jeudi, août 18, 2011

10 — Lire, c’est la transformation intérieure de soi

La lecture est une affaire d’intériorisation et d’assimilation, le tout en vue de la transformation des consciences. Voilà ce que nous tenterons de démontrer en ce chapitre.

Le poids de la connaissance

Posons un problème hypothétique. Nous savons qu’à une époque, il importait presque autant au lecteur de savoir quels étaient les livres qui figuraient à l’intérieur de la bibliothèque des penseurs de renom que de connaître la pensée dont il se serait laissé infuser. Il y avait peut-être là une manière d’apprécier quelle fut la véritable originalité de ces hommes d’esprit puisque, en sachant quels auteurs les avaient inspirés et quels thèmes ceux-ci étaient susceptibles d’avoir abordé, toute nouveauté, toute expansion des perspectives, toute signification inédite dans l’interprétation des propos et des événements passés, toute interpolation quant à leur portée future et à la signification qu’ils pourraient comporter pour l’avenir, toute nouvelle proposition de principes et de lois, toute formulation et toute conceptualisation créatrices servant à communiquer une impression ou un état d’âme, bref toute innovation intellectuelle, stylistique ou spirituelle susceptible d’enrichir, d’orienter, de réorienter ou de dynamiser l’esprit d’éventuels lecteurs pourrait se voir attribuée à leur génie personnel plutôt qu’à une savante imitation des auteurs contemporains ou passés, d’autant plus susceptible d’échapper à l’observation des critiques que l’identité de ceux-ci resterait inconnue, si par ailleurs la source réelle de leur inspiration leur échappait toujours.

Mais précisément, jusqu’à quel point le profit que tire le lecteur d’une lecture ou d’une série de lectures, tendrait-elle à l’imitation, i.e. à l’appropriation du propos d’autrui pour en faire le sien, de manière à susciter en soi les conditions d’une identification à la matière énoncée par un maître à penser et aux conséquences implicites qui découlent de ses découvertes, de ses conjectures, de ses vérités et de sa sagesse, à se fondre entièrement en lui et à devenir tel qu’il serait s’il habitait le corps de son disciple ? Posée autrement, la question devient de savoir s’il est possible qu’une pensée soit conçue comme étant à ce point significative et vraie qu’elle puisse se substituer, en ceux qui sont exposés à elle, à toute forme autre de pensée et créer, en ceux qu’elle assimile, comme des sosies, des doubles, des ombres du penseur originel, dont la substance de l’esprit, telle qu’elle se communique par son enseignement, vivrait désormais à travers eux, peut-être même au détriment de sa propre vitalité.

Une telle issue est en effet paradoxale, puisqu’en cherchant à donner la vie, le penseur se priverait lui-même de la condition essentielle par excellence par lequel cette vivification se réaliserait, i.e. sa présence réelle effective auprès de ceux qui seraient réceptifs à son influence. Car n’est-ce pas le motif fondamental de tout penseur et de tout enseignant que celui de donner la vie à ses auditeurs et à ses charges, en leur proposant des manières de voir qui, étant vraies, i.e. conformes à la réalité des choses, leur permettraient de mieux adapter leur être personnel et individuel à la raison de celles-ci, lorsqu’elle est prépondérante, ou de mieux former les choses à la raison de cet être, lorsque la possibilité en existe et qu’une telle action transformatrice est estimée souhaitable et peut-être même impérative ?

Une relation archétype

Cette question pourrait sembler oisive: mais pourtant elle est au cœur de l’une des relations philosophiques les plus importantes qui aient marqué l’histoire de la philosophie et qui a trouvé sa contrepartie seulement dans celles qui, à travers tout l’Orient, uniront par des liens privilégiés les initiateurs religieux et leurs disciples. C’est une forme de relation qui s’est progressivement éteinte avec l’invention et le développement de l’écriture d’abord, puis de l’invention de la technologie de la reproduction et de la propagation des livres, que lancèrent en un premier temps la calligraphie et la transcription des manuscrits et que continuèrent ensuite l’impression mécanographique et la transmission informatique. Car, avec ces innovations, le message ne dépendit plus désormais d’auditeurs rassemblés pour se répandre parmi la population. Bien plus, elle apportèrent avec elles les conditions d’un isolement nécessaire dorénavant à sa propagation parmi les esprits solitaires. Comme l’écriture qui en fournit l’éclosion, la lecture est une activité qui, pour accomplir son effet particulier caractéristique, s’exercera en solitaire, dans l’intimité des consciences qui se rencontrent par l’intermédiaire d’une technologie.

Peut-être la singularité du problème posé pour l’histoire de la philosophie s’explique-t-elle par le désir, chez les Grecs, de s’émanciper de toutes les formes orientales, lesquelles trouvaient leur accomplissement dans le lien de personne à personne qui unissait le maître à ses disciples. Ceux-ci devenaient alors les dépositaires choisis d’un enseignement qu’ils avaient reçu la mission de disséminer, en prenant garde surtout de ne pas en altérer le message essentiel, voire même qu’ils pourraient l’adapter aux situations qui en éprouveraient la vérité, en témoignage surtout du caractère sacré de l’initiateur que la Divinité a choisi, a inspiré, a béni et consacré. Cette exclusivité faisait de l’élu le réceptacle et le vaisseau vivants d’un secret dont la connaissance entière est réservée à lui seul, mais dont l’utilité se traduirait en bienfaits inestimables et capitaux pour l’humanité, avec la consigne qu’il reçoit en même temps d’en partager, au gré de son inspiration et des moments en laquelle elle s’exerçait, l’esprit et la matière auprès d’autres messagers, jugés dignes de participer avec lui au sacerdoce et à l’œuvre de la Divinité.

