jeudi, août 27, 2015

14 — Lire, c’est savoir apprécier adéquatement II

Si l’on ne peut affirmer, par conséquent, que le lecteur a toujours raison, peut-être alors pourra-t-on accorder à l’auteur le privilège de cette infaillibilité ?

La question posée devient d’autant plus pertinente qu’elle engage l’auteur dans son activité même, à savoir l’énonciation d’un propos qui, étant soit descriptif, soit thématique, suppose une quelconque adéquation avec ce qui est, c’est-à-dire avec la réalité telle qu’elle se révèle à ses sens et déroule son action pour constituer une histoire, ou la réalité, telle qu’elle manifeste à son esprit les principes qui la gouvernent, pour la fonder et lui procurer un sens.

D’autant plus que ni la description, ni le développement de thèmes philosophiques ou littéraires ne sauraient s’exclure mutuellement, dans la production d’une oeuvre écrite: même qu’ils renvoient l’un à l’autre, comme lorsque le romancier réfléchit sur la signification d’un événement dont il vient de narrer les incidents et les actions des personnages qui se rapportent à lui, ou lorsque le philosophe, pour étayer les thèses qui composent et étoffent son propos, apporte les exemples qui les approprie à la réalité et leur apporte un caractère familier pour mieux encore, dans la pratique, les rendre recevables par son auditoire. Et si l’on peut voir en ces usages stylistiques un recours aux artifices de la rhétorique, ceux-là n’illustrent pas moins l’intimité de la relation intime qui existe entre la pensée et la réalité, entre l’imagination qui représente ce qui est, l’intelligence qui l’aperçoit et l’assimile intégralement, pour ce qu’elle est et selon ce qu’elle est, et la raison qui en reconnaît les tenants et les aboutissants, les raisons d’être qui les justifient et les éventualités qui les expliquent, comme elle présente les possibilités que représentent pour l’esprit les situations, les circonstances et les événements, en vertu des essences, des mouvements, des éléments et des causalités qui sont, dans leur particularité et dans leur composition, le propre de toute réalité.

Si cette intimité est spontanée, en ce qu’elle est simplement issue de l’acte intellectuel qui préside à l’activité de l’écriture, en vertu de procéder de la nature spirituelle et consciente de l’homme, sans pour autant que cela ne nie en lui, ni une intention — la visée de son acte —, ni une délibération — sur l’excellence du moyen à utiliser pour la rencontrer —, ni éventuellement un parti-pris subjectif — quant au point de vue privilégié par l’auteur dans la représentation des perceptions et l’énonciation des principes dont il pressent et appréhende l’opération à travers elles —, c’est qu’elle illustre le lien organique qui existe entre l’objet de la pensée et l’être vivant qui la réalise. Ceux-ci sont l’un pour l’autre la matière d’une existence réelle qui possède sa nature propre, qui est apte à se transformer et à recevoir une signification et une direction auxquelles l’auteur est susceptible de participer. Il effectuera ceci en tant qu’il est un agent qui peut produire, si éventuellement il le désire, une opération sur elle qui l’engage, non pas seulement intellectuellement, mais aussi existentiellement. C’est le cas notamment d’auteurs qui, à l’intérieur de leurs activités quotidiennes, mettent leurs théories à l’épreuve, ou de professionnels qui, ayant éprouvé les différentes facettes de leur métier, en tirent les leçons appropriées et les finalités pour en systématiser la compréhension et les rendre accessibles à l’esprit d’un auditoire concerné.

Une espèce de triangulation résulte donc de l’interaction entre les trois éléments que sont l’auteur, le lecteur et la réalité, laquelle fait appel à la conscience respective de ces associés et révèle une complexité beaucoup plus grande qu’elle ne le laisse paraître à première vue.

Celle-ci nous encourage à concevoir le rapport immédiat, existant entre le lecteur et le texte qu’il parcourt, et nous renvoie à un premier ordre de réalité: celui d’une conscience qui suscite pour elle-même l’occasion de se laisser absorber par un propos étranger qui sollicite son intelligence et dont, l’ayant compris et assimilé, il pourra éventuellement se faire l’interprète.

Par ailleurs, cette conjoncture implique aussi un second ordre de réalité qui est celui de la conscience de l’auteur, lorsqu’il compose un texte, avec en vue bien sûr le regard sur lui d’un lecteur éventuel. Mais c’est un auteur qui possède, pour matière immédiate, les notions qui résident en sa propre conscience et par conséquent le contenu implicite du propos qu’il désire incorporer, formaliser et exprimer et, pour finalité éventuelle, la substance et la consistance d’une forme imprimée sur son esprit, de sorte à construire un texte cohérent par son discours et recevable par le style qui l’organise et le transmet.

À ces deux ordres de réalité, l’on peut en joindre un troisième, qui est l’ordre social existant, et qui permet la rencontre de ces consciences alliées — celle du lecteur et celle de l’auteur — , à la fois en raison de l’existence des conditions techniques, grâce auxquelles se réalise la production des ouvrages littéraux; des conditions économiques, susceptibles d’en faciliter les échanges équitables; et des conditions politiques, aptes à définir quelles seraient les valeurs esthétiques et morales, contenues dans leurs pages, la désirabilité de contribution qu’elles peuvent apporter à l’ensemble social et la conséquence constitutionnelle de leur dissémination, pour encourager la parution et la distribution de ces œuvres, pour les interdire, ou du moins ne pas les faciliter.

