratricides et homicides.

Par ailleurs, là où un grand nombre de penseurs sérieux et réfléchis achoppent, c’est sur la conception particulière qu’ils se font de cette perfection qui, dans la multiplicité des formes qu’elle est susceptible d’adopter, et qui néanmoins ne seraient pas identiques, constitue un défi à l’unité de l’essence que l’on pourrait lui attribuer. Car étant radicalement distinctes, elles ne doivent pas être diamétralement et essentiellement contraires, si elles désirent contribuer néanmoins à une conception conjoncturelle de la justice et de l’harmonie sociale, dont la plus haute forme s’exprime dans la coopération mutuelle et réciproque de chacun au bonheur de tous, tel qu’il puisse en même temps se refléter en chacun, lequel état de félicité trouve sa résolution   ultime et son principe fondateur avec l’éventuelle perfection individuelle et collective de la société. C’est un accomplissement qui s’exprime dans et par l’édification de la culture qui la manifeste et la réalise et avec la qualité des relations entretenues entre eux de chacun de ses membres, au nom des principes de l’amour de Dieu et du prochain. Autrement, une contrariété des principes assurerait un rapport conflictuel avec la défense qui s’ensuivrait, de convictions incompatibles, mais néanmoins réputées vraies par leurs champions.

Les formes de la perfection peuvent seulement souffrir la contradiction autour des questions qui ne sont qu’en apparence insolubles — qui sont par conséquent paradoxales — et qui peuvent donc, en toute bonne volonté, être débattues, ou autrement éprouvées, dans le plus pur respect du droit de chacun à l’existence et dans le sentiment le plus pur de l’amour d’autrui, malgré les différences superficielles que révèlent leurs opinions respectives. La visée, c’est qu’à travers cet échange, la vérité partielle, contenue en chacune des propositions que fournissent les différentes conceptions et qui éventuellement se confrontent les unes aux autres, puisse donner cours au progrès dans la découverte et la formulation de la vérité intégrale et suprême qui les transcende et les réconcilie. Ainsi, elles se révéleront être complémentaires, puisqu’elles participeront à des degrés différents de cette vérité plénière, qu’elles admettront implicitement la réalité de son existence et la possibilité d’atteindre à son essence et à sa connaissance, telle qu’elle est garantie par une Intelligence active suprême, et qu’elles aspirent en tout temps à en reconnaître la matière, lorsqu’elle se présentera à elles, et à agir selon les principes qui la fondent et les préceptes — les maximes— qui en découlent pour autrui comme pour soi. Car même lorsqu’elle est connue et conçue partiellement, la vérité que détient un individu conscient et lucide sera accompagnée d’une conviction sincère, voire qu’en certains points, peut-être majeurs, elle puisse subir les illusions et les assauts de l’erreur qui s’amalgame à elle. Cette reconnaissance n’est pas nier, ou autrement oublier, que la conscience puisse être appelée néanmoins à évoluer vers une aperception plus essentielle, plus uniforme, plus juste et plus conforme de la Vérité, selon les lumières qui se présentent à l’esprit, spontanément ou après réflexion, et dont personne ne peut assurer, en ce premier cas, qu’elles n’ont pas une origine mystérieuse, pour ne pas dire divine, en quelque espace de la réalité qui demeure inaccessible à la science empirique et dont la vie et la pensée, au sens le plus large du terme pour celle-ci, seront les exemples incontournables et indéniables.

Par contre, l’histoire nous enseigne que de telles oppositions contraires existent et que, lorsque l’antinomie est radicale et essentielle, lorsque la haine plutôt que l’amour, l’inimitié plutôt que l’amitié, caractérisent de manière habituelle et ancestrale la recherche et la découverte par le souverain — car nous sommes bien situés avec cette discussion au plan du droit de la vérité à s’exprimer et à se faire connaître intégralement, tel qu’il influe de manière déterminante sur le cours de l’histoire et sur le développement ainsi que l’épanouissement de la culture — de solutions véridiques qui réconcilient, même au prix d’un sacrifice personnel, qui s’accomplit sans engager des principes essentiels et fondamentaux, et non l’imposition de mesures aléatoires et dogmatiques qui n’autorisent à aucun compromis. Car l’inflexibilité est à ce point fondamentale à cette dernière attitude décisionnelle que le rejet a priori de la contestation devient un principe pratique incontournable qui ne tolère aucune dérogation à une autorité qui se fonde, non pas sur une sagesse transcendante et divinement fondée, qui interpelle le désintéressement et l’oubli de soi pour se permettre de la mieux connaître, mais plutôt sur une vision intéressée et sur l’amour-propre à la défendre à tout prix. L’attitude en question serait pourtant légitimée si elle agissait par conviction, en attestation de la Vérité idéale et absolue, fondée sur une conception métaphysique indéniable, une vérité dont le souverain serait le dépositaire, une vérité qui serait accessible à tout esprit éclairé, désintéressé et lucide, une vérité qui ferait passer en tout temps le bien de l’ensemble avant son bien propre, et qui animerait ses choix et ses actions, ce qui serait le propre d’un esprit inspiré, comme il convient à celui qui exerce un pouvoir décisionnel déterminant et final.