Nous faisons allusion ici à la relation que Socrate entretenait avec ses disciples, dont le plus renommé d’entre eux fut Platon, lequel se fit en quelque sorte l’«évangéliste» du Maître, en consignant sous formes de dialogues les propos de celui-ci, alors qu’il était engagé dans son rapport avec des questionneurs qui parfois étaient des apprentis sincères, engagés sur la voie de la sagesse, et requéraient du Maître qu’il clarifie sa pensée, mais qui aussi souvent se révélaient des protagonistes et des détracteurs. Ceux-ci, avec leurs savantes interventions et leur questionnement subtil, pour ne pas dire cauteleux et sophistiqué, menaient avec lui un genre de danse de la mort qui devait se solder, soit par le discrédit philosophique de Socrate, si par mégarde il s’aventurait à prononcer un propos malheureux qui faussait sa réputation de sage, soit par son discrédit politique, si par malheur la teneur de son discours portait son auditoire à voir en lui un ennemi de la Cité.

Nous savons tous que l’issue qui prévalut fut la seconde et que les chefs d’accusation, portés devant le tribunal de la Héliée — de s’être montré l’ennemi des dieux athéniens et le corrupteur de la jeunesse —, qui lui valut une condamnation à boire la ciguë, était à la fois religieux (ce qui témoigna de la sagacité philosophique de Socrate, puisque ses ennemis durent s’aventurer sur un autre terrain de l’esprit pour l’inculper avec succès) et politique (ce qui révéla quels étaient les intérêts véritables de cet exercice diffamant et calomniateur: car si on invoquait une affaire de mœurs idéologiques, celle-ci passait par la nature d’une influence qui, étant reconnue par les esprits éclairés de l’époque comme caractérisant la plus haute substance philosophique et morale, ne pouvait donc être matériellement établie). D’ailleurs, si l’on accorde aux écrits de Platon une valeur apologétique, autant que dialectique et didactique, on ne peut cesser de voir en leur propos l’illustration du caractère mensonger des accusations portées contre Socrate, en présentant quelle pût être l’excellence à la fois de la vérité de son propos et de la vertu de son caractère.

Mais passons outre à ce point, pour simplement affleurer cette autre considération, dont l’approfondissement ferait l’objet d’une discussion indépendante et plus poussée en elle-même, mais qui nous porte à nous interroger sur l’originalité des écrits et par conséquent de la doctrine de Platon, compte tenu de son intention apologétique à l’égard de la réhabilitation de la mémoire de son Maître. L’interrogation serait pertinente surtout pour ses premiers écrits, alors que le souvenir de Socrate était toujours présent dans l’esprit de Platon et que celui-ci n’avait pas encore acquis le recul qui lui permettrait de dégager sa propre pensée, mais la question peut aussi englober leur ensemble, lorsqu’elle se pose à la lumière du fait de la présence de Socrate comme protagoniste principal à l’intérieur de la plupart des dialogues platoniciens.

En d’autres mots, quelle originalité réelle peut-on prêter aux enseignements de Platon et quelle est la part de ceux-ci qui ne serait que la traduction savante et l’interprétation élaborée et fidèle des doctrines socratiques ? Car s’il advenait que cette seconde option se vérifiât, ne serait-on pas en droit de voir en l’expression «doctrine platonicienne», l’énoncé d’un attribut qui priverait Socrate du crédit qui reviendrait à un réel génie philosophique et encyclopédique, voire de la vieille école traditionaliste puisque, pour devenir le ferment espéré à l’intérieur des consciences, son propos s’en remettait uniquement à la fidélité de la mémoire et de la parole de ses disciples pour disséminer et répandre l’essentiel de sa doctrine. D’ailleurs, la valeur sacrée de celle-ci avait été reconnue par la Pythie de Delphes, une prêtresse du dieu Apollon, qui avait déclaré ne connaître «personne de plus sage» que Socrate [Apologie 21a], et Socrate lui-même croyait qu’il était rien de moins que choisi par le dieu pour la transmettre au peuple athénien [Apologie 28e].

Mais si la première option prévaut, quelle évaluation du caractère de Platon ne serait-on pas légitimé à faire, d’ainsi utiliser comme un faire-valoir de ses propres conceptions, un sage Maître à qui lui-même accorderait une qualité insurpassable, ou à tout le moins une vertu intellectuelle et morale qui le lavait de tout soupçon devant les reproches formels qui lui étaient adressés. Rappelons au souvenir de tous que les imputations étaient à ce point graves que l’on requit contre Socrate l’exécution capitale sous la forme d’un suicide juridique (auquel pouvait assister ses proches cependant). En somme, poser la question de la relation intellectuelle et philosophique qui unissait Platon et Socrate, telle qu’elle se révélerait dans les écrits du disciple qui met en scène son Maître, pour l’exhausser et le disculper dans les consciences des générations futures, c’est poser en même temps celle de la fidélité du dépositaire d’un enseignement et de l’originalité à laquelle celui-ci pourrait prétendre. Car une imitation pure et simple, de la part du disciple, pourrait mener à un parricide intellectuel, un «meurtre du père» pour utiliser une expression malheureuse et allégorique de la psychanalyse contemporaine, lequel se substituerait alors au Maître pour recueillir les lauriers d’une pensée dont il devrait explicitement accréditer la véritable source.