On peut même en ajouter une quatrième, qui est la réalité elle-même, constituée par l’interaction et l’enchevêtrement de ces divers éléments, procédant d’eux et d’autres encore, dans la constitution par la conscience de son objet, qui peut être tantôt naturel, tantôt culturel et tantôt spirituel. C’est une réalité qui est à la fois la matière objective des ouvrages écrits, sous un, plusieurs ou l’ensemble de ses aspects, et fonde la possibilité de leur formation, de leur propagation et de l’efficace exercé par eux sur les consciences.

Par ailleurs, dans le dialogue et peut-être même la dialectique qui lient l’auteur et le lecteur, lorsque le premier devient l’objet de la critique formelle de celui-ci, et qui nous portent à soulever la question de l’avoir-raison, tantôt du point de vue du lecteur et tantôt de celui de l’auteur, nous pouvons supposer que le troisième ordre de réalité fût propice à la possibilité de cette confluence parfois heureuse des consciences. Mais s’il est légitime de conclure que, faute de la rencontre de l’une ou de plusieurs de ces conditions techniques, économiques et/ou politiques, à laquelle l’on pourrait ajouter l’alphabétisation et l’acculturation des populations, c’est-à-dire la capacité pour elles de participer à l’univers spirituel que révèle et transmet le monde de l’écrit, l’appariement de toutes les consciences possibles, impliquant l’éventuelle communauté entière des lecteurs et des auteurs, demeure encore une virtualité, peut-être même irréalisable.

L’auteur énonce donc un propos, soit descriptif, soit thématique. Et ce propos porte sur une réalité qui soit se présente comme réelle, c’est-à-dire qu’elle devient accessible à toutes les consciences comme procédant de l’expérience vécue, puisqu’elle appartient à la dimension historique, soit comme fictive, c’est-à-dire qu’elle se présente aux consciences comme étant une projection de l’imagination dans la reconstitution d’un événement historique (tel qu’il pourrait avoir été vécu, par soi ou par autrui,  naguère ou jadis) ou dans la constitution d’une réalité imaginaire, parallèle et alternative, éventuelle, plausible, probable ou simplement possible, mais non pas susceptible d’être avérée, comme étant concrètement et physiquement actuelle, par des consciences informées, objectives et impartiales.

Ainsi tout auteur est susceptible, par son action, soit de représenter, lorsqu’il décrit une réalité existante ou dont il fut un témoin privilégié; soit d’interpréter, lorsqu’il théorise sur une telle réalité pour en identifier des principes et des conséquences jusque lors inconnus, en proposer une signification, en dégager un sens ou une direction, ou encore en identifier des finalités; soit d’imaginer, lorsqu’il propose aux consciences une réalité construite et fantastique, sans prétendre présenter une perspective qui, tout en étant hautement plausible, puisqu’elle est cohérente et ajustée aux formes de l’esprit, est susceptible d’être avérée, autrement que d’une manière fortuite ou approximative; soit d’extrapoler, lorsqu’il expose aux consciences, comme étant prévisible, probable ou encore hautement possible, une réalité qui, sans être présentement avérée, serait susceptible de le devenir, en raison de l’actualité d’une conjoncture qui permette d’entrevoir pour elle une conclusion déterminée, en raison des virtualités immanentes et certaines qui sont inhérentes à elle et qui impliquent une forte probabilité qu’elle évolue dans une direction prévue et anticipée, si se maintenaient des conditions préalablement identifiées qui l’y prédisposent inéluctablement ou si se rencontrait une nouvelle conjoncture dont l’incidence, sans être certaine, pourrait néanmoins être raisonnablement anticipée.

Compte tenu alors de ces différents aspects de l’activité de l’écrivain, que peut-on dire de son aptitude et de sa compétence à les accomplir avec bonheur et ainsi à établir solidement son propos?

Si l’action de l’écrivain peut être désintéressée, c’est-à-dire s’il parvient éventuellement à énoncer son discours avec en vue uniquement l’expression sincère, libre et sans entrave, de sa conviction intime et authentique, par acquit de conscience et par devoir envers celle que possède le public qui constitue son auditoire, sans être influencé par des conséquences personnelles, fâcheuses ou intéressantes, qu’éventuellement une telle action (ou son empêchement) pourrait comporter pour lui — comme lorsqu’il évoque un sujet tabou ou qu’il aborde un état problématique ou une situation déplorable, risqués puisqu’ils mettent en cause une autorité reconnue et requérant, pour leur expression, une délicatesse de vues subtiles et nuancées —,  elle n’est jamais gratuite, en ce sens que l’engagement de l’écrivain est toujours pris en vue d’une finalité, c’est-à-dire celle qui se trouve à la source de son propos et en fonde, comme il en justifie l’importance. Et quelle que soit cette fin proposée, c’est dans le succès de sa rencontre que l’écrivain peut estimer la valeur de son acte scripturaire comme c’est dans la gravité honnête qu’il mettra à l’assurer, y appliquant l’effort correspondant, qu’il peut prétendre à la sincérité. Comme c’est dans la profondeur et la pénétration avec lesquelles il traitera de son sujet, en dépit des résistances qu’il pourra rencontrer, que tantôt il illustrera son courage, si cette opposition est extérieure et s’ancre dans les consciences ambiantes, ou que tantôt il manifestera son authenticité, si cette défense trouve son siège dans sa propre conscience et heurte ses propres susceptibilités intimes, peut-être connues de lui seul, mais suffisamment intenses pour produire une censure de sa propre conscience, en entravant la pleine expression.

Car en bout de ligne, ce qui fait la qualité de l’écrivain, c’est la nature du propos qu’il exprime et qui doit prétendre à la découverte d’une réalité non encore aperçue — même par lui-même, avant qu’il n’entreprenne la recherche qui a mené à elle — , soit qu’elle n’a jamais été traitée auparavant, soit que les considérations qu’elle a pu préalablement recevoir fussent incomplètes, ou d’une aspect tellement distinct qu’elles gagnaient à être abordées différemment ou recevoir un examen plus approfondi qui en complète la définition.