Plus encore, lorsque l’esprit informé considère tous les systèmes philosophiques et toutes les doctrines religieuses qui, tout au long de l’histoire, s’offrent à la conscience des hommes, il s’aperçoit qu’elles ont toutes implicitement comme prétention d’intérioriser et d’énoncer la Vérité grand-v et d’agir selon elle. Celle-ci révélera par conséquent la perfection du Bien qu’il serait utile à l’homme de connaître pour s’en inspirer et, dans la mesure où elles motiveront les esprits à en épouser les principes et à vivre selon leurs préceptes, pour orienter et encadrer, à un plan moral et politique, les choix et les actions des meneurs d’hommes et des chefs d’État qui leur prêteront  allégeance — comme ce fut le cas pour Alexandre qui adopta l’enseignement d’Aristote et pour Charlemagne qui fit sienne la doctrine de saint Augustin —. Et lorsque, au nom de cette vérité, des peuples ont entrepris de lutter contre d’autres peuples, dans le cas des guerres, des classes contre d’autres classes, dans le cas des révolutions et des sécessions, des races contre d’autres races, dans le cas des génocides, ou des religionnaires contre d’autres religionnaires, dans le cas des croisades, des persécutions ou des affrontements religieux ou idéologiques fratricides, c’est quasi- toujours (car il ne faut pas négliger de considérer les guerres qui exacerbent et épuisent les convoitises ou encore celles qui se justifient par le droit à la légitime défense du territoire, de la population, des valeurs primordiales et essentielles qui sont au fondement de leur existence et de leur spiritualité collectives, et des biens qui leur appartiennent en propre) au nom d’une supériorité que revendique pour lui-même l’État agresseur réel, en raison d’une conception de la perfection qu’il a fait sienne et qu’il a érigée en absolu, qu’elle soit formellement énoncée pour former une idéologie commune ou implicitement partagée par quelques dirigeants influents et puissants, qui s’en abreuvent comme à une doctrine digne d’inspirer la menée de leur politique extérieure. En somme, c’est une conception de la perfection et qui n’autorise à aucune émulation de la part de ceux qui sont situés par eux dans le camp opposé et, qui plus est, voit en eux des facteurs de dissolution sociale et politique pouvant compromettre jusqu’à l’intégrité morale et la qualité de l’existence de ceux qui vivent selon les préceptes et les injonctions qui découlent de cette théorie.

Nonobstant les cas extrêmes de rivalités inter-culturelles et inter-ethniques ainsi que ceux qui révèlent des inimitiés exacerbées — voire de manière unilatérale lorsqu’un groupe ou un ensemble, animé par une haine implacable et inexpiable, inextinguible et ciblée, voit en un autre d’être l’ennemi du genre humain en leur propre personne collective (le XXième siècle est replet d’exemples où les génocides, les terreurs et les pogroms cherchaient à assurer le salus populi) —, il existe aussi des cas où les ambitions personnelles nourrissent les prétentions à détenir la vérité (ou à tout le moins des hypothèses définitives sur sa nature et sur son essence) et le moyen de parvenir à la perfection collective, et qui se fonde néanmoins sur l’aspiration de l’ensemble — peuple, classe, nation, ordre social, église, parti — qui constitue le pôle de référence identitaire de ces particuliers, d’obtenir l’accession à la plénitude de la vie. C’est à ce plan qu’opère alors l’esprit partisan ou sectaire, et notamment lorsque l’acceptation et l’imposition de ces vues engagent, non pas le droit peut-être à la vie des ensembles, ou des particuliers qu’ils regroupent, qui se trouveraient visés par ces définitions, mais plutôt le style et la qualité de leur vie, en tant que celles-ci pourraient être touchées et transformées, dans un sens et selon un aspect autres — apparemment ou réellement — que celui qui est désiré et espéré et qu’une conscience mature, désintéressée et épanouie identifiera comme étant plus moralement excellente.

Tout individu possède une conception de la perfection qui engage son rapport à la vie, qu’elle soit explicitée par lui ou qu’elle soit seulement implicite à son être, qu’elle tienne du domaine privé ou qu’elles ait reçu une publicité à l’intérieur d’un groupe ou d’un ensemble auquel celui-là appartient. Cette représentation conceptuelle constitue son idéal et elle est le point de cristallisation du désir qui donne une énergie à son action, et de la volonté qui l’oriente vers une finalité objective et une destination précise. Or, en affirmant un idéal, et donc une conception de la perfection — car tout idéal suppose en son idée une perfection vers laquelle il serait légitime et souhaitable de tendre et d’aspirer —, tout discours remet en cause, par la présence et par la différence qui la caractérise, les idéaux de ceux qui sont appelés à l’entendre. Cette remise en question ne s’effectue, non pas d’une manière absolue certes, mais en raison du contexte sociologique et de la conjoncture sociale à l’intérieur desquels le discours est prononcé d’une manière qui fait autorité, en raison d’une qualité sociale ou individuelle, reconnue ou supposée telle par son auditoire, qui est la raison principale de la possibilité pour l’orateur — ou pour l’écrivain —  d’énoncer formellement son propos. Or, sauf à être un galimatias incongru de mots et de syllabes sans signification aucune, tout discours visera à développer un thème susceptible de recueillir l’assentiment des auditeurs autour d’une idée fondamentale qui constitue la raison d’être du rassemblement que constitue la réunion d’un auditoire.

Cette idée est le thème du discours, lequel rejoint le goût des participants à entendre son énoncé, soit en vertu d’un intérêt intellectuel avéré pour le sujet exploré, soit en raison de l’espoir intime à trouver en celui-ci la réponse à un problème existentiel qui engage la raison d’être même de l’auditeur. Mais nonobstant cette distinction, la substance du propos énoncé se comparera, soit à des vues qui ont préalablement acquis, en d’autres contextes, une certaine crédibilité dans l’esprit des auditeurs et qui auront alors acquis, à l’intérieur de son esprit, le statut d’une certitude incontestable, soit à une compréhension implicite relative au thème sur laquelle se fonde une manière d’être coutumière et fortement ancrée dans les habitudes de l’individu — éventuellement d’une manière inextricable —.  Il en résultera que, au-delà d’une certaine marge constituant le degré acceptable de l’incertitude que peut recevoir une conviction propre ou de la curiosité convenable suscitée par la nouveauté des idées énoncées, ces implications susceptibles d’être dégagées du propos énoncé, et de leur impact éventuel sur la manière d’être ou la qualité de la vie des auditeurs, sont susceptibles de susciter la dissonance.

Celle-ci acquiert alors une intensité et une proportion telles qu’une contestation s’impose alors chez ceux qui en font l’expérience, dès que l’écart entre les idées énoncées et celles qui, étant présentes dans l’imagination, sont estimées recevables — théoriquement ou pratiquement, pour des raisons morales ou existentielles — excède un seuil de tolérance jugé acceptable in foro interno, mais en tant qu’il exprime un sentiment vital général et collectif. Cette limite, qui est plus ou moins strictement dessinée et qui se manifeste subjectivement par la désolation et plus fortement encore par l’indignation, existe en vertu de schémas théoriques pré-établis dont les principes constituants sont jugés a priori incontestables ou d’espérances profondes qui craignent la douleur d’une frustration grave, lesquels pour l’un et l’autre se fondent sur des expériences existentielles antérieures, dont le propre est d’avoir acquis une valeur sociale dans le sens commun, et sont constituées d’un amalgame d’opinions fondamentales, estimées irréfutables et donc érigées par l’ensemble, par les individus qui le composent et par ceux qui en assurent le gouvernement et la direction, au statut de dogmes épistémiques. Ces opinions sont en même temps accompagnées chez eux du vif sentiment d’une adhésion à celles-ci qui est jugé nécessaire par tous les particuliers concernés, parce qu’il engage le sens même de la vie, ou à tout le moins celui qu’ils souhaiteraient ardemment qu’elle reçût, de sorte que le complexe de la croyance et de la conviction atteint le plan d’une foi existentielle inébranlable, que l’ensemble assume et sanctionne, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans le mouvement collectif qui s’ensuit.

Lorsque l’orateur ou l’écrivain présentent un thème, le critère fondamental de la justesse et de la valeur de son action est en principe la vérité avec laquelle il représente le sujet discuté — même lorsqu’il se constitue en anti-propos — , la prétention étant que le propos spécifiera des principes qui sont universels et nécessaires, c’est-à-dire universels parce qu’ils sont nécessaires et nécessaires parce qu’ils sont universels. L’association intime et complémentaire entre ces deux termes pourrait certes faire l’objet d’une critique — parce qu’une chose est estimée nécessaire en tel temps et en tel lieu, vaut-elle par autant pour tous les temps et tous les lieux ? parce qu’une chose est universelle en tel temps et en tel lieu, est-il pour autant nécessaire qu’elle y soit ou que cela soit pour tous les temps et tous les lieux ?  « Vérité en-deçà des Pyrrhénées, erreur au-delà», disait Pascal [Pensées, 94], en reprenant le thème de la relativité des lois que Montaigne avait abordé près de trois-quarts de siècle plus tôt [Essais, II, 12] — .

Nonobstant cette considération cependant, le caractère double de l’universalité et de la nécessité d’un principe pourrait ne pas être évident pour tous, soit en raison du niveau d’abstraction trop élevé du principe, soit de sa complexité qui requiert un travail et une préparation de l’intellect présentement insuffisants à sa compréhension, soit en raison d’un défaut de l’interprétation des signifiants procédant d’une erreur d’émission, de transmission ou de réception de ceux-là, soit en raison simplement de leur irrecevabilité par des consciences déjà habitées par des principes, opposés ou simplement différents, mais néanmoins tenus pour être inébranlables et irréfutables, même lorsqu’elles sont mises en présence d’une évidence clairement présentée et articulée du contraire, auxquels ils accordent au préalable la valeur d’une croyance absolue, indiscutable et indubitable, à partir de laquelle toute déviation, même apparente, constituerait un reniement ou une apostasie.

D’où l’éventualité d’une dissonance intellectuelle qui, pour être levée, aurait recours: soit à la recherche de principes autres et meilleurs, pour ce qui est de la représentation adéquate de la vérité; soit au changement de son terrain thématique, dans l’espoir de parvenir à l’appréhension de vérités justes mais distinctes, susceptibles ultérieurement de compléter la vérité proposée en raison pour celle-ci de participer et de communier à une même instance essentielle suprême — la Vérité grand-v—; soit au retour à une conception thématique antérieure, préalable à celle qui ébranle des convictions ancrées et qui sont déjà, pour l’esprit concerné, le gage et l’évidence de cette Vérité absolue, en dehors, au-dessus et malgré toutes les autres formulations que l’on serait susceptible d’en faire.

Cependant, la lecture — et l’audition qui est son pendant, en un incroyable renversement qui a vu l’action originelle être remplacée par celle qui, avec l’invention de l’écriture et la généralisation de son usage, s’est substituée à elle — suppose qu’une telle fermeture de l’esprit ne s’est pas produite ou qu’une telle fermeté de la conviction ne s’est pas installée pour entraver toute nouvelle interprétation, toute extension et toute exploration en profondeur de la vérité, en tant qu’elle procède, sans la nier ni la sophistiquer, de la Vérité grand-v, dans ce qu’elle comporte de central et de fondamental. En somme, la lecture, comme l’écoute d’ailleurs, supposent une ouverture d’esprit susceptible d’accueillir de nouvelles convictions et de critiquer la vérité énoncée en vertu d’une conception logiquement et éventuellement ontologiquement préalable. Une telle éventualité se pose lorsque le cours de l’histoire a pu en occulter la pertinence et la justesse en l’altérant ou en réussissant à la mettre de côté complètement. Soit  que pour accomplir cet effort d’épuration et de raffinement, elle en modifie l’expression reçue afin de la réconcilier avec cette conception, soit qu’elle découvre un rapprochement essentiel des significations qui accorde à la conception énoncée une équivalence effective à celle qui lui pré-existait, soit qu’elle transforme la conception antérieure de manière à la rendre encore plus conforme à la Vérité absolue dont elle s’aperçoit a priori et qui constitue l’idéal de la découverte et de l’apprentissage d’un savoir, en tant qu’elle est l’activité commune à tous les termes productifs de l’action discursive — l’orateur, l’enseignant, l’écrivain et leurs publics respectifs — .

Faire preuve de l’ouverture de l’esprit, dont la présence est implicitement signifiée dans l’acte de lire et auquel fait appel celle-ci pour en confirmer la positivité et l’utilité, c’est encore signaler un désir de connaître: c’est-à-dire de confronter son savoir à d’autres savoirs pour en confirmer la validité ou la remettre en question, un terme qui serait la première étape vers un perfectionnement de la connaissance; d’explorer et d’acquérir de nouvelles perspectives ou d’approfondir et d’étendre un point de vue existant; d’ouvrir de nouvelles avenues de recherche et de propulser vers l’avant des thématiques existantes; de synthétiser une multitude de savoirs ou de concentrer son attention intellectuelle uniquement sur un seul champ de connaissance ou sur plusieurs variantes de celui-ci. Voilà par conséquent quels sont les débouchés sur la voie de la connaissance auxquels prépare une disposition à se pencher sur les possibilités sémantiques, conceptuelles ou imaginatives, d’un texte.

Mais, comme nous l’avons discuté plus haut, vouloir parvenir à la vérité n’est pas avoir atteint à son essence ou à sa compréhension, ni avoir entrepris d’en réaliser concrètement les préceptes qui découlent de cette intelligence. Par ailleurs, cette action, ce déplacement progressif d’un point à l’autre sur la voie de la connaissance dont le point d’aboutissement dans l’infini est l’absolue et unique Vérité grand-v, dont les perspectives infiniment larges, profondes et élevées requièrent un esprit qui illustre une envergure appropriée à l’assimilation correspondante qui serait exigée de lui, suppose un déroulement indéterminé, dont l’ardeur de l’effort et l’intensité de l’engagement doivent rencontrer l’inspiration qui en forme dans l’esprit la matière et la substance de sa conception. Son concept décrit un moment à l’intérieur de l’expérience intellectuelle où s’opère un surgissement inattendu et spontané [l’eurèka d’Archimède, que personnifia avant lui le daimon de Socrate], pour redonner au mouvement de la découverte un élan nouveau, lequel fera cesser une interruption prolongée, qui semblait s’être installée indéfiniment sans issue entrevue.

Car sans l’inspiration, on ne saurait assurer que se produise effectivement un progrès de l’intelligence du lecteur, et la transformation de sa nature qui en résultera immanquablement, en admettant que soient pour l’essentiel discernés tous les champs de la signification du texte et leurs implications profondes et réelles.  Cette inspiration sera soit immanente au texte, soit transcendante à lui, par les apports mystérieux qui sont apportés par l’auteur à l’intelligence et à la compréhension du texte et des sens qu’il y a infusés, pour assurer que l’interprétation que l’on en fait et que les évocations auxquelles il autorise sont à la fois justes, claires, compréhensives, approfondies et exactes, c’est-à-dire pertinentes et appropriées au sens originel dont le propos est le porteur. Car, sauf à être oisive, toute action tend à une perfection et les actions diffèrent entre elles seulement pour distinguer la nature de la perfection recherchée, le degré de leur efficace à la réaliser et la complétude de l’accomplissement qui par elle se réalise. Et à bien considérer la chose, au nom d’un traitement exhaustif de la question, même l’action oisive vit un rapport à la perfection en ce qu’elle évoque implicitement la satisfaction éprouvée devant l’excellence du niveau de la perfection qui a été atteint, à tout le moins une résignation devant l’accession à un niveau de perfection jugé suffisant,  ou encore la conclusion que les causes de l’instauration de l’état actuel sont suffisamment inébranlables et réfractaires à une critique, pour invoquer à une prudente réserve devant les motifs de leur proposer des améliorations.

Ainsi, lorsque l’on affirme que lire, c’est parvenir à la vérité, c’est affirmer à la fois la croyance en l’existence de connaissances ignorées à établir ou de nouvelles connaissances à découvrir, le tout en supposant que celles-ci, pour qu’elles s’énoncent avec fidélité et constance, se fondent sur une condition primitive qui autorise à une telle qualité d’action, une substance primordiale et intégrale qui se révèle à la conscience avec l’effort de l’appréhender de manière à ce que celle-ci puisse accorder la pleine confiance à sa représentation, qu’elle correspond effectivement et adéquatement à l’essence de la chose aperçue et que, toutes les autres choses étant égales, cette perception restera invariable en l’absence de la variété des circonstances sous lesquelles elles sont aperçues. — Plérôme.