Car il y a bel et bien eu une telle usurpation, du moins en partie, de l’esprit de Socrate par celui de Platon, sinon sciemment et volontairement de la part de celui-ci, mais néanmoins effectivement, puisqu’une telle substitution était favorisée par le cours dynamique de l’histoire — qui avec le temps tendit à accorder à Platon la paternité exclusive de la substance de son discours  — et par l’entorse au droit dont fut victime le Sylène grec, qui causa que sa pensée dût être interprétée par un successeur pour être préservée. Cet amalgame de causes nous fait aujourd’hui désigner comme étant la doctrine platonicienne, ce qui fut en réalité l’enseignement socratique, pour reléguer Socrate à n’être plus que le simple figurant d’un drame dont il tiendrait en réalité le rôle principal. Car un critique impartial aurait peine à s’imaginer que les propos tenus par Socrate dans l’Apologie et dans le Phèdre furent simplement une transposition, dans la bouche du Socrate mourant, uniquement des thèses et des principes philosophiques de Platon, alors que celui-ci se reconnaissait comme étant simplement l’un des nombreux témoins du sacrifice de Socrate à l’idéal politique civique athénien. Mais la tentation est grande cependant de succomber à cette illusion qui ferait de Platon l’inventeur des théories philosophiques sublimes sur la nature de l’âme, de la mort et de la métempsycose dont Socrate se ferait seulement l’interprète.

L’imitation

Or, n’assisterait-on pas à une substitution semblable dès qu’un enseignant ou un auteur, en faisant la preuve d’une originalité dans ses opinions, écrites ou énoncées, ne rencontrerait pas la même disposition à faire preuve de créativité chez ceux qu’il inspire, sans que ces lecteurs ou ces étudiants n’accréditent la source réelle de leur sagesse et de leur idéologie empruntée, tout en épousant et en faisant leurs les principes et la substance des propos que propage celle-là, une action accomplie en vue d’enrichir et de former les esprits qui voudront bien l’écouter ou le lire ? Peut-on entièrement éliminer que n’influe un esprit sur un autre, lorsque l’un d’entre eux est en position d’exercer un tel ascendant, pour conclure que, dans ses ouvrages, celui-ci fut l’exemplaire inimitable d’une originalité purement créative ? Quelle part accorder alors à l’imitation dans le développement de cette originalité, si l’on ne réussit pas à exclure la l’opération et la fonction sociale de l’influence, i.e. de l’effet formateur d’un enseignant ou d’un auteur sur un élève ou un lecteur, lorsqu’il y a lieu d’en supposer l’actualité ?

Car si on nie la possibilité et l’exercice effectif d’un tel rapport, aussi bien nier la relation pédagogique et l’importance sociale qui est généralement accordée à celle-ci et que serait censée jouer en ce sens toute fonction instructive et éducative. Mais si par ailleurs, on dénie au lecteur ou à l’étudiant quelque possibilité créative ou quelque réalisation véritablement originale, autant faire reposer uniquement sur les capacités de l’auteur ou du professeur les changements et les transformations intellectuelles et sociales susceptibles de se réaliser en ceux-là et leur dénier a priori la possibilité d’illustrer quelque intelligence créatrice, lorsque les épigones sont engagés dans leurs rapports avec eux-mêmes, sous la forme d’une réflexion approfondie, et avec la société, lorsqu’elle s’avère le destinataire des propos contenus dans un discours formel ou de la forme d’une œuvre artistique.

Poser la question de l’imitation, c’est donc faire beaucoup plus que s’interroger sur la valeur du plagiat, lorsque cette imitation passe pour avoir un mobile ultérieur. Elle nous porte à nous interroger sur la nature de l’influence et surtout sur celle que souhaite exercer l’auteur sur ses lecteurs ou encore le professeur sur ses étudiants, une influence qui ne prend pas uniquement la forme d’une transformation des idées et des valeurs, mais aussi celle d’une altération des conduites, souvent imperceptible et graduelle, et une incitation à l’action. Car l’écrivain, comme le professeur, n’est pas seulement un communicateur de pensées ou d’idées, il ne vise pas seulement un changement dans les perspectives et les valeurs, ou à tout le moins leur remise en question, en proposant à des points de vue établis à l’intérieur de la conscience, qui ne sont pas sans avoir une valeur en soi, lorsqu’ils reflètent, peut-être même sous la forme de préjugés, un rapport formateur avec l’expérience et une réflexion préalable pour en dégager des leçons de vie ainsi que des conceptions autres et différentes. Celles-ci seront appelées à interpeller, d’un point de vue transcendant, à la fois le sens herméneutique de la conscience réceptive, sa capacité à reconnaître les significations véhiculées dans le texte verbal, écrit ou prononcé; son sens heuristique, la faculté en lui de reconnaître les apports nouveaux à son expérience individuelle, telle qu’il l’a vécue, et d’en apprécier la pertinence au développement de nouveaux schémas, intellectuels ou émotionnels, qui deviendront des éléments régulateurs des conduites ou constitutifs des actions; ainsi que son sens esthétique, l’habileté à voir en la manière dont les choses sont présentées à la conscience, des formes susceptibles d’émulation et d’adapter adéquatement sa propre manière d’être à des circonstances et des situations analogues et, peut-être même en les modifiant, les généraliser à des situations nouvelles.