De plus, c’est l’assurance avec laquelle il fait œuvre d’écriture et présente sa matière qui lui confère une autorité car, pour prétendre à la certitude qui seule saurait la fonder, pour lui procurer une valeur indiscutable, une sincérité vraie et une authenticité profonde, elle ne saurait être le reflet simplement d’un sentiment de confiance, affiché avec ostentation et fierté — qui sans autre témoignage que son existence pourrait s’avérer feint —.   Car elle doit reposer en effet sur une compétence, non simplement à effectuer l’expression de son propos, mais aussi à le construire, à le fonder sur des principes essentiels, sûrs et indéniables, à explorer leur évolution historique dans les consciences et à l’intérieur des cultures, dans l’effort qu’elles accomplissent d’en découvrir et d’en développer des formes aussi stables et profondes qu’elles sont complètes et valables, pour tous les temps et pour toutes les cultures. Et, finalement, à en anticiper l’application, dans la mesure du possible, pour des moments et des situations nouvelles et éventuelles, mais non encore absolument accomplies, pouvant surgir d’un avenir qui, en raison de son originalité, nécessaire mais non totale, par rapport aux temps qui l’ont précédé, ne saurait être identique à ceux-ci et devra, par conséquent, présenter des réalisations distinctes et distinctives, qui les démarquent par rapport à eux et qui seront donc, a fortiori, innovatrices et inopinées.

 L’écrivain fait donc œuvre de clairvoyance, avec la présentation qu’il fait d’une réalité qu’il découvre, suivant les possibilités inattendues ou autrement occultées qui la caractérisent, ou qu’il construit, en procurant à celles-ci une forme inédite, par l’entremise de son imagination et de l’effort qu’il témoignera d’en illustrer les manifestations particulières, de sorte à communiquer à son auditoire, réel, parce qu’il en estime effectivement la qualité, ou virtuel, en raison de son éventuelle constitution, une perspective qui autrement lui resterait inconnue et qui ferait naître en lui une démarche de la pensée et de la réflexion qui autrement demeurerait absente en lui. Et c’est avec cette action que l’écrivain acquiert son autorité et aussi sa notoriété, si jamais les fruits de son intuition, de son inspiration et de son labeur scripturaire accédaient à la connaissance publique car alors son utilité devient clairement manifeste, c’est-à-dire celle qui est attribuable à son effort et à son œuvre. En effet, celle-ci sert d’occasion pour les consciences qui sont exposées à ses thèses et à leurs formulations, d’un éveil et d’une illumination qu’elles n’auraient pas éprouvées en d’autres circonstances, ou qu’elles auraient accomplies différemment en de semblables, de sorte à pouvoir enrichir ses perceptions et pouvoir appréhender la réalité qui lui était accessible d’une manière fraîche et renouvelée.

Car si en principe l’écrivain présente à ses lecteurs des vues originales, il ne peut revendiquer l’invention de la réalité elle-même, laquelle est pour lui un donné, mais il doit se contenter de la décrire et de l’interpréter, de l’analyser et de la transmettre, de la transformer dans son imagination — et peut-être même suite à son action dans le monde —  et de la communiquer par sa raison, dans l’espoir d’inspirer positivement ceux qui participeront des yeux aux fruits de son effort.

Préalablement au texte, il y a la nature et la culture, laquelle pour celle-ci n’est autre que la nature transformée par l’esprit individuel et collectif de l’homme. Et si, par un heureux concours des circonstances, la qualité inspirante et l’attrait persuasif des idées de l’écrivain ont réussi à transformer eux-mêmes la culture, ou originellement et de manière unique et durable la nature vierge qui l’a précédée, ces deux états ont néanmoins constitué une matière préalable que lesdites idées ont contribué à informer, à former et à transformer avec pour conséquence d’imaginer et de renouveler une matière pré-existante. Nulle idée donc, si brillante et si originale fût-elle, ne saurait revendiquer réellement la création de ce qui fut simplement le moyen de son action et dont elle constituera seulement, même avec le renouveau apporté, le moyen de sa perpétuation et de sa continuation, sauf quant à ces aspects et à ces caractéristiques qu’elle révélera dorénavant. Ceux-ci deviendront alors l’occasion d’une interprétation et d’une réinterprétation nouvelles de la réalité, en même temps que d’une éducation et d’un apprentissage actualisés des moyens individuels et collectifs qui permettront de s’adapter à elles et de composer d’une manière imaginative avec les nouvelles exigences qui naîtront de cette métamorphose.

L’autorité de l’écrivain fait donc foi à la fois de sa compétence à transmettre ses idées et de son assurance à les divulguer avec certitude et confiance. Mais cela lui donne-t-il pour autant la prétention d’avoir raison ? À cette question, l’on pourra répondre, comme pour le lecteur, à la fois oui et non.

Oui, lorsque l’œuvre de l’écrivain, en répondant à une exigence d’originalité, de profondeur, d’extension et de clarté, rencontre la finalité qu’il s’est proposée à lui-même (et qui est implicite à tout effort d’écriture qui soit en même temps une communication), de présenter au lecteur une interprétation de la réalité qui soit, quant à la vérité qu’elle révèle, tantôt différente et tantôt plus complète, lorsque l’on considère l’état des interprétations qui existaient auparavant, le tout avec désintéressement, sincérité, courage et authenticité.