L’émulation

L’émulation: voilà quel est le concept-clef. Elle est en quelque sorte une action hybride qui s’interpose entre un autrui compétent, i.e. apte à réaliser une action ou une conception, et un sujet, qui n’est pas lui-même sans posséder une compétence, mais dont celle-ci serait — à tort ou à raison, par soi, par autrui ou par les deux à la fois — estimée moindre pour une action à mener ou une conception à réaliser, tout en étant perfectible, avec l’effort et la pratique appropriés, et susceptible d’être reconnue par des individus qui se sont eux-mêmes avéré compétents et se révèlent en plus lucides et animés de bonne foi. Bref, elle illustre une relation de réciprocité mutuelle en laquelle un apprenant se situe sur la voie de l’acquisition et de l’actualisation d’une compétence avérée et reconnue et qui, afin de se perfectionner dans la direction désirée et voulue, s’inspire pour cela de celle d’un ou de plusieurs modèles ayant précédemment acquis ce statut. Or, si cette inspiration est possible, c’est qu’il a été donné à l’apprenant l’occasion d’opérer en lui cet effet et que, par conséquent, il est devenu un élément implicite de la relation entre le modèle — l’auteur, le professeur ou un autre — et son épigone, à l’intérieur d’une situation qui suscite l’émulation, pour ne pas dire le désir, c’est-à-dire la condition nécessaire du passage d’un degré de perfection moindre vers un degré de perfection plus accomplie.

L’émulation repose encore sur une relation qui est naturelle, quoique ses fins soient culturelles, puisque la transmission d’un savoir ou d’une méthode s’insèrent à l’intérieur du processus de l’acculturation et de l’institutionnalisation de l’activité prévue à cette fin. Ainsi, non seulement la relation d’émulation vise-t-elle le perfectionnement des compétences individuelles, laquelle n’exclut pas le perfectionnement moral, lorsque la fin visée explicitement ou est requise implicitement par celle-là est le perfectionnement de l’épigone, mais encore cette visée est-elle une fonction du droit naturel qui reconnaît en chacun des participants au processus une nature commune et essentielle sur laquelle agit la démarche formatrice. C’est en plus une nature qui est susceptible de répondre à ces éléments de la relation qui favoriseront l’acquisition des compétences désirées et le perfectionnement moral requis afin d’en assimiler adéquatement les éléments et d’en généraliser l’usage à l’ensemble social, i.e. à la population susceptible d’en recevoir les bénéfices et les effets désirés.

Le droit naturel I

Or, le droit naturel invoqué aura pour effet d’inspirer formellement, par ses principes, les relations d’émulation, de les encadrer, de les régulariser, de les ordonner et de les orienter. Ce sont des relations qui peuvent être soit horizontales, soit verticales, soit un amalgame des deux, selon que l’apprentissage recherché trouverait son aboutissement dans l’enseignement formel ou dans l’échange informel et que ses activités émanent d’une autorité reconnue ou simplement d’une intelligence éduquée et savante, engagée sur la voie de l’acquisition d’une éducation, d’une vertu et d’une science plus poussées et possédant néanmoins une conception et une compréhension, susceptibles d’être valorisées par un esprit averti, puisqu’elles sont aptes à contribuer à celles d’autrui et de les enrichir, autant matériellement que formellement, lorsqu’elles s’adresseront aux trois sens — herméneutique, heuristique et esthétique — qui furent mentionnés plus haut.

Le droit naturel, tel qu’il s’applique aux êtres humains, prescrit qu’en général, tout individu possède le droit d’être respecté dans sa finalité personnelle propre, lorsqu’elle est en harmonie avec une finalité collective idéale, laquelle répond aux plus hautes aspirations de la conscience humaine et aux moyens requis pour la réaliser, en autant où lui-même aura respecté autrui dans sa finalité humaine propre et tout en n’étant pas empêché ou entravé par celui-ci de parcourir à la même destination. En fait, c’est un devoir de mutualité qui repose sur la reconnaissance intégrale d’autrui comme étant un autre soi-même, ce qui suppose en même temps la reconnaissance de ses virtualités, de ses actualisations et de ses réalisations propres — une attitude et une disposition qui supposent une ouverture bienveillante et désintéressée à la personne d’autrui —, comme chacun souhaiterait être reconnu à son tour, en vertu des potentialités et des accomplissements réels et véritables qui sont les siens et des occasions que ces possibilités lui offrent de faire valoir celles-ci en les transformant en celles-là.

La question de la fortune

Faisons remarquer qu’une telle conception n’évacue nullement la question de la fortune, en tant que celle-ci favoriserait les uns plutôt que les autres. Tout dans la nature repose sur une interaction entre la volonté (laquelle est, quant à une fin poursuivie, la culmination de l’effectivité des autres facultés de l’esprit et du cœur, dans l’intention et dans l’effort de réalisation qui en résulte) et les occasions qui lui sont données de se réaliser.  Celles-ci ne sont pas en définitive du ressort de sa propre volonté individuelle, même si elles autorisent à une action libre et déterminante sur elles afin de les transformer et de réaliser les possibilités entrevues en elles, lequel fait mène à conclure en une agence extérieure à soi qui serve de raison explicative à leur production. Car quel que soit le bonheur et la valeur d’une réalisation, elle dépendra toujours, pour son actualisation, d’une matière qui lui est préalablement et entièrement donnée.

On peut nommer celle-ci simplement hasard, pour signifier un concours de circonstances dont l’agencement ne nous mène pas à poser une causalité intentionnelle pour en expliquer la présence et le déroulement et qui serait inscrit à même la nature physique des choses, sans que celle-ci ne soit interrogée et comprise comme révélant, et peut-être même comme ayant la possibilité de le faire, quelque causalité hyperphysique ou métaphysique.