Non, lorsque constatant à la fois la perfectibilité de l’action humaine, qui est perpétuellement en tension vers la réalisation de formes originales de plus en plus parfaites et la découverte de moyens nouveaux et meilleurs qui la rendent aptes à réaliser cet effet, comme l’essence de la réalité qui, tout en se conservant et se perpétuant, contient en elle-même la puissance inhérente d’une transformation qui, si elle est graduelle, paraîtra néanmoins radicale, avec le recul du temps, aux yeux de l’observateur et de l’historien, l’écrivain le premier et après lui ses critiques conviendront de la proposition suivante, qui vaut pour tout esprit créateur en général.

Que l’excellence et le caractère indicible des qualités et de la production de l’auteur, lesquelles lui procurent pour un temps — et peut-être pour tous les temps, quand il s’agit d’écrivains inspirés, géniaux et accomplis —, la reconnaissance d’une valeur inestimable, exceptionnelle et inégalable, pourront s’avérer surannés devant les métamorphoses profondes et diverses de la nature et de la culture ainsi que le génie requis à en faire l’aperception et l’interprétation adéquates. Par ailleurs, celles-ci seront susceptibles d’inspirer les lecteurs dans les idées qu’ils pourraient en acquérir, continuellement voire de manière différente, comme d’informer, de former et de transformer la réalité qui constitue, autant pour l’un que pour l’autre, l’écrivain et le lecteur, le point commun d’une rencontre des consciences, des perceptions et des opinions, parfois convergentes, mais aussi à l’occasion divergentes, qu’ils seraient aptes à en acquérir.

Car ce qui intéresse autant l’auteur que le lecteur, c’est la réalité que l’un et l’autre tentent de représenter et de comprendre, celui-là par son effort de l’interpréter et de la révéler dans son texte, celui-ci par la volonté qu’il exprime à recevoir, dans l’écrit, les perceptions de l’auteur, pour les comparer à celles qu’il serait spontanément susceptible d’acquérir dans sa propre expérience et, de l’adjudication qui en résulte pour lui, l’instruction et la formation correspondantes.

Car si l’écrivain fait œuvre d’interprète, il fait aussi œuvre de formateur: et cette habileté, ainsi que cette confiance à réaliser son action à ces deux plans le rendent précieux aux yeux du lecteur, à la manière de l’éducateur qui, en raison de l’excellence et de la profondeur de l’enseignement dispensé, acquiert aux yeux de ses élèves, de ses étudiants et de ses disciples une importance indéniable, non seulement à cause de l’intérêt suscité par la matière qu’il enseigne, mais aussi de la préparation qu’il accomplit en eux, de savoir faire face à la vie et de composer adéquatement avec elle. C’est-à-dire de pouvoir, à l’intérieur de celle-ci, enrichir ses propres dispositions et s’épanouir à travers celles-ci, de sorte à pouvoir coexister avec ses semblables et vivre avec eux d’une manière heureuse et harmonieuse. Et de contribuer, par son action positive — et de manière à coopérer pleinement avec la leur, dans la mutualité la plus complète, en autant que ces actions de coexister et de coopérer illustreront toutes deux une vertu analogue et viseront une fin semblable et complémentaire —, à l’avancement de la culture, lequel est commandé par une entéléchie de perfection, ainsi que le devoir commun de la faire fructifier, et le renouvellement des populations sans cesse grandissantes.

Ainsi, que l’auteur puisse prétendre avoir raison, parce qu’il maîtrise son art et qu’il exprime clairement l’originalité de sa pensée avec compétence et autorité, comme le manifeste l’interprétation adéquate qu’il fait de la réalité, assurément. Mais qu’il puisse aspirer à faire cela infailliblement, pour toutes les circonstances, toutes les situations, toutes les cultures et tous les temps, voilà ce qui serait douteux, pour une conscience qui, tout en participant à l’infinité par son essence, est néanmoins conditionnée par son état naturel d’être incarnée, ne transcende jamais totalement les contingences d’une situation temporelle et d’une particularité culturelle déterminées.  — Plérôme.

lundi, août 10, 2015

13 — Lire, c’est savoir apprécier adéquatement I

Un dicton, qui fait peut-être figure de mème actuel, puisque l’on en ignore l’origine mais qu’il semble bien, dans la circulation et l’usage que l’on en fait, énoncer une conviction implicite et générale, asserte que: «Le lecteur a toujours raison ».

Quelle phrase terrible que celle-ci ! Car non seulement cède-t-elle au lecteur une autorité sans appel sur la signification susceptible d’être apportée à un texte soumis à son appréciation, mais encore relègue-t-elle l’auteur à n’être que le faire-valoir de son opinion, sans que la sienne propre — c’est-à-dire celle qu’il se donne la peine de former et d’énoncer dans son écrit — ne possède a priori de valeur propre. Comme si avoir raison, un peu à la manière du loup de la fable, consistait à imposer sa volonté sur ce que serait la réalité ou sa façon de la voir, de la comprendre et de la désirer, sans égard pour le point de vue d’autrui ni sur les propres raisons de celui-ci à vouloir les communiquer et à fonder cette communication.

Une telle position est peut-être valable à l’intérieur d’un état de nature où prévaut l’instinct, ainsi que les pulsions en émanant, pour régler les conduites et les actions, mais elle ne saurait se revendiquer d’un idéal de civilisation ni se montrer digne d’une humanité qui prétend s’être extraite d’une sauvagerie originelle, ignorante de tout principe formel de civilisation, ou encore de la barbarie par laquelle elle a pu s’être laissée tenter, de retourner à un état de primitivité antérieure, à l’intérieur de la marche d’une ascension croissante de l’humanité vers des formes d’être plus élevées. Une progression qui s’accomplit autant individuellement, dans le perfectionnement des âmes particulières qui la composent, qu’au plan de la coexistence sociale, éclairée par une intelligence de plus en plus accomplie de la réalité et inspirée par la pureté des mobiles et des désirs dans les relations établies avec les congénères et la reconnaissance de leur qualité propre et distinctive.