On peut encore la désigner du nom d’autorité en reconnaissance du fait de volontés supérieures et d’un champ axiologique culturel et historique qui exigent des volontés particulières qu’elles obtempèrent et qu’elles obéissent à aux normes, aux prescriptions et aux lois — lesquelles sont l’expression de la finalité collective idéale —, ainsi qu’aux individus chargés de les administrer et de les faire respecter, dans l’exercice compétent, civilisé et bienveillant de leurs fonctions, et fondent cette exigence sur un droit légitime et sur la possibilité d’un recours à la force prépondérante, pour en conférer et en assurer l’effectivité, en vertu de conditions et de provisions énoncées par ces principes obligatoires. Ce droit serait issu d’un État politique souverain ou encore d’un jeu de forces physiques et humaines, par lequel cet État, soit se  transformerait de l’intérieur, soit se verrait remplacé de l’extérieur, par voie de subversion, d’annexion ou de conquête, au nom toujours du principe de la finalité collective idéale, et du bien qui serait susceptible d’en résulter pour l’ensemble politique qu’elle privilégie, une notion qui est susceptible néanmoins de recevoir  une diversité d’interprétations, dont la compatibilité et la complémentarité ne sont pas toujours garanties.

Ou on peut voir en elle plutôt l’expression d’une Volonté divine, pour signifier la supposition, fondée sur la conviction intime et profonde que la suite des événements et des actions répond finalement à une intentionnalité qui, étant implicitement à l’œuvre à l’intérieur de ceux-là, est celle qui donne un sens ultime à l’histoire. Une telle interprétation s’impose à l’esprit en reconnaissance de ce que les événements ne sauraient résulter simplement du jeu aléatoire des forces aveugles de la nature ni convenir à l’exercice des puissances trop limitées de la nature humaine, pour en définir la direction, en planifier et en réaliser les termes, ainsi qu’en corriger et en préciser la trajectoire.

La Volonté divine

Elle est une intentionnalité générale, c’est-à-dire transcendante, que révèlent les prodiges inexplicables, les événements miraculeux et les accomplissements merveilleux, des occurrences occasionnelles et extraordinaires que documentent les annales de l’histoire, recueillies grâce au travail consciencieux d’intelligences humbles, désintéressées  et lucides, qui sont ouvertes donc sur une phénoménologie qui dépasserait même les sphères les plus élevées de l’entendement humain et qui par conséquent serait attribuable à une Volonté souveraine et suprême. Celle-ci manifesterait en dernier ressort son intentionnalité sur le monde et sur ses unités constitutives — les peuples, les États, les sociétés et les ethnies — à travers les événements de l’histoire, les relations entre les peuples, la constitution et le gouvernement des États et des institutions publiques, privées et sociales, y compris celles qui sont dédiées à l’épanouissement et à la sauvegarde des individus, le commerce (non pas restreint au négoce et aux transactions à des fins monétaires) et les institutions financières, écologiques, économiques et enfin la culture, la religion et les arts, ainsi que les moyens d’en favoriser le développement et de protéger l’activité spirituelle, esthétique et morale qui en est le principe originel et fondateur.

C’est une intentionnalité qui n’exclut pas la possibilité d’une intervention divine, dont le caractère exceptionnel se révèle dans le mot qui est employé pour en décrire l’opération et le produit — un miracle ou un prodige, c’est-à-dire une merveille, une chose extraordinaire et admirable —. Mais elle repose surtout sur l’activité commandée par une conjoncture de consciences libres, liées entre elles de manière générale par une même intention et une même finalité morales, plus ou moins valables et plus ou moins justifiables en raison de la conception du bien qui est défendue et affirmée par elles et l’exclusivité avec laquelle elles se proposent de la réaliser. Les consciences se justifient à elle-mêmes les déterminations opérées par elles sur la nature et sur la culture (une nature transformée et édifiée) en invoquant des critères moraux dont, en toute bonne conscience, elles conçoivent la définition et appliquent les mesures de leur action conjuguée dans l’expérience collective. Ce sont des consciences sages et sincères, parfois coopératives et parfois antagonistes, parfois guidées par un sens de l’émulation et parfois par des dispositions inamicales, des consciences qui entrent en interaction dynamique avec d’autres consciences, liées entre elles de manière analogue autour de principes différents et parfois divergents, pour faire intervenir à l’occasion des forces transcendantes inférieures, mais participant à des degrés divers à la Volonté divine suprême. Ces puissances s’inspirent éventuellement de la connaissance qu’ils peuvent en posséder ou se donnent le prétexte d’un appel à une Autorité suprême et elles ont le pouvoir, illustrant la liberté, soit d’exacerber Celle-ci dans le sens de Ses prescriptions, soit de L’infléchir — bon gré, mal gré — dans un sens contraire à Ses ordonnances sages et formelles.

Car la Volonté divine rend possible dès l’origine, par le sentiment de la liberté qu’Elle insuffle à la nature du monde vivant de l’esprit et qu’elle cultive en elle, d’opter en faveur d’un parcours qui réalise de manière optimale un idéal transcendant ou de préférer une finalité plus immédiate et plus concrète, plus près des désirs propres à une nature sensible et charnelle. Plus encore, Elle assiste de Sa grâce ceux qui se sont engagés sincèrement et résolument à parcourir dans l’absolu, selon la compréhension qu’ils en ont, une conception optimale et idéale et Elle secourt ceux dont la résolution ultime est ferme, malgré les versatilités occasionnelles et parfois déterminantes, issues d’une nature sensible précaire, qui pourraient compromettre, si elle était laissée à elle-même, le terme que la résolution, et l’espérance qui lui est associée, anticipent comme étant le plus parfait, le plus désirable et par conséquent le plus juste à être désiré et voulu pour soi.

En somme, si les phénomènes prodigieux sont en soi extraordinaires, ils nous distraient souvent de la vérité qui veuille que le plus grand des prodiges réside en la vie, en la conscience et en la liberté de l’homme, de participer consciemment et consciencieusement à son propre avenir et d’en déterminer le cours, non pas absolument, mais d’une manière qui maximise dans le sens de son désir et du bien qui sous-tend celui-ci, la possibilité d’une issue heureuse pour l’individu qui est animé de bonne volonté ainsi que pour l’humanité en général, le tout sous l’œil d’une Puissance transcendante bienveillante, dont la volonté définitive consiste à vouloir le bien-être ultime de l’homme — autant l’espèce que l’individu par lequel celle-ci se réalise — et d’intervenir à l’occasion d’une manière inespérée en vue de sa réalisation légitime.