Or, lorsque l’on réfléchit bien au fait et à la situation énonciative d’un propos — qu’il soit oral, gestuel ou écrit —, l’on doit convenir autant qu’il est originel par rapport à l’interprétation que l’on peut en faire et que toutes deux, autant l’interprétation du lecteur que celle de l’auteur, renvoient à un champ d’expérience subjectif qui peut, ou peut ne pas, être commun à leurs deux esprits, tout en constituant néanmoins le point de départ de la position respective qui s’énoncera, dans le va-et-vient intellectuel et discursif que supposent à la fois l’écrit, son interprétation et les positionnements dialectiques qui s’ensuivent.

Pourquoi l’auteur écrit-il, sinon pour proposer au lecteur une vérité ? Et puisque l’écrivain est en même temps le premier lecteur de son propos, il se substitue en quelque sorte aux lecteurs abstraits, anonymes et impersonnels, puisque n’étant pas connus de lui et appartenant uniquement à son pouvoir de les imaginer en général, qui éventuellement en prendront connaissance afin de juger de idées et des sentiments qui l’inspirent.

Sur quel critère fondera-t-il alors l’appréciation qu’il fait de son propre texte ? Peut-être pourrions-nous en proposer quelques-uns: à savoir, qu’il apporte un regard substantiel sur la réalité; que ce regard corresponde effectivement à celui qui est le sien; qu’il soit énoncé aussi fidèlement et aussi clairement que possible; qu’il rencontre jusqu’à un certain point le regard d’autrui sur cette même réalité, s’il advenait que celle-ci fût conçue et estimée par lui et qu’il partît, pour cela, d’une expérience personnelle aux caractéristiques et aux dispositions analogues — y compris un champ de connaissance suffisamment compréhensif et approfondi —, pour en tirer une interprétation, sinon identique, quant à la vérité de l’impression qui s’en dégagerait, du moins plausible, quant aux possibilités de vérité qu’elle serait susceptible de révéler.

Ainsi, la première condition renvoie au génie de l’auteur qui possède la faculté de saisir quelle est l’originalité du caractère de l’expérience et de sa possibilité pour l’intelligence, qu’elle est susceptible d’imaginer, d’en concevoir et d’en acquérir, y compris dans l’utilisation future à laquelle elle pourrait conduire.

La seconde condition, quant à elle, tient de la sincérité de l’auteur qui, en exprimant quelle peut être l’expérience révélée, non seulement la saisit telle qu’elle se présente à lui, mais encore s’efforce de la représenter ainsi à la considération d’autrui.

La troisième considération est stylistique et repose sur la compétence avec laquelle l’auteur manie le médium, grâce auquel cette communication est rendue possible ainsi que la recherche avec laquelle il accomplit cette intention avec effort et habileté, avec autant de simplicité et de limpidité que lui permettent la langue, la maîtrise qu’il en possède en même temps que le thème lui-même, lequel peut être en lui-même d’une opacité et d’une obscurité telles qu’il constitue un défi sérieux à l’élucidation que l’on souhaiterait en faire et à la clairvoyance employée à cette fin.

La quatrième condition repose sur l’empathie avec laquelle l’écrivain s’identifie éventuellement à son lecteur — à la nature humaine d’un lecteur-type vers lequel il dirige son propos — pour accomplir ces fins, en vue de simplifier, dans la mesure du possible, son travail d’intelligence, de compréhension et de comparaison, sans toutefois pouvoir entièrement, ni même souhaiter le faire, se substituer à lui en vue de cela.

Car il s’agit de reconnaître en chaque personne une irréductibilité à être autre chose qu’elle-même, dans le sens le plus élevé du terme.  Celle-ci inclut l’évolution qu’elle est susceptible de réaliser dans son champ de compréhension et dans l’effort qu’est apte à requérir celle-ci, à pénétrer autant les difficultés qui résultent d’une herméneutique produite et offerte par autrui que celles provenant de la nature des arcanes, de l’essence des énigmes et de la substance des mystères qui s’offrent à lui et qui motivent le discours d’un texte. Autant de secrets que tentera de percer et d’illuminer l’intelligence, de clarifier et d’interpréter la raison, avec l’effort que produisent l’écrivain en même temps que le lecteur, dans l’intention partagée qu’ils manifestent d’une concertation de leurs esprits respectifs en vue d’acquérir une aperception satisfaisante de la vérité, que la géographie linéaire du texte invite la conscience à faire, tout en lui procurant une occasion et un incitatif en ce sens.

Par ailleurs, certains critères guideront également l’effort du lecteur dans sa tentative de pénétrer le sens d’un propos et d’en apprécier la valeur.

La bonne foi apparaît être un des premiers parmi ceux-ci et correspond à la sincérité de l’auteur à saisir, à penser, à former, à livrer et à extérioriser, adéquatement et sans réserve autre qu’une prudence réfléchie, ses impressions à l’intention du lecteur. Car si un préjugé négatif en venait à conditionner l’attitude du lecteur à l’endroit de l’auteur, pour lui refuser au départ toute crédibilité quant à sa perspicacité intellectuelle et la valeur possible du propos qui en procède, il n’y aurait alors aucune éventualité que n’existe le dialogue des consciences qui permette d’évaluer avec justesse ses perceptions, ses raisonnements et ses conclusions et la manière qu’il a eue de traiter son sujet, pour l’approfondir dans son intelligence, pour l’estimer dans sa compréhension et pour en interpréter adéquatement les complexités et les singularités auprès d’un lecteur intéressé par un point de vue singulier sur les questions abordées parce qu’il est autre que le sien propre et qu’éventuellement il pourrait éclairer ses propres opinions et impressions par elles.