La reconnaissance d’autrui

Reconnaître autrui, en vertu du droit naturel, c’est faire la reconnaissance des virtualités, puisque celles-ci fournissent la matière individuelle innée de la possibilité d’être d’une certaine manière — en vertu des dispositions, des talents, des goûts, des ressources individuelles (intelligence, sensibilité, courage, convictions profondes) que chacun puisse exprimer — de manière à permettre à la conscience particulière de faire face adéquatement aux situations qui lui sont présentées, pour en défier le pouvoir effectif de se maintenir face à elles, de les surmonter et ce faisant raffermir le caractère qui les possède. Cette propension s’accomplit en vue de subir de nouvelles épreuves ou de relever de nouveaux défis encore plus grands encore, qui parsèment la route de la perfection — pour en confirmer la présence en la personne ou réaliser en elle la disposition à la cultiver — et qu’il sera nécessaire de surmonter avec encore plus de bonheur et de compétence.

Reconnaître autrui, c’est aussi faire la reconnaissance de ses réalisations, car si celles-ci dépendent d’une capacité à se recruter devant les difficultés pour en aplanir les obstacles et les former à sa volonté, non seulement requièrent-elles que les virtualités existent pour que leur transformation mène à l’accomplissement souhaité,  mais aussi que celle-ci bénéficie d’un appui social adéquat et des possibilités naturelles nécessaires, dont le concours serait essentiel à la réussite projetée et dont l’absence signifierait éventuellement la transformation de la victoire souhaitée, anticipée et possible, au mieux en une réalisation incomplète, c’est-à-dire moins parfaite et admirable que cela aurait été possible autrement et, au pire, en un échec plus probable et peut-être plus certain.

De telle sorte que, pourrait-on dire, le destin, c’est la réalisation, pour soi et pour autrui, des desseins de la Providence, en autant que toutes les virtualités individuelles et collectives qui y sont disposées ou le deviendront, aient été mises à contribution sur le mode de la coopération et malgré que toutes les intentions et tous les événements contraires se soient manifestés et concertés pour en empêcher la réalisation. Cette action globale se déroule sur le triple terrain: de la liberté, qui autorise à la connaissance de ces augustes desseins — voire implicite, immédiate, sentie ou pressentie — et à l’action coopérative en vue de la participation de chacun à leur réalisation; de la justice, qui établit les conditions objectives formelles et matérielles du devoir que chacun a l’obligation d’assumer et d’endosser avec responsabilité en vue de parcourir à cet accomplissement; de la charité, qui est nulle autre que l’amour constant, fidèle et profond, de cette justice et de tous ceux qu’elle vise, lequel se manifeste par la contribution de la volonté de chacun à sa réalisation effective, selon les moyens qui leur sont propres; et de la grâce — certains la nommeront la fortune ou la chance, sans pour cela ni reconnaître dans leur esprit, ni s’en référer à une sphère existentielle transcendante — qui vient suppléer aux carences, momentanées ou constantes, des consciences inspirées moralement à réaliser ces desseins et résolues à affronter toutes les épreuves en vue de parcourir cette finalité et de parvenir à la fin prescrite par elle, mais néanmoins caractérisées par une précarité qui ne pourrait jamais espérer, en l’absence d’une aide surnaturelle — de cette fortune ou de cette chance —, atteindre à la plénitude ardemment désirée et pleinement voulue.

Reconnaître autrui enfin, c’est faire la reconnaissance de la situation naturelle, qui est nécessairement caractérisée par une plasticité des éventualités qu’elle offre pour rendre possible le succès, même en dépit de l’opposition de facteurs, de situations et de conjonctures hautement problématiques, qui est nulle autre que la rencontre de la fin escomptée, à laquelle les individus disposés à la réaliser se dévoueront entièrement et heureusement, avec la grâce de Dieu. On pourrait aller jusqu’à affirmer que plus une situation est difficile, plus il est nécessaire que doive exister, en elle et comme obscurcie par l’apparence générale de la conjoncture, l’occasion qui permettra de transformer l’échec qui s’annonce en une réussite inespérée. Celle-ci prendra alors l’aspect d’un exploit, dont la possibilité pourra éventuellement être dite miraculeuse ou prodigieuse, par ceux-là mêmes qui ont participé au déroulement de l’action, en des capacités distinctes et selon la sollicitation qui se fera de leurs capacités et facultés, et pourront alors fidèlement témoigner, à l’intérieur d’une période historique déterminée, de la succession des épisodes et de l’agencement continu et effectif des éléments, autant humains que vivants que physiques, lorsqu’ils auront pris une direction inespérée et un cours inattendu. Celui-ci culminera en une issue dont ils pourront se féliciter, avec bonheur et soulagement, mais seulement en rétrospective, puisque l’immédiateté (pour ne pas dire l’urgence) du sentiment devant une situation problématique requiert une attention soutenue et dirigée par une conscience claire et lucide ainsi qu’une action sûre et sans hésitation, lesquelles reporteront à un moment ultérieur plus serein, lorsque le problème a été surmonté et l’échec évité, les réflexions sérieuses et profondes et les rétrospectives nombreuses et agréables susceptibles d’en naître.