Une autre condition se pose aussi pour le lecteur, lorsqu’il en vient à se nourrir d’un texte: l’ouverture d’esprit. Car s’il consent à aborder un écrit, avec toute l’énergie dirigée que cela suppose d’en apprécier la valeur de vérité et de style, c’est qu’il consent à se laisser infuser des évidences qui en réaliseront l’effectivité et qui constitueront un facteur de transformation sur la conscience, par les nouveaux principes qu’il découvrira et la manière exceptionnelle ou originale par laquelle il réussira à les communiquer.

Car ce qui concerne avant tout, autant l’écrivain que le lecteur, c’est la vérité nouvelle — ou d’apparence nouvelle — qu’un texte produira et qui en constituera autant la raison d’être, ayant présidé à la recherche pour l’écrivain qui la dégagera de la gangue des apparences, que la valeur que par conséquent elle prendra pour le lecteur à l’intention de qui celui-ci l’exposera. C’est une vérité qui recevra la plénitude de son sens, non seulement en vertu de son originalité ni avec l’intelligence de l’écrivain à la saisir et à se la représenter, avec sa sincérité et sa compétence à la former et à la dire, mais aussi avec la perspicacité et la sagacité du lecteur à savoir la comprendre et à pouvoir en apprécier la valeur, autant parce qu’elle est juste dans son énonciation que parce qu’elle correspond à une notion essentielle — que pressent déjà confusément le lecteur, au moment de l’interrogation originelle qui suscite l’acte de lire ou que conçoit plus ou moins complètement celui-ci — de ce qui, à un plan universel, ou du moins suffisamment général, peut constituer une proposition ou bien une vision recevables. Recevables parce qu’elles sont l’une et l’autre vraies, ou qu’elles touchent, clairement et logiquement, à suffisamment d’aspects inexplorés qu’un lecteur raisonnable consentirait à en estimer la véracité et à laisser celle-ci s’éprouver, avec le passage du temps et l’acquisition, ainsi que la richesse, des expériences personnelles appropriées, intellectuelles ou existentielles, théoriques ou pratiques, qui permettront d’en saisir effectivement l’adéquation au réel.

Une autre condition requise du lecteur sera le désintéressement, qui n’est pas l’indifférence ni la désaffection quant à la nature et à la qualité du propos énoncé, mais une suspension de tout jugement préalable quant à ce qu’elles devraient être effectivement, autrement que formellement, pour rencontrer l’aval d’un principe ou d’un contenu susceptibles d’être avérés. Car autrement, il s’agirait de renfermer le discours du propos écrit à l’intérieur d’idées et de théories préconçues que seul un examen méthodique et exhaustif, en les opposant à des alternatives concevables et plausibles et en comparant leurs mérites respectifs, pourra établir comme étant non seulement utiles ou encore probables, mais définitivement avérées et susceptibles d’accueillir, de la part de consciences éclairées, un assentiment irrévocable en raison de leur mérite épistémologique.

Seul l’intérêt de la raison, à effectuer la recherche, la découverte et l’appréciation de la vérité, ou de l’un des aspects multiples sous lesquels elle est apte à se révéler, serait susceptibles alors de gouverner l’impression que formule celle-ci sur la valeur épistémologique, gnoséologique et esthétique des propositions que présente un écrit, plutôt que celles-ci ne soient autrement assujetties à des considérations contingentes, susceptibles de motiver leur rejet, malgré la valeur objectivement indéniable de l’essence révélée, en raison d’une importance supérieure que se trouvent à prendre pour la conscience des considérations uniquement accessoires.

Or si de telles considérations peuvent servir des expédients pratiques — et en particulier l’économie que représente pour la conscience le repos de son action sur des idées préalablement reçues et confortablement établies en elle, que l’ébranlement des convictions risquerait de troubler —, elles ne sont d’aucune utilité pour l’aspiration et l’accession à la plénitude d’une connaissance véritable, apte à inspirer infailliblement les jugements en raison de s’en référer à des principes vrais et des finalités justes, de surcroît de plus en plus complets, qu’elle aperçoit ou qu’elle transmet. Ainsi, le critère de désintéressement propose que seul l’intérêt le plus estimable de la raison sera servi dans la recherche et la découverte de la vérité. C’est un intérêt qui se confond avec l’appréhension complète et adéquate ainsi que la préservation effective de celle-ci, comme dans l’identification et la détermination des conditions et des opérations qui sont nécessaires à sa reconnaissance et à sa formulation.

Par conséquent, autant l’auteur que le lecteur sont liés à des conditions qui éclairent leur devoir et leur responsabilité dans l’accomplissement de l’activité qui est particulière à ces identités. Des conditions qui apparaissent comme étant complémentaires plutôt que simplement singulières et isolées, puisqu’elles définissent un état d’esprit et une réalisation qui ne peuvent se produire à l’exclusion de ceux qui sont présents en sa contrepartie. Tout comme l’écrivain ne pourra se passer du lecteur dans la réalisation de son œuvre — après tout, si l’auteur se donne la peine d’écrire, c’est pour être lu, et non pas uniquement par soi-même, même s’il arrive que la préparation à être lu par autrui puisse se reporter à la postérité —, de la même manière le lecteur ne peut se passer de l’écrivain lorsqu’il est engagé dans son travail de lecture, puisque c’est par l’écrivain que le texte qui est lu arrive à son point de réalisation. Et si, pour l’écrivain, la distinction qui s’opère entre l’écrivain et le lecteur se fait difficilement, puisqu’en écrivant, l’auteur participe en lecteur attentif à son œuvre d’écriture, elle s’accomplit plus facilement du côté du lecteur qui peut se contenter d’absorber un écrit sans chercher, même en d’autres contextes, à vivre l’expérience de l’écrivain, de manière à mieux établir celle, plus habituelle chez lui, du lecteur. Même s’il est possible, pour certains, que l’on devienne un lecteur plus accompli en s’adonnant à l’écriture et en s’essayant à cette pratique et à cet art, pour en apprécier les défis ainsi que la sagacité requise à les surmonter, et priser la valeur du mot juste et du style châtié dans la transmission des idées, il est tout aussi possible pour un bon lecteur de se montrer ainsi sans s’aventurer à explorer ces avenues.

Mais, pour être lecteur, avons-nous dit, il existe un préalable, l’oeuvre écrite que réalise l’auteur, de sorte que le lecteur, pour être lecteur, ne saurait se passer de l’auteur qui lui propose à lire un texte de son cru, quelle qu’en soit la nature. La question se pose alors, dans ce lien de la nécessité et de la dépendance, de savoir au nom de quoi l’on peut prétendre que le lecteur a toujours raison.

Serait-ce que, ayant sous les yeux une œuvre finie, réalisée et peaufinée préalablement à la lecture qu’il en fait, il en puisse découvrir les défauts et par conséquent les motifs de la rejeter, sans que l’auteur ne puisse y trouver quoi que ce soit à redire ? Mais alors, s’il en recherche avec acharnement les défauts, comment peut-il en même temps, en raison de l’antagonisme de ces fins, illustrer la disposition d’en apprécier et d’en estimer la valeur réelle qui consiste justement en sa qualité. Une qualité qui réside, d’un point de vue épistémologique, en son pouvoir de découverte et de révélation d’une vérité jusqu’alors inconnue ou incomplètement énoncée ? La recherche du défaut d’une œuvre, plutôt que de sa qualité, ne constitue-t-elle pas alors l’admission d’un échec devant ce qui est le propre de la lecture, celui de savoir entrer en rapport avec un auteur, par l’intermédiaire d’un texte, afin de bien comprendre quelle en était l’intention heuristique et  herméneutique, et pour savoir en quoi il s’est bien acquitté de cette finalité ? Alors, si le lecteur n’a pu réaliser ce dessein, comment peut-il prétendre avoir raison en se confrontant à ce constat, d’une inadéquation entre l’objet de sa poursuite et l’intention ainsi que la finalité de l’auteur ? Et s’il a réalisé cette initiative, comment peut-il prétendre, ayant aperçu en quoi l’auteur est parvenu, d’une manière magistrale et inédite, à interpréter adéquatement la réalité et, à travers les principes, les lois et les maximes qu’il en retire, à en découvrir la spécificité et l’originalité, avoir raison sur lui alors que la seule possibilité et le seul aboutissement du lecteur fut de s’élever au niveau de conscience dont l’écrivain a témoigné en dégageant ces interprétations illuminantes et ces vérités nouvelles ?

Une lecture est, à sa manière, un travail aussi exigeant que l’écriture et, comme elle, aboutit à un produit qui, s’il n’est pas une rédaction, consiste à intérioriser et à communiquer éventuellement ce que, du propos de l’écriture, le lecteur en a retenu. Se confinant in foro interno, cette espèce de communication peut prendre la forme d’une prise de conscience, mais rien n’exclut que cette communication ne puisse prendre aussi l’aspect d’un écrit, dans son effort de transmettre son essence à autrui. Or ce travail de lecture est un analogue du travail de l’écriture en ce que, tout comme celle-ci considère une réalité, objective ou subjective, pour savoir l’interpréter, dans ce qu’elle comporte de plus véridique, autant dans son intension que dans sa compréhension, la lecture considère la réalité d’un texte en vue de parvenir à un résultat semblable, c’est-à-dire d’en pénétrer les sens et d’estimer en quoi ceux-ci sont susceptibles de refléter adéquatement la réalité qu’ils proposent de désocculter, de manière à transformer les perceptions futures sur elle ainsi que les attitudes éventuelles, susceptibles d’être entretenues à leur endroit.

Ainsi, c’est dans la complémentarité des esprits que l’auteur comme le lecteur se rejoignent, cette interdépendance se manifestant autour de la valeur de vérité à laquelle chacun d’eux peut prétendre, soit en écrivant, soit en lisant. Cela est tellement vrai que, si la distance entre leurs êtres était réduite, en éliminant l’intermédiaire que représente le support du texte, la possibilité d’un dialogue positif et fructueux entre leurs deux personnes apparaîtrait comme étant tout à fait plausible, sinon probable.

Cette valeur de vérité en est une qui, autant pour l’un que pour l’autre, s’érigera autour de l’un de deux pôles: d’une part, la réalité qui fait l’objet du propos de l’écrit; et d’autre part, la réalité qui est le texte. Pour celle-là, autant le lecteur que l’auteur peuvent en faire l’intuition et la reconnaître comme appartenant à leur champ d’expérience, l’intention de la rendre explicite d’une manière ou selon un point de vue distincts et particuliers séparant l’auteur et le lecteur cependant. Quant à celle-ci, autant l’écrivain que le lecteur sont aptes à se prononcer sur elle, pour ce qui est de la substance du propos énoncé et révélé ainsi que de la manière de parvenir à cette expression et à cette révélation, mais d’un point de vue qui les démarque aussi, puisque l’écrivain en est le découvreur et l’interprète alors que le lecteur en est l’interlocuteur et le critique.

Mais comme l’écrivain, pour savoir quelle est l’excellence de son aptitude à réaliser son activité et à transmettre son propos, doit en même temps se constituer en lecteur de sa propre œuvre, le lecteur, pour se rendre compte en quoi il a excellé dans son propre ouvrage et bien reçu ainsi que compris le propos de l’auteur, doit en découvrir le contenu et s’en figurer — s’interpréter à lui-même — la signification, en devenant ainsi lui-même l’auteur de sa propre représentation (qui peut être étroitement liée à celle de l’écrivain ou en tirer des conclusions et des implications qui, tout en respectant le sens de sa pensée, aurait peut-être même échappé à sa pensée et à l’essence consciente de sa perspective). Ainsi, non seulement l’auteur et le lecteur se complètent-ils dans leur activité réciproque, pour l’un d’écrire et pour l’autre de prendre connaissance du sens et de l’intention du propos énoncé comme d’en apprécier la qualité et le mérite, mais encore trouvent-ils, à l’intérieur de cette activité, à adopter une disposition complémentaire: pour l’auteur, celle du lecteur, et pour le lecteur, celle de l’auteur.

Si l’on admet alors que l’un des deux, l’auteur ou le lecteur, puisse avoir raison sur l’autre — c’est-à-dire formuler une impression prépondérante qui puisse influencer l’autre à modifier ou altérer une proposition intellectuelle préalable —, autour de quel critère peut-on décider de la chose ? Quant à la vérité qui inspire et fonde le propos, ce sera autour de la vérité effective de celui-ci, en tant qu’il serait susceptible de réaliser une découverte plus exacte et plus complète de la réalité, sur laquelle porte sa considération et qui fait l’objet de son propos, et d’en formuler une interprétation plus adéquate, d’une manière rendue explicite formellement, par l’auteur, et d’une manière rendue explicite intuitivement, par le lecteur, alors que réagissant naturellement au propos de l’écrivain par sa voix intérieure, il puisse en concevoir  éventuellement une façon plus perfectionnée de la connaître et de l’interpréter. Quant à la réalité du propos énoncé, en tant qu’il est tel, c’est également la vérité de celle-ci qui pourra servir à adjuger entre le point de vue de l’écrivain et celui du lecteur, en ce que, étant censée refléter l’adéquation entre l’intention de l’auteur et le produit de son action à la réaliser, la réalité de l’énoncé devient estimable, autant par l’écrivain que par le lecteur, selon qu’elle se perçoit comme étant l’accomplissement effectif de cette adéquation ou comme s’avérant lacunaire dans cette réalisation.

Mais comme par ailleurs un auteur serait mal avisé de présenter sciemment à un lectorat, comme étant achevé, un écrit qui ne serait en effet qu’un brouillon, et qui pour cette raison serait critiquable, comme étant inachevé, puisque ne transmettant pas la pensée complète de l’auteur sur le sujet étudié, soit qu’il ne l’a pas considéré avec toute la profondeur et toute l’envergure que le thème aurait mérité pour recevoir un traitement suffisant, soit que, la réflexion étant adéquate et complète, il n’est pas parvenu à la présenter d’une manière satisfaisante à un auditoire averti, la possibilité serait minime qu’un écrivain s’exposât au rejet catégorique de son œuvre par des lecteurs accomplis — car possédant une expertise qui les rende aptes à cette action décisoire —, sous prétexte que celle-là soit ni suffisamment fondée, ni suffisamment élaborée.

Par contre, si l’on peut concevoir qu’une œuvre puisse être améliorée, même lorsqu’elle est achevée, c’est-à-dire vraie, puisque fondée en principe, et juste, puisque rendant adéquatement le dessein de l’auteur en la produisant — et que la réalité elle-même entraîne à cultiver —, pour l’amener encore plus près de la perfection que l’idéal de vérité et de beauté puisse concevoir pour elle, d’une profondeur accrue et augmentée des principes et d’une extension plus ample des conséquences, d’une manière qui est éminemment recevable et intelligible par un lectorat cultivé, l’on pourra accorder à la critique du lecteur un rôle important, sinon essentiel, dans le sens de conduire à cette perfection, en faisant ressortir, avec pondération et justesse, étant animé d’un esprit de justice et de charité, les lacunes qui l’en séparent et dont le comblement pourrait l’en rapprocher, tout en reconnaissant quelle est la valeur éminente de l’œuvre, lorsqu’elle s’est mise au service de la découverte, de l’interprétation et de la révélation de la vérité.

C’est alors seulement que le lecteur pourra prétendre avoir raison, c’est-à-dire lorsque sa perspicacité, son autorité et son intelligence l’autoriseront à proposer à l’auteur des voies par lesquelles il pourrait parachever son travail, soit en lui apportant une profondeur plus grande et une compréhension plus étendue, soit en améliorant la manière avec laquelle celles-ci deviennent évidentes et appréciables pour le lecteur. Et pour autant que le degré de perfection atteint puisse être variable de l’une à l’autre et que l’érudition du lecteur qui est en même temps ouvert et de bonne foi lui permette de l’apprécier adéquatement et justement, il serait possible, au nom d’une perfectibilité de l’œuvre qui, en théorie, en raison d’une profondeur, d’une extension et d’une mouvance inépuisable et incessante de la réalité qui portent à continuellement en réinterpréter l’essence, est toujours présente et concevable, d’affirmer que le lecteur a ... parfois... peut-être même souvent... mais non pas toujours ... raison. — Plérôme.