Voilà en quoi, de manière générale, la fortune importe à l’issue heureuse et en particulier à celle où les réalisations n’étaient pas immédiatement assurées par la conjoncture des virtualités qui s’associaient en vue d’en apporter l’accomplissement éventuel, alors qu’une multitude d’imprévus et de contre-temps, d’obstacles et d’oppositions semblaient se conjuguer pour en retarder l’échéance et peut-être même réduire à néant l’espérance que celle-ci ne survînt jamais.

Le droit naturel II

Revenons maintenant à la question du droit naturel, tel qu’il éclaire implicitement l’éducation et plus spécifiquement l’écriture, ainsi que la lecture qui en est la contrepartie. Car si l’écrivain exerce son art, c’est toujours avec en vue d’en proposer le produit au lecteur; mais auparavant, l’écrivain devient presque toujours le premier lecteur de son œuvre, lorsqu’il se met en situation, en se relisant, de constater le résultat de ses réflexions et d’en critiquer autant la matière qui y est réfléchie ainsi que la forme de cette transmission. Aucun auteur n’échappe à cet acte de la relecture tellement il est intime à l’action de produire une œuvre dont le premier jet n’en est souvent qu’une esquisse et une approximation. Cette action permet de supposer que, sauf à vouloir se tromper lui-même ou encore être disposé à se leurrer en vertu d’une croyance naïve en l’excellence de ses propres talents et de ses propres capacités, autant à percevoir adéquatement la vérité qu’à en transmettre fidèlement et complètement le contenu, que viendrait anéantir la réalité de ses propres productions, telle qu’un critique impartial serait, objectivement et de manière désintéressée, en droit de le constater, l’évaluation par l’auteur de sa production immédiate et spontanée s’exerce en vertu d’un critère d’excellence qui est implicite à son jugement et qu’à travers elle, il transporte jusque dans son œuvre.

Pour en réaliser l’efficace, elle passe par un changement de rôle délibéré, celui de l’écrivain agissant en et par son œuvre à celui du lecteur qui, se laissant affecter par elle, se met en position de l’apprécier, en vertu des critères de sincérité, de lucidité, de vérité, d’originalité et de normativité. C’est une transposition qui constitue en quelque sorte l’accession de la conscience à un soi-même transcendant, susceptible de s’abstraire du rôle subjectif de créateur, de considérer l’œuvre qui est issu de cette situation unique et privilégiée et d’apprécier, au nom d’un auditoire archétype, collectif et abstrait, dont l’auteur se ferait la personnification en endossant son nouveau rôle de critique, voire d’un critique intéressé par la qualité d’un écrit dont il est lui-même responsable, la valeur de sa propre opération intellectuelle et de sa propre production scripturaire, telle qu’elle se compare audit critère d’excellence. En somme, en devenant le premier lecteur de son œuvre, et en cherchant, d’une manière aussi impartiale et désintéressée que possible, s’il a rencontré les cinq (5) critères fondamentaux que seraient susceptible de rencontrer et d’apprécier en son ouvrage, tout lecteur honnête et doué d’une conscience mature et développée, l’écrivain se substitue temporairement à celui-ci afin de constituer et de générer une opinion personnelle qui anticiperait sur celle de ce dernier.

De sorte que, ayant accompli consciencieusement et fidèlement cette substitution passagère, l’auteur serait apte à en conclure qu’il a retrouvé dans son œuvre la présence manifeste desdits critères: de la sincérité — la capacité de révéler en elle sa pensée telle qu’elle se révèle à celui qui en est l’auteur —; de la lucidité — celle d’accomplir cette transparence avec toute la pénétration requise pour qu’elle atteigne à la justesse, à la complétude et à la profondeur maximales —; de la vérité — celle de faire concorder fidèlement sa pensée avec la réalité, telle qu’elle lui apparaît mais aussi telle qu’elle est susceptible d’être aperçue par autrui, lorsqu’il l’aura rencontrée dans son expérience personnelle et que son imagination sera susceptible de se la représenter sous le même regard que celui proposé par l’auteur, en vertu d’une nature commune qui dispose chacun à vivre d’une manière analogue des expériences semblables —; de l’originalité — celui de révéler, sous le couvert de l’œuvre, le génie d’une individualité qui, même si elle participe à une nature humaine commune, s’illustre néanmoins comme étant particulière à soi, i.e. individuelle et irréductible à celle de tout autre, en vertu d’une unicité qui, renvoie au mystère incommensurable et profond de chacun, participant au grand mystère de la création, et à l’expérience diverse, complexe, variée et inépuisable qui le forme et lui donne à la fois une apparence objective à l’intérieur des multiples facettes de l’existence et une consistance subjective qu’entretiennent le sentiment, la conscience, la mémoire et le souvenir au moment où ils se révèlent à l’intelligence —; et de la normativité — la référence à des critères explicites de la communication qui s’ancrent dans la nature d’un esprit commun et des moyens objectifs, des outils de communication, y compris la parole, et des règles communes qui en conditionnent l’usage, par lequel il serait susceptible de se révéler à un public, d’être reçu avec intelligence par lui et d’être compris par tout être, doué de cœur et de raison —.  Mais aussi qu’il s’est mis en situation d’apprécier son propos comme le ferait un lecteur archétype, qui est à la fois ouvert sur la nature intrinsèque des propositions, des principes et des découvertes renfermées en lui et susceptible de reconnaître la valeur et l’importance éventuelles de la contribution qui en résulteront à la culture dont le discours émane, en raison de l’excellence, de la vérité et de l’universalité des idées qui y sont énoncées et des principes qui y sont défendus.

Comme l’enseignement, dont elle est devenue avec l’histoire le complément indispensable, l’écriture a pour mission de contribuer à la finalité propre à chacun de ceux auxquels ils sont destinés, en vertu de répondre à cette finalité, en même temps qu’à celle de l’enseignant ou de l’écrivain. Cette activité réciproque repose donc sur une mutualité des consciences qui sont intégralement reconnues, en vertu d’une capacité réelle et avérée, dans l’exercice des compétences qui président à leur rayonnement, selon des perspectives distinctes cependant, puisque le rôle de l’enseignant comme celui de l’écrivain demeure actif et créateur alors que celui de l’étudiant ou du lecteur tend plutôt à être réceptif — ce qui n’exclut pas à la fois les contributions de l’étudiant au contexte pédagogique à l’intérieur duquel il participe et auxquelles un éducateur véritable ne saurait rester insensible et l’activité implicite à l’effort herméneutique et heuristique requis pour, en pénétrant les arcanes du propos formateur, les intérioriser et leur permettre d’agir sur la conscience — et évocateur des conceptions intellectuelles et des expériences personnelles susceptibles d’éclairer pour soi les propos de l’enseignant et/ou de l’auteur. Cet éclaircissement mènera à la possibilité, pour l’épigone, de s’identifier à eux en vertu d’une nature commune et de leur accorder une crédibilité et une plausibilité comme étant vraisemblables, à défaut de pouvoir leur prêter un assentiment inébranlable et une certification personnelle, fondée sur une conception implicite qui prétend à la complétude autant qu’à l’exhaustivité, d’une vérité aussi irréfutable qu’elle est sûre et certaine, parce qu’elle est fondée par une expérience significative qui, en son genre, est aussi déterminante qu’elle est définitive. Car tel est le travail de la conscience critique qui consiste à séparer le bon grain de l’ivraie et de considérer tout propos énoncé ou toute rédaction à la lumière d’une conception de l’excellence et de la perfection que chacun transporte en soi, autant idéalement, comme étant naturellement possible, que sous la forme la plus haute qu’il ait été donné à l’esprit de la voir se réaliser, pour lui comparer la réalisation objective, tel que l’idée ou l’œuvre sont susceptibles de la représenter, et conclure quant à leur également ou à leur dépassement par celles-ci ou, au contraire, au défaut de celles-ci à rencontrer le niveau de complétude et de plénitude qu’elles laissaient espérer et encourageaient ardemment à rencontrer.

L’effet de transformation

Or, c’est en tant que l’on peut dire d’une œuvre, et cela d’une manière désintéressée, qu’elle a excédé et surpassé les expectatives entretenues in foro interno à son égard, d’une excellence et d’une perfection à rencontrer, que celle-ci possède un pouvoir de transformation sur le spectateur et qu’elle éveille en lui le désir d’émulation, dont la première phase, plus ou moins consciente et plus ou moins assumée, est toujours l’imitation qui permet d’explorer et de prendre conscience de sa propre originalité. Car c’est en imitant un modèle que l’épigone dresse la limite intérieure d’une originalité possible, puisque il est toujours conscient alors de reprendre la réalisation d’autrui en la sienne. Sauf à trouver quelque intérêt — vénal (parce que cela rapporte), pervers (par envie ou par convoitise) ou simplement servile (parce qu’une personne en autorité le commande) — à faire passer l’accomplissement d’autrui pour le sien propre, le fait de ne pas être entièrement soi, en sacrifiant à des considérations accidentelles et superflues, pour ne pas dire indignes, toute l’originalité et tout le mystère personnel auquel il peut prétendre, lorsqu’un effort est accompli imparfaitement par soi, incite à prendre conscience de cette incomplétude et à combler le vide laissé par lui, en cherchant à parfaire ce mystère et à réaliser l’originalité qui renvoie à lui et puise de son fond inépuisable, pour révéler un génie qui est proprement le sien et appartient à nul autre qu’à soi.

Tel est l’effet de l’enseignement, ainsi que de l’écriture publique et de la lecture savante qui en sont une spécification, voire totalement justifiable et nécessaire: en proposant des vues et des avenues, autant théoriques que pratiques, autant idéelles, fondées sur l’aperception dans l’esprit d’une possibilité seulement entrevue et non encore éprouvée, que réelles, qui, ayant puisé aux possibilités idéelles et, ayant choisi parmi celles-ci, ces voies qui seraient conformes aux possibilités qu’une conjoncture actuelle et concrète serait prête à recevoir, ils visent à une réalisation effective sous la forme d’un ouvrage achevé, occupant un espace-temps précis et susceptible d’être estimé par la généralité. Ils créent alors éventuellement une transformation de l’univers intellectuel subjectif et, par conséquent, du monde sensible objectif, des populations visées par ce contenu, les incitant par la suite à se questionner sur la valeur des idées et des conceptions présentées, relativement à une conception implicite et peut-être même explicite de l’excellence et de la perfection, pour éventuellement en jouir, en un premier temps, sous la forme de la satisfaction éprouvée devant une fin réalisée, puis se résoudre à le surpasser en excellence et en perfection, en un second moment, lorsque la conscience est apte à conclure qu’a été rencontré le critère optimal contre lequel le produit final était comparé.

Sans une intériorisation et une assimilation de ce contenu, tout le travail idéel et imaginatif et tout l’effort de dépassement, que ce travail requiert et qui inscrit l’œuvre dans l’histoire comme représentant une nouvelle étape sur le long chemin du perfectionnement de l’humanité, telle que la culture d’appartenance en témoigne, et non pas seulement comme étant un monument dont on ne saurait sur le moment entrevoir qu’il puisse un jour être égalé ou même surpassé en excellence et en perfection, pour découvrir en son concepteur et en son auteur trouver un rival et un émule, dont les réalisations futures puissent être encore plus heureuses et complètes. — Plérôme.

Aucun commentaire: