Nulle lecture, puisqu’elle présuppose un texte sur lequel se pose le regard curieux, interrogateur, pénétrant et perspicace du lecteur, ne saurait se passer de l’auteur, c’est-à-dire de l’agent qui, parce qu’il en a songé la forme et réalisé l’architecture, est à l’origine du sens que convoie le texte. En somme, si le lecteur a la possibilité d’appréhender dans le texte et d’en recevoir une signification intelligible — qu’elle s’offre à lui spontanément, sous la forme de l’idée qui surgit promptement, ponctuellement et mystérieusement à l’esprit, sans effort apparent de la part du lecteur, ou qu’elle soit le résultat d’un effort soutenu de parvenir à l’effet souhaité, par le truchement de l’action de l’esprit qui consiste à dépasser l’apparence des signes graphiques utilisés pour coder le langage et à se rendre au-delà d’eux jusque dans l’univers énigmatique de ses signifiants —, c’est qu’il espère par là atteindre à ce qu’il est convenu de nommer la vérité du texte. Celle-ci exprimera l’intention véritable de l’auteur, c’est-à-dire celle de communiquer à son propos un sens, tel qu’il serait susceptible de se révéler dans le texte à tout lecteur intelligent, attentif et éveillé.
Si la vérité d’un texte peut certes se découvrir, en raison de l’aptitude de l’auteur à se communiquer à travers lui, c’est-à-dire à refléter fidèlement par son propos l’esprit qui préside à cette intention et à cette action, elle ne se limite pas nécessairement à cette faculté. Car si l’acte de reconstruction de la vérité qu’accomplit le lecteur passe avant tout par l’appréhension adéquate de l’intention de l’auteur, puisque seule celle-ci peut constituer la justification légitime de l’acte intelligent de rédiger un texte susceptible d’être entendu par autrui — autrement, il s’agirait uniquement d’un exercice par lequel le texte deviendrait comme un miroir, susceptible de capter et de refléter la pensée du lecteur — , il doit aussi compter, dans cette interaction des consciences actives, l’une à cerner et à donner une configuration à un sens que l’on souhaite communiquer, l’autre à appréhender un sens qui est communiqué, sur une dimension de l’esprit qui est restée longtemps obscurcie dans l’expérience de l’humanité et que l’on a nommé, depuis les travaux de Hartmann au XIXième siècle, l’inconscient.
Car à travers l’écriture, comme par la lecture, on assiste éventuellement aussi au travail de l’inconscient, lequel se manifeste et se transmet à travers les lapsus, les non-dits (les omissions et les ellipses), les symbolismes et les autres phénomènes analogues, qui communiquent une signification sous le couvert d’un message incomplet, tronqué ou embelli. Ainsi, l’inconscient devient-il susceptible de recevoir une interprétation par le lecteur autant que le sont les signifiants formels reconnus, comme il peut se comprendre autrement par le lecteur que selon le sens propre du propos formel véhiculé par eux, en raison du caractère ambigu, arbitraire et évocateur de l’écriture. Celle-ci est susceptible alors de révéler une facette inattendue de la personne, soit de l’écrivain, soit du lecteur. C’est un aspect qui résulte du va-et-vient, du chassé-croisé qui se produit, entre l’expérience de l’auteur qui inspire le texte et celle du lecteur qui en digère et en assimile le propos, et qui s’articulerait soit autour de la dimension ontogénique, relative à l’expérience individuelle (l’inconscient personnel), soit autour de la dimension ontogénique, relative à la vie et à l’histoire de la culture (l’inconscient collectif). Ainsi, la complexification de l’acte de lire et d’écrire qui résulte de cette grille d’analyse qui s’ajoute à celle qui porte sur les signifiants linguistiques, véhiculés par les caractères scripturaires, pictographiques ou phonétiques, qui renvoie à un niveau de signification alternatif et peut-être même parallèle, pouvant néanmoins être attribué au texte, et qui est le produit du postulat de ce qu’il a été convenu de nommer par Freud [Introduction à la psychanalyse, XVIII] la troisième blessure infligée à l’humanité, après l’héliocentrisme copernicien et l’évolution darwinienne, rend encore plus urgente la nécessité de comprendre quel en est l’enjeu et comment celui-ci peut se réaliser.
Cela étant que la possibilité de recevoir, en provenance d’une même source, des informations distinctes, indépendantes et peut-être même apparemment contradictoires pourrait apparemment rendre illusoire l’aspiration à définir une finalité simple, unique et ultime à la lecture ainsi qu’à l’acte originel et fondateur qui en justifie l’apparition et en motive le déroulement, autant dans l’histoire des civilisations que pour un document unique. Puisque toute action susceptible de présenter une multiplicité d’informations relevant de multiples sources et renvoyant à une diversité d’interprétations possibles pose la question de l’unité herméneutique — un même texte peut-il recevoir en même temps la possibilité de nombreuses interprétations concurrentes ou en contient-il uniquement une seule qui transcende toutes celles qu’il serait susceptible de contenir et qui elle seule peut se mesurer au critère final qui en définira l’excellence —, une question qui engage éventuellement l’unité de l’esprit du lecteur et la capacité de maintenir son intégrité devant des signifiants éventuellement et apparemment contradictoires.
Notons que la notion du conscient, ainsi que celle de l’inconscient qui lui est dans l’idéal, non pas contraire, mais complémentaire, en tant qu’ils appartiennent à une seule conscience, soulève de nombreuses difficultés d’interprétation puisqu’elles semblent en premier lieu concerner une manière de relation à l’existence et ensuite un type d’éclosion spontanée et formalisée de l’énergie vitale, lorsqu’elle se manifeste et s’exprime à l’intérieur du monde physique et social. En portant sur elles sa capacité de réflexion, l’esprit peut éventuellement les découvrir formellement, avant même qu’elles ne parviennent à constituer une matière et un contenu explicites et évidents, ou à tout le moins formuler des hypothèses heuristiques qui pourraient en clarifier l’origine, les vecteurs de son mouvement et les termes de son action.
En somme, ces pouvoirs que sont le conscient et l’inconscient seraient les puissances constitutives d’une subjectivité qui s’ancre dans la spontanéité, une subjectivité qui ne se dégage que partiellement, grâce à la réflexion que l’esprit est susceptible d’entretenir à leur sujet, et qui est éventuellement l’objet d’une transmission, à l’intérieur des discours qui en émanent et qu’elle infuse de son essence individuelle, caractéristique et invisible, sauf à la perception que l’intelligence est susceptible d’en faire. Ainsi se trouve-t-on, en vertu de cette spécification, à considérer l’individualité personnelle sous les trois aspects: de l’intimité, simplement vécue et ressentie ab imo pectore de la vie et de la conviction intime; du plan personnel, uniquement réfléchi, imaginé et pensé du forum internum de la conscience délibérante; et du social structuré et articulé du forum externum du discours public. Celui-ci sera plus ou moins intimiste et plus ou moins artificiel, selon qu’il s’exerce à un plan informel (v.g. celui de l’échange entre intimes, entre amis et entre collègues) ou à un niveau plus formel (v.g. celui de la communication didactique, professionnelle, politique ou dogmatique impliquant une distinction de rôle, de statut social, de prestige, de naissance, d’ascendant, de mérite, de privilège et/ou de qualité, laquelle fonde, à des degrés différents cependant, la hiérarchisation sociale présente à l’intérieur de toute société, même la plus égalitaire).
Il serait peut-être confortant, au nom de l’unité de la personne et de son rapport à l’entourage social, de considérer que chacun de ces trois aspects se réfléchit dans les deux autres et que la matière du propos qui transparaît au plan social est un reflet adéquat et complet à la fois du plan de la pensée personnelle et de celui du sentiment — et peut-être en est-il heureusement ainsi en ces occasions qui autorisent à une transparence telle que la personne disposée à le faire se révèle ouvertement telle qu’elle est, et sous son plus beau, jour à ceux qui sont les témoins effectifs et privilégiés de cette expression et qui sont jugés dignes d’y participer — . Mais, en de nombreuses instances, l’incertitude intérieure associée à l’obscurité des conjonctures et des situations enjoignent à une prudence qui tait les impressions ou les sentiments les plus profonds, pour s’autoriser seulement à l’expression d’opinions ou de conceptions seulement évidentes et certaines, incontestables donc, ou qui paraissent l’être à l’individu.
Et elles réserveront autres représentations du même genre, lesquelles seraient cependant plus informelles, vacillantes, compromettantes ou douteuses, à un réseau de proches ou d’amis, jugés fiables et dignes de confiance, tels que l’expérience commune pouvait le confirmer aux yeux de tous ceux concernés, tout en jugeant plus circonspect de garder pour soi ces notions et ces sentiments embryonnaires qui constitueraient pour le présent une appréciation trop sommaire ou incomplète, trop fugitive ou momentanée, trop informelle ou évanescente, trop hypothétique ou fictive, pour intéresser autre que soi-même, à l’intérieur du mouvement intime qui en jaugera la substance à la lumière des critères qui leur autorisera à recevoir une valeur et une pérennité épistémologiques. Ce qui serait censé illustrer une intériorité intégralement congruente avec l’extériorité qu’elle affiche d’elle-même et ainsi manifester l’accord complet de la personne et de la société pourrait en réalité suggérer la volonté de préserver un quant-à-soi devant l’évolution constante et parfois imprévisible des conjonctures, de manière à pallier plus aisément aux imprévus, rencontrer plus efficacement les défis et en général composer plus adéquatement avec les problèmes que réserve pour soi le mystère de l’existence, du monde, de la nature, d’autrui et, à l’occasion, de soi-même.
Plutôt qu’elle ne révèle un effort de dissimulation, qui serait le propre d’un esprit calculateur et intéressé, ou encore en caractériserait une situation où l’extrême prudence, pour ne pas dire la méfiance, serait de rigueur, comme en ces situations antagonistes et conflictuelles où la moindre confidence risquerait de s’avérer nuisible aux partis qu’elle concerne — comme en temps de guerre ou de haute incertitude politique —, cette attitude témoigne d’un devoir de réserve, de l’obligation de connaître et de juger avec justesse et pondération, en reconnaissance de l’opacité parfois surprenante des situations et des conjonctures, qui fait que tout n’est pas tel que ce qui se présente immédiatement et spontanément à l’esprit le laisserait croire et que ces éventualités, peut-être trompeuses et illusoires, en viennent à acquérir une plus grande transparence, susceptible d’éclairer les intelligences et les sagacités aptes à en pénétrer le voile, avec le passage du temps et le travail de l’esprit menant menant à la découverte et à l’exposition au grand jour, de leurs éléments significatifs et intentionnels ainsi que des enjeux auxquels ils réfèrent.
Bref, tout écrit ou tout enseignement se situeraient au niveau du devoir de réserve, qui est celui qu’adoptent les communications formelles et objectives: elles énoncent par conséquent des propos qui ne seraient pas censés engager la subjectivité du communicateur engagé dans l’exercice de son action, laquelle se baserait exclusivement sur l’importance du message à livrer et sur la manière employée afin de parvenir à cette fin. C’est une importance qui peut être reconnue intrinsèquement, en vertu de la substance du message, ou implicitement à celui-ci, en raison d’une autorité, présumée ou réelle, et le plus souvent consécutivement à la conjoncture de ces deux considérations.
Ainsi, la spontanéité, le charme et la profondeur du propos d’un enfant feront qu’il peut être reçu sans contestation comme éclairant une situation courante de sa simplicité et de sa limpidité, comme le seront, mais pour des raisons différentes, parfois malheureuses et regrettables, les allégations d’un usurpateur de l’identité ou de la position sociale d’un individu ou les menaces émises par un caïd brutal. Mais lorsque le chef légitimement constitué et reconnu d’un État souverain s’adresse à ses sujets, c’est à la fois qu’il se fait entendre auprès d’eux en raison à la fois de son importance sociale et de la nature essentielle du message, que fonde éventuellement une mystique relative à la fonction occupée et à la qualité de la personne qui en détient les marques du pouvoir et les responsabilités inhérentes à son exercice. Car si l’homme d’importance dérogeait aux prérogatives de sa fonction, en s’intéressant par exemple à des questions accessoires, triviales et superflues ou en assumant des responsabilités bien en-dessous de celles qui sont prescrites par son état et par son rang, ou encore s’il livrait en dilettante un discours incompréhensible, superficiel et sans substance autour de sujets futiles et inconséquents, soit qu’il perdrait la confiance de ses supporteurs qui seraient légitimés alors à douter de son pouvoir exercer une influence déterminante sur ses concitoyens, y compris par le biais d’un discours, soit que, en raison de l’absurdité de son propos et du ridicule qu’il attirerait sur, il noierait dans l’inefficacité et l’inutilité toute action qu’il tenterait par la suite d’initier à l’intérieur de ses affectations.
Remarquons que, avec ce passage du plan de l’intimité à celui la sphère publique, on assiste aussi à celui qui mène de la subjectivité inexprimée, à l’objectivité qui s’énonce, qui se narre, qui s’expose et qui se transmet à un interlocuteur ou à l’ensemble d’un auditoire ou d’un regroupement. Or, pour qu’une substance significative soit clairement et sans ambiguïté communiquée à un auditoire, de manière à créer, chez lui, l’effet souhaité — une suite qui pourrait simplement être celle de la réception intégrale du propos, sans équivoque, ni déformation, ni omission, par les auditeurs qui seront exposés à une publicité, dont ils comprendront autant la portée que la profondeur, telles qu’implicitement elles apparaissent d’abord à l’esprit du locuteur —, elle suppose de la part de l’orateur qu’il accède à un niveau de conscience tel que non seulement il possède une aperception claire de son sujet, mais encore qu’il réussisse à anticiper avec netteté et précision les implications que comportera son propos pour l’entendement de son public et donc, dans la mesure du possible, des conséquences qui s’ensuivront chez eux, d’avoir été sollicités dans leur intelligence, exposés aux thèmes et aux principes contenus en lui et s’en être laissés convaincre.
Telle est la raison d’une rédaction préalable (et moult fois revue et retouchée) du discours qui sera ultérieurement prononcé, et divulgué afin à la fois de reconnaître à l’intérieur d’une adresse, ce qui en constitue la matière et si celle-ci, étant rendue intégralement manifeste, ne risquerait pas de compromettre, soit l’intégrité physique et/ou morale du groupe, de la société à laquelle il appartient, soit encore celle de l’orateur, au nom du topique, offrant une validité au moins apparente au sens commun, en rappel d’un âge qui se continue à travers lui, où la moralité prenait la forme d’un tel enseignement [Bergson. Le deux sources de la moralité et de la religion, II] , qui veuille que « toute vérité n’est pas bonne à dire». Afin de remplir le premier objectif, tel qu’il est susceptible d’être entendu et assimilé, le discoureur se transforme en quelque sorte en son propre auditeur et ainsi en vient-il à considérer, en retrait et de manière délibérée, si son propos répond effectivement à son intentionnalité originelle, s’il est réellement conforme à une manière établie de l’énoncer ou, en dérogeant, s’il ne risque pas d’offusquer ou autrement de déstabiliser les consciences, un effet qui irait à contre-courant de la fin implicite du propos significatif qui est énoncé sérieusement et sincèrement, lequel but est celui de rallier, autour de la vérité de son contenu et du style qui se met à son service, les esprits de l’auditoire et les attitudes correspondantes qu’elle invite à prendre. Quant au second objectif, la compromission dont il s’agit pourrait avoir des conséquences sérieuses pour l’un ou l’autre parti — de l’auditoire ou de l’orateur —, lesquelles engagent autant la nature et l’intégralité de la vérité que la situation discursive concourt à transmettre ,que la préparation à l’émettre, et la préparation à l’entendre.
En cette conjoncture comme en d’autres, le courage pour un particulier d’énoncer la matière de ses convictions et d’agir selon elles se confronte à deux écueils. D’une part, il y aurait la témérité d’en dire plus qu’il ne faut et ainsi de susciter des réactions intempestives et exagérées qui auraient la possibilité, soit de distraire de la valeur du contenu, soit de le noyer dans une pléthore d’expressions affectives et passionnées. Ce n’est qu’une fois ces sentiments épuisés que ceux-ci permettraient de considérer, à tête reposée et avec une sérénité retrouvée, le fait objectif du propos. De l’autre, il y aurait le refus de s’autoriser, par pusillanimité, par inexpérience ou par excès de prudence, à ne pas en dire suffisamment, de crainte pour le locuteur de blesser les subjectivités et de compromettre l’intégrité — sociale et peut-être même physique — de sa position face à l’auditoire et de la perception, ainsi que des actions, que celui-ci pourrait se justifier d’initier et d’entretenir face à lui.
Comme le lecteur est en mesure de le constater, avec cet exemple qui engage la sécurité réelle ou présumée d’une ensemble social, d’un ensemble social encore plus grand à l’intérieur duquel le premier s’insère et du particulier à l’intérieur de cet ensemble, que ce soit un membre participant désigné ou celui qui est reconnu, implicitement ou explicitement, comme pouvant agir formellement sur lui — c’est le cas de l’orateur, de l’écrivain et de l’enseignant —, le propos qu’il adopte n’est pas sans engager des considérations pragmatiques qui vont bien au-delà de la dimension sémantique et épistémologique du texte énoncé, même lorsque celui-ci est irréprochable de clarté et impeccable sur le plan de la vérité, autant en ce qui concerne sa compréhension que sa profondeur.
Or, quelle que soit la matière de cette vérité, quelle que soit son évidence, son fondement, sa qualité et son absoluité, les questions du bienfait qui sortira éventuellement de son expression et du devoir à réaliser, du consensus à créer autour d’elle et du risque que des oppositions — raisonnées ou affectives — soit soulevées en réaction à elle, avec les conséquences, réelles ou imaginaires, qui sont appréhendées comme procédant de son expression intégrale ou partielle, toutes ces questions prennent donc l’avant-plan d’une interrogation qui porte, au plan pragmatique, non pas sur la nature et la reconnaissance de la vérité, mais sur la capacité de la concevoir, sur le devoir de l’exprimer et de la défendre ainsi que sur les qualités personnelles requises pour savoir l’identifier et en adapter l’expression, autant à la conjoncture sur laquelle elle porte et qu’elle serait susceptible de transformer qu’aux destinataires de l’expression, de ses propositions et de ses principes.
Non seulement la vérité adéquatement et pleinement perçue comporte-t-elle des répercussions sociales, non seulement engage-t-elle l’individu qui la détient à se réaliser de manière cohérente et congruente à l’intérieur de la dimension sociale de son existence, lorsqu’il l’exprime à ses congénères, mais elle engage et elle oblige aussi son devoir à l’énoncer publiquement. Car elle signifie, directement ou indirectement, quels seraient les bienfaits pour autrui et pour l’ensemble qui résulteraient de la prise de conscience qu’en prendraient les particuliers et la connaissance qu’ils en adopteraient, par la publicité qu’elle reçoit, lorsqu’elle recevra dans les consciences et dans les cœurs l’efficace auquel elle est promise, et quels seraient les préjudices pour eux et les risques courus par eux si elle restait ignorée ou encore si on négligeait d’en traduire la matière à l’intérieur de la réalité transformée et modelée selon ses préceptes.
Quelle que soit la complexité de la pragmatique du discours, laquelle se rajoute à la qualité et à la profondeur de son épistémologie, l’on remarquera qu’elle se situe à un plan qui révèle un impondérable, dans l’instant où elle s’exerce, puisqu’elle engage maintenant une dimension imprévisible du propos, à savoir son effet immédiat et réel sur la conscience de ceux qui l’entendent et l’aperception que l’orateur est susceptible d’en recevoir. Car le lieu de l’interaction entre le propos émis et l’âme du récepteur se fonde sur l’instantanéité de la spontanéité individuelle, qu’autorise à se manifester et à s’exprimer la liberté native en chaque être et au mystère propre à celui-ci. C’est un mystère qui est niché au cœur de la nature infinie de l’être vivant comme il entoure le secret propre à une histoire existentielle particulière, en tant qu’elle est intime aux événements et aux situations quotidiennes, en conditionnant les perceptions, les sentiments et les pensées qu’ils informent et qu’ils inclinent à ressentir, et qu’elle modèle le caractère de la personne, souvent d’une manière qui passe inaperçue aux yeux mêmes du principal intéressé. Arrêtons-nous à considérer cet effet un bref moment.
Nous réitérons que tout propos formel destiné à un auditoire, qu’il prenne la forme d’un discours parlé ou d’un texte écrit, suppose un locuteur et son public. Or, si un discours peut allouer pour les éventuels effets produits sur l’auditoire auquel il s’adresse, ceux-ci prennent usuellement l’aspect d’une influence exercée sur leur schémas de pensée. À l’intérieur d’une société juste et harmonieuse, cette influence sera pondérée et judicieuse, de manière à faciliter la conservation des structures formelles utiles de cette société — par opposition à celles qui seraient éventuellement futiles ou redondantes — et d’assurer la perpétuation de sa culture dans le temps et dans l’espace.
C’est une société où les conditions d’existence de chacun de ses membres reflètent adéquatement leur contribution à la vie de l’ensemble, laquelle se fonde sur la bonne volonté de chacun et sur une harmonie telle que celle-ci est à la fois manifeste et conduit à une interaction épanouissante fondée sur une mutualité coopérative et bénéfique à l’intérieur dudit ensemble. La finalité de l’ensemble est connue à des degrés divers de ses dirigeants, de ses gouvernants et des participants associés plus ou moins directement, plus ou moins étroitement — même la sociétéla plus ouverte témoignera de la discrétion dans l’emploi et la manipulation des renseignements essentiels, relatifs à la sécurité de l’État, là où la contestation radicale et déloyale risquerait d’en compromettre les fondements qui en garantissent la stabilité — et elle est assumée par eux en proportion de leurs capacités natives, de leur effort personnel à les développer, du degré de leur adhésion à l’ensemble et de l’importance de leurs responsabilités à l’intérieur de celui-ci.
L’occasion d’un tel développement en vue d’un accomplissement encore plus grand leur en est fournie à la fois par leur initiative ainsi que par la quantité appropriée et l’excellence de la qualité des expériences formatrices auxquelles ils sont exposés, susceptibles d’une complexité éprouvante et d’un surgissement inattendu, tantôt issues de l’organisation sociale et tantôt provenant du milieu naturel à l’intérieur duquel celle-ci s’insère. De telles conjonctures, exogènes, qui font appel par conséquent à la capacité d’adaptation, d’apprentissage et de sagacité des particuliers, seraient aptes à proposer aux individus des situations susceptibles de stimuler l’usage créatif optimal de leurs possibilités en vue de l’avancement et de la promotion de la justice et de l’harmonie de la société qu’ils habitent, qu’ils peuplent, qu’ils soutiennent, dont ils font la promotion et qu’ils défendent à l’intérieur d’un monde diversifié, physiquement autant que politiquement et moralement, constitué par un nombre indéterminé mais suffisant de tels ensembles sociaux (ethnies, nations, pays, États, comme ils sont diversement désignés).
Or, le portrait ainsi dressé d’une société juste et harmonieuse est une esquisse idéalisée, le plus souvent relativement adéquate, de l’état de la société au point où l’histoire l’a conduite actuellement et où elle a accompli la réalisation de sa puissance de liberté, telle qu’elle s’exprime dans ses membres constitutifs. C’est-à-dire que, en raison du principe qui veuille que, au plan du monde physique et biologique, toute perfection soit relative, à la fois au but indéterminé qu’elle se propose d’atteindre, à l’ensemble des sociétés ainsi qu’aux formes ainsi qu’aux manières diverses et inégales que celles-ci se sont données de parcourir plus ou moins complètement à cette plénitude, lesquelles illustrent concrètement et dans les faits cette notion de la relativité de la perfection, chaque société et chaque individu à l’intérieur de la société se trouveront vraisemblablement situés quelque part sur le continuum qui illustre leur marche vers la perfection et donc en-deçà du terme dont l’achèvement signifierait la réussite définitive de cette marche.
Nous faisons remarquer qu’un tel but suppose, pour qu’il soit autre que simplement virtuel et pour que son accomplissement puisse se réaliser effectivement, une perfectibilité de l’ensemble et de ses constituants en même temps que la culture d’un élan immanent à l’intérieur de ceux-ci, à réaliser cette perfectibilité en raison de finalités qui semblent être adéquates à la fois aux possibilités de l’ensemble, aux conceptions plus ou moins complètes que formule l’intelligence que l’esprit se forme de cette perfection ainsi qu’aux façons diverses et multiples qu’elle aperçoit de les réaliser.
Puisque la notion de perfection est à la fois absolue — illustrant par conséquent un terme qui est indépassable — et indéterminé — étant conditionné, à l’intérieur d’un monde naturel, i.e. consistant, opérant selon des lois physiques et hypersensibles qui lui sont propres, et sensible, susceptible d’être appréhendé par la conscience et transformé adéquatement par l’esprit, grâce à une gestion saine et optimale de la liberté à l’intérieur de laquelle se produit l’interaction entre la conscience et la nature —, on doit en conclure que la durée de cette marche sera illimitée. L’on pourrait cependant envisager que, en certains endroits de son parcours, elle atteindra des seuils critiques qui, lorsqu’ils sont franchis, illustrent chacun un point de non-retour.
C’est sûrement le cas, conformément aux lois que les sciences géologiques et paléontologiques ont découvertes et nous ont fait connaître, en biologie d’abord, avec l’apparition de la vie sur terre ainsi que la naissance, la diversification et la complexification des espèces, et en histoire de l’humanité ensuite, avec la l’apparition, la naissance, le surgissement, la progression et le perfectionnement de la conscience morale, qui peut-être un jour anticipera sur la fin des rapports de dominance et d’asservissement entre les espèces ainsi que des conflits qui, avec leur cortège de souffrances et de désolations, occupent d’une manière régressive les compétences du genre humain durant les temps historiques. Il est permis d’espérer fermement, à défaut de savoir prédire avec certitude, que l’on pourrait voir un jour s’instaurer le règne de la paix et de l’harmonie universelles, fondé sur l’amour de Dieu et du prochain, un nouveau seuil déterminant qui apparaîtrait pour l’instant lointain et peut-être même inaccessible. Par ailleurs, ce serait le prochain horizon qui se dessine à la conscience humaine, de la perfection qui constitue implicitement mais néanmoins sûrement son idéal et le projet de son insertion dans l’histoire, en vertu de la finalité qu’elle lui propose comme illustrant un point d’aboutissement vers lequel il importerait prioritairement de tendre.
Tendre vers ...: c’est cependant illustrer une action qui est ni arriver à son terme, ni même être engagé sur la voie qui y mène, ni peut-être même posséder une conception claire, précise et complète de ce que serait celle-ci. Car l’avenir réserve toujours à la conscience une part non négligeable d’incertitude pour accompagner la possibilité sur laquelle un choix s’est arrêté, malgré tous les moyens qui sont mis en œuvre pour les réaliser et tous les efforts conjugués pour mener ceux-là à bonne fin. Par contre, ceux qui réfléchissent au problème de la perfection et du sens que prend toute action, dès qu’elle est jugée digne d’être initiée et accomplie, s’aperçoivent bientôt que cette fin est, dans l’abstrait, le seul point d’arrivée digne d’être visé, puisqu’il est implicitement contenu dans la compréhension de l’état que tous les êtres vivants ont en partage, que l’homme a en partage excellemment, en tant qu’il représente la plus haute forme perceptible et conçue par lui sous laquelle la vie se présente et dont la plénitude a toujours constitué pour lui le plus haut point de sa manifestation effective — en durée du bonheur (l’éternité) et en bonheur de la durée (la joie infinie) —. Cela est surtout attesté par sa quête de l’immortalité ainsi que par la dimension proprement sociale de son être, lorsqu’elle vise — quoique souvent imparfaitement — le bien-être de l’ensemble de l’humanité et de tous les êtres vivants, et à travers lui son propre bien-être, mais non pas toujours de manière entièrement altruiste et non sans parfois en nier l’essence, en ces instances où son histoire illustre, par ses débordements, les effets de l’injustice et de l’iniquité et se parsème de conflits fratricides et homicides.
Par ailleurs, là où un grand nombre de penseurs sérieux et réfléchis achoppent, c’est sur la conception particulière qu’ils se font de cette perfection qui, dans la multiplicité des formes qu’elle est susceptible d’adopter, et qui néanmoins ne seraient pas identiques, constitue un défi à l’unité de l’essence que l’on pourrait lui attribuer. Car étant radicalement distinctes, elles ne doivent pas être diamétralement et essentiellement contraires, si elles désirent contribuer néanmoins à une conception conjoncturelle de la justice et de l’harmonie sociale, dont la plus haute forme s’exprime dans la coopération mutuelle et réciproque de chacun au bonheur de tous, tel qu’il puisse en même temps se refléter en chacun, lequel état de félicité trouve sa résolution ultime et son principe fondateur avec l’éventuelle perfection individuelle et collective de la société. C’est un accomplissement qui s’exprime dans et par l’édification de la culture qui la manifeste et la réalise et avec la qualité des relations entretenues entre eux de chacun de ses membres, au nom des principes de l’amour de Dieu et du prochain. Autrement, une contrariété des principes assurerait un rapport conflictuel avec la défense qui s’ensuivrait, de convictions incompatibles, mais néanmoins réputées vraies par leurs champions.
Les formes de la perfection peuvent seulement souffrir la contradiction autour des questions qui ne sont qu’en apparence insolubles — qui sont par conséquent paradoxales — et qui peuvent donc, en toute bonne volonté, être débattues, ou autrement éprouvées, dans le plus pur respect du droit de chacun à l’existence et dans le sentiment le plus pur de l’amour d’autrui, malgré les différences superficielles que révèlent leurs opinions respectives. La visée, c’est qu’à travers cet échange, la vérité partielle, contenue en chacune des propositions que fournissent les différentes conceptions et qui éventuellement se confrontent les unes aux autres, puisse donner cours au progrès dans la découverte et la formulation de la vérité intégrale et suprême qui les transcende et les réconcilie. Ainsi, elles se révéleront être complémentaires, puisqu’elles participeront à des degrés différents de cette vérité plénière, qu’elles admettront implicitement la réalité de son existence et la possibilité d’atteindre à son essence et à sa connaissance, telle qu’elle est garantie par une Intelligence active suprême, et qu’elles aspirent en tout temps à en reconnaître la matière, lorsqu’elle se présentera à elles, et à agir selon les principes qui la fondent et les préceptes — les maximes— qui en découlent pour autrui comme pour soi. Car même lorsqu’elle est connue et conçue partiellement, la vérité que détient un individu conscient et lucide sera accompagnée d’une conviction sincère, voire qu’en certains points, peut-être majeurs, elle puisse subir les illusions et les assauts de l’erreur qui s’amalgame à elle. Cette reconnaissance n’est pas nier, ou autrement oublier, que la conscience puisse être appelée néanmoins à évoluer vers une aperception plus essentielle, plus uniforme, plus juste et plus conforme de la Vérité, selon les lumières qui se présentent à l’esprit, spontanément ou après réflexion, et dont personne ne peut assurer, en ce premier cas, qu’elles n’ont pas une origine mystérieuse, pour ne pas dire divine, en quelque espace de la réalité qui demeure inaccessible à la science empirique et dont la vie et la pensée, au sens le plus large du terme pour celle-ci, seront les exemples incontournables et indéniables.
Par contre, l’histoire nous enseigne que de telles oppositions contraires existent et que, lorsque l’antinomie est radicale et essentielle, lorsque la haine plutôt que l’amour, l’inimitié plutôt que l’amitié, caractérisent de manière habituelle et ancestrale la recherche et la découverte par le souverain — car nous sommes bien situés avec cette discussion au plan du droit de la vérité à s’exprimer et à se faire connaître intégralement, tel qu’il influe de manière déterminante sur le cours de l’histoire et sur le développement ainsi que l’épanouissement de la culture — de solutions véridiques qui réconcilient, même au prix d’un sacrifice personnel, qui s’accomplit sans engager des principes essentiels et fondamentaux, et non l’imposition de mesures aléatoires et dogmatiques qui n’autorisent à aucun compromis. Car l’inflexibilité est à ce point fondamentale à cette dernière attitude décisionnelle que le rejet a priori de la contestation devient un principe pratique incontournable qui ne tolère aucune dérogation à une autorité qui se fonde, non pas sur une sagesse transcendante et divinement fondée, qui interpelle le désintéressement et l’oubli de soi pour se permettre de la mieux connaître, mais plutôt sur une vision intéressée et sur l’amour-propre à la défendre à tout prix. L’attitude en question serait pourtant légitimée si elle agissait par conviction, en attestation de la Vérité idéale et absolue, fondée sur une conception métaphysique indéniable, une vérité dont le souverain serait le dépositaire, une vérité qui serait accessible à tout esprit éclairé, désintéressé et lucide, une vérité qui ferait passer en tout temps le bien de l’ensemble avant son bien propre, et qui animerait ses choix et ses actions, ce qui serait le propre d’un esprit inspiré, comme il convient à celui qui exerce un pouvoir décisionnel déterminant et final.
Plus encore, lorsque l’esprit informé considère tous les systèmes philosophiques et toutes les doctrines religieuses qui, tout au long de l’histoire, s’offrent à la conscience des hommes, il s’aperçoit qu’elles ont toutes implicitement comme prétention d’intérioriser et d’énoncer la Vérité grand-v et d’agir selon elle. Celle-ci révélera par conséquent la perfection du Bien qu’il serait utile à l’homme de connaître pour s’en inspirer et, dans la mesure où elles motiveront les esprits à en épouser les principes et à vivre selon leurs préceptes, pour orienter et encadrer, à un plan moral et politique, les choix et les actions des meneurs d’hommes et des chefs d’État qui leur prêteront allégeance — comme ce fut le cas pour Alexandre qui adopta l’enseignement d’Aristote et pour Charlemagne qui fit sienne la doctrine de saint Augustin —. Et lorsque, au nom de cette vérité, des peuples ont entrepris de lutter contre d’autres peuples, dans le cas des guerres, des classes contre d’autres classes, dans le cas des révolutions et des sécessions, des races contre d’autres races, dans le cas des génocides, ou des religionnaires contre d’autres religionnaires, dans le cas des croisades, des persécutions ou des affrontements religieux ou idéologiques fratricides, c’est quasi- toujours (car il ne faut pas négliger de considérer les guerres qui exacerbent et épuisent les convoitises ou encore celles qui se justifient par le droit à la légitime défense du territoire, de la population, des valeurs primordiales et essentielles qui sont au fondement de leur existence et de leur spiritualité collectives, et des biens qui leur appartiennent en propre) au nom d’une supériorité que revendique pour lui-même l’État agresseur réel, en raison d’une conception de la perfection qu’il a fait sienne et qu’il a érigée en absolu, qu’elle soit formellement énoncée pour former une idéologie commune ou implicitement partagée par quelques dirigeants influents et puissants, qui s’en abreuvent comme à une doctrine digne d’inspirer la menée de leur politique extérieure. En somme, c’est une conception de la perfection et qui n’autorise à aucune émulation de la part de ceux qui sont situés par eux dans le camp opposé et, qui plus est, voit en eux des facteurs de dissolution sociale et politique pouvant compromettre jusqu’à l’intégrité morale et la qualité de l’existence de ceux qui vivent selon les préceptes et les injonctions qui découlent de cette théorie.
Nonobstant les cas extrêmes de rivalités inter-culturelles et inter-ethniques ainsi que ceux qui révèlent des inimitiés exacerbées — voire de manière unilatérale lorsqu’un groupe ou un ensemble, animé par une haine implacable et inexpiable, inextinguible et ciblée, voit en un autre d’être l’ennemi du genre humain en leur propre personne collective (le XXième siècle est replet d’exemples où les génocides, les terreurs et les pogroms cherchaient à assurer le salus populi) —, il existe aussi des cas où les ambitions personnelles nourrissent les prétentions à détenir la vérité (ou à tout le moins des hypothèses définitives sur sa nature et sur son essence) et le moyen de parvenir à la perfection collective, et qui se fonde néanmoins sur l’aspiration de l’ensemble — peuple, classe, nation, ordre social, église, parti — qui constitue le pôle de référence identitaire de ces particuliers, d’obtenir l’accession à la plénitude de la vie. C’est à ce plan qu’opère alors l’esprit partisan ou sectaire, et notamment lorsque l’acceptation et l’imposition de ces vues engagent, non pas le droit peut-être à la vie des ensembles, ou des particuliers qu’ils regroupent, qui se trouveraient visés par ces définitions, mais plutôt le style et la qualité de leur vie, en tant que celles-ci pourraient être touchées et transformées, dans un sens et selon un aspect autres — apparemment ou réellement — que celui qui est désiré et espéré et qu’une conscience mature, désintéressée et épanouie identifiera comme étant plus moralement excellente.
Tout individu possède une conception de la perfection qui engage son rapport à la vie, qu’elle soit explicitée par lui ou qu’elle soit seulement implicite à son être, qu’elle tienne du domaine privé ou qu’elles ait reçu une publicité à l’intérieur d’un groupe ou d’un ensemble auquel celui-là appartient. Cette représentation conceptuelle constitue son idéal et elle est le point de cristallisation du désir qui donne une énergie à son action, et de la volonté qui l’oriente vers une finalité objective et une destination précise. Or, en affirmant un idéal, et donc une conception de la perfection — car tout idéal suppose en son idée une perfection vers laquelle il serait légitime et souhaitable de tendre et d’aspirer —, tout discours remet en cause, par la présence et par la différence qui la caractérise, les idéaux de ceux qui sont appelés à l’entendre. Cette remise en question ne s’effectue, non pas d’une manière absolue certes, mais en raison du contexte sociologique et de la conjoncture sociale à l’intérieur desquels le discours est prononcé d’une manière qui fait autorité, en raison d’une qualité sociale ou individuelle, reconnue ou supposée telle par son auditoire, qui est la raison principale de la possibilité pour l’orateur — ou pour l’écrivain — d’énoncer formellement son propos. Or, sauf à être un galimatias incongru de mots et de syllabes sans signification aucune, tout discours visera à développer un thème susceptible de recueillir l’assentiment des auditeurs autour d’une idée fondamentale qui constitue la raison d’être du rassemblement que constitue la réunion d’un auditoire.
Cette idée est le thème du discours, lequel rejoint le goût des participants à entendre son énoncé, soit en vertu d’un intérêt intellectuel avéré pour le sujet exploré, soit en raison de l’espoir intime à trouver en celui-ci la réponse à un problème existentiel qui engage la raison d’être même de l’auditeur. Mais nonobstant cette distinction, la substance du propos énoncé se comparera, soit à des vues qui ont préalablement acquis, en d’autres contextes, une certaine crédibilité dans l’esprit des auditeurs et qui auront alors acquis, à l’intérieur de son esprit, le statut d’une certitude incontestable, soit à une compréhension implicite relative au thème sur laquelle se fonde une manière d’être coutumière et fortement ancrée dans les habitudes de l’individu — éventuellement d’une manière inextricable —. Il en résultera que, au-delà d’une certaine marge constituant le degré acceptable de l’incertitude que peut recevoir une conviction propre ou de la curiosité convenable suscitée par la nouveauté des idées énoncées, ces implications susceptibles d’être dégagées du propos énoncé, et de leur impact éventuel sur la manière d’être ou la qualité de la vie des auditeurs, sont susceptibles de susciter la dissonance.
Celle-ci acquiert alors une intensité et une proportion telles qu’une contestation s’impose alors chez ceux qui en font l’expérience, dès que l’écart entre les idées énoncées et celles qui, étant présentes dans l’imagination, sont estimées recevables — théoriquement ou pratiquement, pour des raisons morales ou existentielles — excède un seuil de tolérance jugé acceptable in foro interno, mais en tant qu’il exprime un sentiment vital général et collectif. Cette limite, qui est plus ou moins strictement dessinée et qui se manifeste subjectivement par la désolation et plus fortement encore par l’indignation, existe en vertu de schémas théoriques pré-établis dont les principes constituants sont jugés a priori incontestables ou d’espérances profondes qui craignent la douleur d’une frustration grave, lesquels pour l’un et l’autre se fondent sur des expériences existentielles antérieures, dont le propre est d’avoir acquis une valeur sociale dans le sens commun, et sont constituées d’un amalgame d’opinions fondamentales, estimées irréfutables et donc érigées par l’ensemble, par les individus qui le composent et par ceux qui en assurent le gouvernement et la direction, au statut de dogmes épistémiques. Ces opinions sont en même temps accompagnées chez eux du vif sentiment d’une adhésion à celles-ci qui est jugé nécessaire par tous les particuliers concernés, parce qu’il engage le sens même de la vie, ou à tout le moins celui qu’ils souhaiteraient ardemment qu’elle reçût, de sorte que le complexe de la croyance et de la conviction atteint le plan d’une foi existentielle inébranlable, que l’ensemble assume et sanctionne, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans le mouvement collectif qui s’ensuit.
Lorsque l’orateur ou l’écrivain présentent un thème, le critère fondamental de la justesse et de la valeur de son action est en principe la vérité avec laquelle il représente le sujet discuté — même lorsqu’il se constitue en anti-propos — , la prétention étant que le propos spécifiera des principes qui sont universels et nécessaires, c’est-à-dire universels parce qu’ils sont nécessaires et nécessaires parce qu’ils sont universels. L’association intime et complémentaire entre ces deux termes pourrait certes faire l’objet d’une critique — parce qu’une chose est estimée nécessaire en tel temps et en tel lieu, vaut-elle par autant pour tous les temps et tous les lieux ? parce qu’une chose est universelle en tel temps et en tel lieu, est-il pour autant nécessaire qu’elle y soit ou que cela soit pour tous les temps et tous les lieux ? « Vérité en-deçà des Pyrrhénées, erreur au-delà», disait Pascal [Pensées, 94], en reprenant le thème de la relativité des lois que Montaigne avait abordé près de trois-quarts de siècle plus tôt [Essais, II, 12] — .
Nonobstant cette considération cependant, le caractère double de l’universalité et de la nécessité d’un principe pourrait ne pas être évident pour tous, soit en raison du niveau d’abstraction trop élevé du principe, soit de sa complexité qui requiert un travail et une préparation de l’intellect présentement insuffisants à sa compréhension, soit en raison d’un défaut de l’interprétation des signifiants procédant d’une erreur d’émission, de transmission ou de réception de ceux-là, soit en raison simplement de leur irrecevabilité par des consciences déjà habitées par des principes, opposés ou simplement différents, mais néanmoins tenus pour être inébranlables et irréfutables, même lorsqu’elles sont mises en présence d’une évidence clairement présentée et articulée du contraire, auxquels ils accordent au préalable la valeur d’une croyance absolue, indiscutable et indubitable, à partir de laquelle toute déviation, même apparente, constituerait un reniement ou une apostasie.
D’où l’éventualité d’une dissonance intellectuelle qui, pour être levée, aurait recours: soit à la recherche de principes autres et meilleurs, pour ce qui est de la représentation adéquate de la vérité; soit au changement de son terrain thématique, dans l’espoir de parvenir à l’appréhension de vérités justes mais distinctes, susceptibles ultérieurement de compléter la vérité proposée en raison pour celle-ci de participer et de communier à une même instance essentielle suprême — la Vérité grand-v—; soit au retour à une conception thématique antérieure, préalable à celle qui ébranle des convictions ancrées et qui sont déjà, pour l’esprit concerné, le gage et l’évidence de cette Vérité absolue, en dehors, au-dessus et malgré toutes les autres formulations que l’on serait susceptible d’en faire.
Cependant, la lecture — et l’audition qui est son pendant, en un incroyable renversement qui a vu l’action originelle être remplacée par celle qui, avec l’invention de l’écriture et la généralisation de son usage, s’est substituée à elle — suppose qu’une telle fermeture de l’esprit ne s’est pas produite ou qu’une telle fermeté de la conviction ne s’est pas installée pour entraver toute nouvelle interprétation, toute extension et toute exploration en profondeur de la vérité, en tant qu’elle procède, sans la nier ni la sophistiquer, de la Vérité grand-v, dans ce qu’elle comporte de central et de fondamental. En somme, la lecture, comme l’écoute d’ailleurs, supposent une ouverture d’esprit susceptible d’accueillir de nouvelles convictions et de critiquer la vérité énoncée en vertu d’une conception logiquement et éventuellement ontologiquement préalable. Une telle éventualité se pose lorsque le cours de l’histoire a pu en occulter la pertinence et la justesse en l’altérant ou en réussissant à la mettre de côté complètement. Soit que pour accomplir cet effort d’épuration et de raffinement, elle en modifie l’expression reçue afin de la réconcilier avec cette conception, soit qu’elle découvre un rapprochement essentiel des significations qui accorde à la conception énoncée une équivalence effective à celle qui lui pré-existait, soit qu’elle transforme la conception antérieure de manière à la rendre encore plus conforme à la Vérité absolue dont elle s’aperçoit a priori et qui constitue l’idéal de la découverte et de l’apprentissage d’un savoir, en tant qu’elle est l’activité commune à tous les termes productifs de l’action discursive — l’orateur, l’enseignant, l’écrivain et leurs publics respectifs — .
Faire preuve de l’ouverture de l’esprit, dont la présence est implicitement signifiée dans l’acte de lire et auquel fait appel celle-ci pour en confirmer la positivité et l’utilité, c’est encore signaler un désir de connaître: c’est-à-dire de confronter son savoir à d’autres savoirs pour en confirmer la validité ou la remettre en question, un terme qui serait la première étape vers un perfectionnement de la connaissance; d’explorer et d’acquérir de nouvelles perspectives ou d’approfondir et d’étendre un point de vue existant; d’ouvrir de nouvelles avenues de recherche et de propulser vers l’avant des thématiques existantes; de synthétiser une multitude de savoirs ou de concentrer son attention intellectuelle uniquement sur un seul champ de connaissance ou sur plusieurs variantes de celui-ci. Voilà par conséquent quels sont les débouchés sur la voie de la connaissance auxquels prépare une disposition à se pencher sur les possibilités sémantiques, conceptuelles ou imaginatives, d’un texte.
Mais, comme nous l’avons discuté plus haut, vouloir parvenir à la vérité n’est pas avoir atteint à son essence ou à sa compréhension, ni avoir entrepris d’en réaliser concrètement les préceptes qui découlent de cette intelligence. Par ailleurs, cette action, ce déplacement progressif d’un point à l’autre sur la voie de la connaissance dont le point d’aboutissement dans l’infini est l’absolue et unique Vérité grand-v, dont les perspectives infiniment larges, profondes et élevées requièrent un esprit qui illustre une envergure appropriée à l’assimilation correspondante qui serait exigée de lui, suppose un déroulement indéterminé, dont l’ardeur de l’effort et l’intensité de l’engagement doivent rencontrer l’inspiration qui en forme dans l’esprit la matière et la substance de sa conception. Son concept décrit un moment à l’intérieur de l’expérience intellectuelle où s’opère un surgissement inattendu et spontané [l’eurèka d’Archimède, que personnifia avant lui le daimon de Socrate], pour redonner au mouvement de la découverte un élan nouveau, lequel fera cesser une interruption prolongée, qui semblait s’être installée indéfiniment sans issue entrevue.
Car sans l’inspiration, on ne saurait assurer que se produise effectivement un progrès de l’intelligence du lecteur, et la transformation de sa nature qui en résultera immanquablement, en admettant que soient pour l’essentiel discernés tous les champs de la signification du texte et leurs implications profondes et réelles. Cette inspiration sera soit immanente au texte, soit transcendante à lui, par les apports mystérieux qui sont apportés par l’auteur à l’intelligence et à la compréhension du texte et des sens qu’il y a infusés, pour assurer que l’interprétation que l’on en fait et que les évocations auxquelles il autorise sont à la fois justes, claires, compréhensives, approfondies et exactes, c’est-à-dire pertinentes et appropriées au sens originel dont le propos est le porteur. Car, sauf à être oisive, toute action tend à une perfection et les actions diffèrent entre elles seulement pour distinguer la nature de la perfection recherchée, le degré de leur efficace à la réaliser et la complétude de l’accomplissement qui par elle se réalise. Et à bien considérer la chose, au nom d’un traitement exhaustif de la question, même l’action oisive vit un rapport à la perfection en ce qu’elle évoque implicitement la satisfaction éprouvée devant l’excellence du niveau de la perfection qui a été atteint, à tout le moins une résignation devant l’accession à un niveau de perfection jugé suffisant, ou encore la conclusion que les causes de l’instauration de l’état actuel sont suffisamment inébranlables et réfractaires à une critique, pour invoquer à une prudente réserve devant les motifs de leur proposer des améliorations.
Ainsi, lorsque l’on affirme que lire, c’est parvenir à la vérité, c’est affirmer à la fois la croyance en l’existence de connaissances ignorées à établir ou de nouvelles connaissances à découvrir, le tout en supposant que celles-ci, pour qu’elles s’énoncent avec fidélité et constance, se fondent sur une condition primitive qui autorise à une telle qualité d’action, une substance primordiale et intégrale qui se révèle à la conscience avec l’effort de l’appréhender de manière à ce que celle-ci puisse accorder la pleine confiance à sa représentation, qu’elle correspond effectivement et adéquatement à l’essence de la chose aperçue et que, toutes les autres choses étant égales, cette perception restera invariable en l’absence de la variété des circonstances sous lesquelles elles sont aperçues. — Plérôme.
Réflexions et intuitions spontanées sur le sens de la Vie et sur la destinée de l'Homme. / Reflections and spontaneous thoughts on the meaning of Life and the destiny of Mankind. Globe of Blogs. // Annuaire Blog.
lundi, septembre 12, 2011
jeudi, août 18, 2011
10 — Lire, c’est la transformation intérieure de soi
La lecture est une affaire d’intériorisation et d’assimilation, le tout en vue de la transformation des consciences. Voilà ce que nous tenterons de démontrer en ce chapitre.
Le poids de la connaissance
Posons un problème hypothétique. Nous savons qu’à une époque, il importait presque autant au lecteur de savoir quels étaient les livres qui figuraient à l’intérieur de la bibliothèque des penseurs de renom que de connaître la pensée dont il se serait laissé infuser. Il y avait peut-être là une manière d’apprécier quelle fut la véritable originalité de ces hommes d’esprit puisque, en sachant quels auteurs les avaient inspirés et quels thèmes ceux-ci étaient susceptibles d’avoir abordé, toute nouveauté, toute expansion des perspectives, toute signification inédite dans l’interprétation des propos et des événements passés, toute interpolation quant à leur portée future et à la signification qu’ils pourraient comporter pour l’avenir, toute nouvelle proposition de principes et de lois, toute formulation et toute conceptualisation créatrices servant à communiquer une impression ou un état d’âme, bref toute innovation intellectuelle, stylistique ou spirituelle susceptible d’enrichir, d’orienter, de réorienter ou de dynamiser l’esprit d’éventuels lecteurs pourrait se voir attribuée à leur génie personnel plutôt qu’à une savante imitation des auteurs contemporains ou passés, d’autant plus susceptible d’échapper à l’observation des critiques que l’identité de ceux-ci resterait inconnue, si par ailleurs la source réelle de leur inspiration leur échappait toujours.
Mais précisément, jusqu’à quel point le profit que tire le lecteur d’une lecture ou d’une série de lectures, tendrait-elle à l’imitation, i.e. à l’appropriation du propos d’autrui pour en faire le sien, de manière à susciter en soi les conditions d’une identification à la matière énoncée par un maître à penser et aux conséquences implicites qui découlent de ses découvertes, de ses conjectures, de ses vérités et de sa sagesse, à se fondre entièrement en lui et à devenir tel qu’il serait s’il habitait le corps de son disciple ? Posée autrement, la question devient de savoir s’il est possible qu’une pensée soit conçue comme étant à ce point significative et vraie qu’elle puisse se substituer, en ceux qui sont exposés à elle, à toute forme autre de pensée et créer, en ceux qu’elle assimile, comme des sosies, des doubles, des ombres du penseur originel, dont la substance de l’esprit, telle qu’elle se communique par son enseignement, vivrait désormais à travers eux, peut-être même au détriment de sa propre vitalité.
Une telle issue est en effet paradoxale, puisqu’en cherchant à donner la vie, le penseur se priverait lui-même de la condition essentielle par excellence par lequel cette vivification se réaliserait, i.e. sa présence réelle effective auprès de ceux qui seraient réceptifs à son influence. Car n’est-ce pas le motif fondamental de tout penseur et de tout enseignant que celui de donner la vie à ses auditeurs et à ses charges, en leur proposant des manières de voir qui, étant vraies, i.e. conformes à la réalité des choses, leur permettraient de mieux adapter leur être personnel et individuel à la raison de celles-ci, lorsqu’elle est prépondérante, ou de mieux former les choses à la raison de cet être, lorsque la possibilité en existe et qu’une telle action transformatrice est estimée souhaitable et peut-être même impérative ?
Une relation archétype
Cette question pourrait sembler oisive: mais pourtant elle est au cœur de l’une des relations philosophiques les plus importantes qui aient marqué l’histoire de la philosophie et qui a trouvé sa contrepartie seulement dans celles qui, à travers tout l’Orient, uniront par des liens privilégiés les initiateurs religieux et leurs disciples. C’est une forme de relation qui s’est progressivement éteinte avec l’invention et le développement de l’écriture d’abord, puis de l’invention de la technologie de la reproduction et de la propagation des livres, que lancèrent en un premier temps la calligraphie et la transcription des manuscrits et que continuèrent ensuite l’impression mécanographique et la transmission informatique. Car, avec ces innovations, le message ne dépendit plus désormais d’auditeurs rassemblés pour se répandre parmi la population. Bien plus, elle apportèrent avec elles les conditions d’un isolement nécessaire dorénavant à sa propagation parmi les esprits solitaires. Comme l’écriture qui en fournit l’éclosion, la lecture est une activité qui, pour accomplir son effet particulier caractéristique, s’exercera en solitaire, dans l’intimité des consciences qui se rencontrent par l’intermédiaire d’une technologie.
Peut-être la singularité du problème posé pour l’histoire de la philosophie s’explique-t-elle par le désir, chez les Grecs, de s’émanciper de toutes les formes orientales, lesquelles trouvaient leur accomplissement dans le lien de personne à personne qui unissait le maître à ses disciples. Ceux-ci devenaient alors les dépositaires choisis d’un enseignement qu’ils avaient reçu la mission de disséminer, en prenant garde surtout de ne pas en altérer le message essentiel, voire même qu’ils pourraient l’adapter aux situations qui en éprouveraient la vérité, en témoignage surtout du caractère sacré de l’initiateur que la Divinité a choisi, a inspiré, a béni et consacré. Cette exclusivité faisait de l’élu le réceptacle et le vaisseau vivants d’un secret dont la connaissance entière est réservée à lui seul, mais dont l’utilité se traduirait en bienfaits inestimables et capitaux pour l’humanité, avec la consigne qu’il reçoit en même temps d’en partager, au gré de son inspiration et des moments en laquelle elle s’exerçait, l’esprit et la matière auprès d’autres messagers, jugés dignes de participer avec lui au sacerdoce et à l’œuvre de la Divinité.
Nous faisons allusion ici à la relation que Socrate entretenait avec ses disciples, dont le plus renommé d’entre eux fut Platon, lequel se fit en quelque sorte l’«évangéliste» du Maître, en consignant sous formes de dialogues les propos de celui-ci, alors qu’il était engagé dans son rapport avec des questionneurs qui parfois étaient des apprentis sincères, engagés sur la voie de la sagesse, et requéraient du Maître qu’il clarifie sa pensée, mais qui aussi souvent se révélaient des protagonistes et des détracteurs. Ceux-ci, avec leurs savantes interventions et leur questionnement subtil, pour ne pas dire cauteleux et sophistiqué, menaient avec lui un genre de danse de la mort qui devait se solder, soit par le discrédit philosophique de Socrate, si par mégarde il s’aventurait à prononcer un propos malheureux qui faussait sa réputation de sage, soit par son discrédit politique, si par malheur la teneur de son discours portait son auditoire à voir en lui un ennemi de la Cité.
Nous savons tous que l’issue qui prévalut fut la seconde et que les chefs d’accusation, portés devant le tribunal de la Héliée — de s’être montré l’ennemi des dieux athéniens et le corrupteur de la jeunesse —, qui lui valut une condamnation à boire la ciguë, était à la fois religieux (ce qui témoigna de la sagacité philosophique de Socrate, puisque ses ennemis durent s’aventurer sur un autre terrain de l’esprit pour l’inculper avec succès) et politique (ce qui révéla quels étaient les intérêts véritables de cet exercice diffamant et calomniateur: car si on invoquait une affaire de mœurs idéologiques, celle-ci passait par la nature d’une influence qui, étant reconnue par les esprits éclairés de l’époque comme caractérisant la plus haute substance philosophique et morale, ne pouvait donc être matériellement établie). D’ailleurs, si l’on accorde aux écrits de Platon une valeur apologétique, autant que dialectique et didactique, on ne peut cesser de voir en leur propos l’illustration du caractère mensonger des accusations portées contre Socrate, en présentant quelle pût être l’excellence à la fois de la vérité de son propos et de la vertu de son caractère.
Mais passons outre à ce point, pour simplement affleurer cette autre considération, dont l’approfondissement ferait l’objet d’une discussion indépendante et plus poussée en elle-même, mais qui nous porte à nous interroger sur l’originalité des écrits et par conséquent de la doctrine de Platon, compte tenu de son intention apologétique à l’égard de la réhabilitation de la mémoire de son Maître. L’interrogation serait pertinente surtout pour ses premiers écrits, alors que le souvenir de Socrate était toujours présent dans l’esprit de Platon et que celui-ci n’avait pas encore acquis le recul qui lui permettrait de dégager sa propre pensée, mais la question peut aussi englober leur ensemble, lorsqu’elle se pose à la lumière du fait de la présence de Socrate comme protagoniste principal à l’intérieur de la plupart des dialogues platoniciens.
En d’autres mots, quelle originalité réelle peut-on prêter aux enseignements de Platon et quelle est la part de ceux-ci qui ne serait que la traduction savante et l’interprétation élaborée et fidèle des doctrines socratiques ? Car s’il advenait que cette seconde option se vérifiât, ne serait-on pas en droit de voir en l’expression «doctrine platonicienne», l’énoncé d’un attribut qui priverait Socrate du crédit qui reviendrait à un réel génie philosophique et encyclopédique, voire de la vieille école traditionaliste puisque, pour devenir le ferment espéré à l’intérieur des consciences, son propos s’en remettait uniquement à la fidélité de la mémoire et de la parole de ses disciples pour disséminer et répandre l’essentiel de sa doctrine. D’ailleurs, la valeur sacrée de celle-ci avait été reconnue par la Pythie de Delphes, une prêtresse du dieu Apollon, qui avait déclaré ne connaître «personne de plus sage» que Socrate [Apologie 21a], et Socrate lui-même croyait qu’il était rien de moins que choisi par le dieu pour la transmettre au peuple athénien [Apologie 28e].
Mais si la première option prévaut, quelle évaluation du caractère de Platon ne serait-on pas légitimé à faire, d’ainsi utiliser comme un faire-valoir de ses propres conceptions, un sage Maître à qui lui-même accorderait une qualité insurpassable, ou à tout le moins une vertu intellectuelle et morale qui le lavait de tout soupçon devant les reproches formels qui lui étaient adressés. Rappelons au souvenir de tous que les imputations étaient à ce point graves que l’on requit contre Socrate l’exécution capitale sous la forme d’un suicide juridique (auquel pouvait assister ses proches cependant). En somme, poser la question de la relation intellectuelle et philosophique qui unissait Platon et Socrate, telle qu’elle se révélerait dans les écrits du disciple qui met en scène son Maître, pour l’exhausser et le disculper dans les consciences des générations futures, c’est poser en même temps celle de la fidélité du dépositaire d’un enseignement et de l’originalité à laquelle celui-ci pourrait prétendre. Car une imitation pure et simple, de la part du disciple, pourrait mener à un parricide intellectuel, un «meurtre du père» pour utiliser une expression malheureuse et allégorique de la psychanalyse contemporaine, lequel se substituerait alors au Maître pour recueillir les lauriers d’une pensée dont il devrait explicitement accréditer la véritable source.
Car il y a bel et bien eu une telle usurpation, du moins en partie, de l’esprit de Socrate par celui de Platon, sinon sciemment et volontairement de la part de celui-ci, mais néanmoins effectivement, puisqu’une telle substitution était favorisée par le cours dynamique de l’histoire — qui avec le temps tendit à accorder à Platon la paternité exclusive de la substance de son discours — et par l’entorse au droit dont fut victime le Sylène grec, qui causa que sa pensée dût être interprétée par un successeur pour être préservée. Cet amalgame de causes nous fait aujourd’hui désigner comme étant la doctrine platonicienne, ce qui fut en réalité l’enseignement socratique, pour reléguer Socrate à n’être plus que le simple figurant d’un drame dont il tiendrait en réalité le rôle principal. Car un critique impartial aurait peine à s’imaginer que les propos tenus par Socrate dans l’Apologie et dans le Phèdre furent simplement une transposition, dans la bouche du Socrate mourant, uniquement des thèses et des principes philosophiques de Platon, alors que celui-ci se reconnaissait comme étant simplement l’un des nombreux témoins du sacrifice de Socrate à l’idéal politique civique athénien. Mais la tentation est grande cependant de succomber à cette illusion qui ferait de Platon l’inventeur des théories philosophiques sublimes sur la nature de l’âme, de la mort et de la métempsycose dont Socrate se ferait seulement l’interprète.
L’imitation
Or, n’assisterait-on pas à une substitution semblable dès qu’un enseignant ou un auteur, en faisant la preuve d’une originalité dans ses opinions, écrites ou énoncées, ne rencontrerait pas la même disposition à faire preuve de créativité chez ceux qu’il inspire, sans que ces lecteurs ou ces étudiants n’accréditent la source réelle de leur sagesse et de leur idéologie empruntée, tout en épousant et en faisant leurs les principes et la substance des propos que propage celle-là, une action accomplie en vue d’enrichir et de former les esprits qui voudront bien l’écouter ou le lire ? Peut-on entièrement éliminer que n’influe un esprit sur un autre, lorsque l’un d’entre eux est en position d’exercer un tel ascendant, pour conclure que, dans ses ouvrages, celui-ci fut l’exemplaire inimitable d’une originalité purement créative ? Quelle part accorder alors à l’imitation dans le développement de cette originalité, si l’on ne réussit pas à exclure la l’opération et la fonction sociale de l’influence, i.e. de l’effet formateur d’un enseignant ou d’un auteur sur un élève ou un lecteur, lorsqu’il y a lieu d’en supposer l’actualité ?
Car si on nie la possibilité et l’exercice effectif d’un tel rapport, aussi bien nier la relation pédagogique et l’importance sociale qui est généralement accordée à celle-ci et que serait censée jouer en ce sens toute fonction instructive et éducative. Mais si par ailleurs, on dénie au lecteur ou à l’étudiant quelque possibilité créative ou quelque réalisation véritablement originale, autant faire reposer uniquement sur les capacités de l’auteur ou du professeur les changements et les transformations intellectuelles et sociales susceptibles de se réaliser en ceux-là et leur dénier a priori la possibilité d’illustrer quelque intelligence créatrice, lorsque les épigones sont engagés dans leurs rapports avec eux-mêmes, sous la forme d’une réflexion approfondie, et avec la société, lorsqu’elle s’avère le destinataire des propos contenus dans un discours formel ou de la forme d’une œuvre artistique.
Poser la question de l’imitation, c’est donc faire beaucoup plus que s’interroger sur la valeur du plagiat, lorsque cette imitation passe pour avoir un mobile ultérieur. Elle nous porte à nous interroger sur la nature de l’influence et surtout sur celle que souhaite exercer l’auteur sur ses lecteurs ou encore le professeur sur ses étudiants, une influence qui ne prend pas uniquement la forme d’une transformation des idées et des valeurs, mais aussi celle d’une altération des conduites, souvent imperceptible et graduelle, et une incitation à l’action. Car l’écrivain, comme le professeur, n’est pas seulement un communicateur de pensées ou d’idées, il ne vise pas seulement un changement dans les perspectives et les valeurs, ou à tout le moins leur remise en question, en proposant à des points de vue établis à l’intérieur de la conscience, qui ne sont pas sans avoir une valeur en soi, lorsqu’ils reflètent, peut-être même sous la forme de préjugés, un rapport formateur avec l’expérience et une réflexion préalable pour en dégager des leçons de vie ainsi que des conceptions autres et différentes. Celles-ci seront appelées à interpeller, d’un point de vue transcendant, à la fois le sens herméneutique de la conscience réceptive, sa capacité à reconnaître les significations véhiculées dans le texte verbal, écrit ou prononcé; son sens heuristique, la faculté en lui de reconnaître les apports nouveaux à son expérience individuelle, telle qu’il l’a vécue, et d’en apprécier la pertinence au développement de nouveaux schémas, intellectuels ou émotionnels, qui deviendront des éléments régulateurs des conduites ou constitutifs des actions; ainsi que son sens esthétique, l’habileté à voir en la manière dont les choses sont présentées à la conscience, des formes susceptibles d’émulation et d’adapter adéquatement sa propre manière d’être à des circonstances et des situations analogues et, peut-être même en les modifiant, les généraliser à des situations nouvelles.
L’émulation
L’émulation: voilà quel est le concept-clef. Elle est en quelque sorte une action hybride qui s’interpose entre un autrui compétent, i.e. apte à réaliser une action ou une conception, et un sujet, qui n’est pas lui-même sans posséder une compétence, mais dont celle-ci serait — à tort ou à raison, par soi, par autrui ou par les deux à la fois — estimée moindre pour une action à mener ou une conception à réaliser, tout en étant perfectible, avec l’effort et la pratique appropriés, et susceptible d’être reconnue par des individus qui se sont eux-mêmes avéré compétents et se révèlent en plus lucides et animés de bonne foi. Bref, elle illustre une relation de réciprocité mutuelle en laquelle un apprenant se situe sur la voie de l’acquisition et de l’actualisation d’une compétence avérée et reconnue et qui, afin de se perfectionner dans la direction désirée et voulue, s’inspire pour cela de celle d’un ou de plusieurs modèles ayant précédemment acquis ce statut. Or, si cette inspiration est possible, c’est qu’il a été donné à l’apprenant l’occasion d’opérer en lui cet effet et que, par conséquent, il est devenu un élément implicite de la relation entre le modèle — l’auteur, le professeur ou un autre — et son épigone, à l’intérieur d’une situation qui suscite l’émulation, pour ne pas dire le désir, c’est-à-dire la condition nécessaire du passage d’un degré de perfection moindre vers un degré de perfection plus accomplie.
L’émulation repose encore sur une relation qui est naturelle, quoique ses fins soient culturelles, puisque la transmission d’un savoir ou d’une méthode s’insèrent à l’intérieur du processus de l’acculturation et de l’institutionnalisation de l’activité prévue à cette fin. Ainsi, non seulement la relation d’émulation vise-t-elle le perfectionnement des compétences individuelles, laquelle n’exclut pas le perfectionnement moral, lorsque la fin visée explicitement ou est requise implicitement par celle-là est le perfectionnement de l’épigone, mais encore cette visée est-elle une fonction du droit naturel qui reconnaît en chacun des participants au processus une nature commune et essentielle sur laquelle agit la démarche formatrice. C’est en plus une nature qui est susceptible de répondre à ces éléments de la relation qui favoriseront l’acquisition des compétences désirées et le perfectionnement moral requis afin d’en assimiler adéquatement les éléments et d’en généraliser l’usage à l’ensemble social, i.e. à la population susceptible d’en recevoir les bénéfices et les effets désirés.
Le droit naturel I
Or, le droit naturel invoqué aura pour effet d’inspirer formellement, par ses principes, les relations d’émulation, de les encadrer, de les régulariser, de les ordonner et de les orienter. Ce sont des relations qui peuvent être soit horizontales, soit verticales, soit un amalgame des deux, selon que l’apprentissage recherché trouverait son aboutissement dans l’enseignement formel ou dans l’échange informel et que ses activités émanent d’une autorité reconnue ou simplement d’une intelligence éduquée et savante, engagée sur la voie de l’acquisition d’une éducation, d’une vertu et d’une science plus poussées et possédant néanmoins une conception et une compréhension, susceptibles d’être valorisées par un esprit averti, puisqu’elles sont aptes à contribuer à celles d’autrui et de les enrichir, autant matériellement que formellement, lorsqu’elles s’adresseront aux trois sens — herméneutique, heuristique et esthétique — qui furent mentionnés plus haut.
Le droit naturel, tel qu’il s’applique aux êtres humains, prescrit qu’en général, tout individu possède le droit d’être respecté dans sa finalité personnelle propre, lorsqu’elle est en harmonie avec une finalité collective idéale, laquelle répond aux plus hautes aspirations de la conscience humaine et aux moyens requis pour la réaliser, en autant où lui-même aura respecté autrui dans sa finalité humaine propre et tout en n’étant pas empêché ou entravé par celui-ci de parcourir à la même destination. En fait, c’est un devoir de mutualité qui repose sur la reconnaissance intégrale d’autrui comme étant un autre soi-même, ce qui suppose en même temps la reconnaissance de ses virtualités, de ses actualisations et de ses réalisations propres — une attitude et une disposition qui supposent une ouverture bienveillante et désintéressée à la personne d’autrui —, comme chacun souhaiterait être reconnu à son tour, en vertu des potentialités et des accomplissements réels et véritables qui sont les siens et des occasions que ces possibilités lui offrent de faire valoir celles-ci en les transformant en celles-là.
La question de la fortune
Faisons remarquer qu’une telle conception n’évacue nullement la question de la fortune, en tant que celle-ci favoriserait les uns plutôt que les autres. Tout dans la nature repose sur une interaction entre la volonté (laquelle est, quant à une fin poursuivie, la culmination de l’effectivité des autres facultés de l’esprit et du cœur, dans l’intention et dans l’effort de réalisation qui en résulte) et les occasions qui lui sont données de se réaliser. Celles-ci ne sont pas en définitive du ressort de sa propre volonté individuelle, même si elles autorisent à une action libre et déterminante sur elles afin de les transformer et de réaliser les possibilités entrevues en elles, lequel fait mène à conclure en une agence extérieure à soi qui serve de raison explicative à leur production. Car quel que soit le bonheur et la valeur d’une réalisation, elle dépendra toujours, pour son actualisation, d’une matière qui lui est préalablement et entièrement donnée.
On peut nommer celle-ci simplement hasard, pour signifier un concours de circonstances dont l’agencement ne nous mène pas à poser une causalité intentionnelle pour en expliquer la présence et le déroulement et qui serait inscrit à même la nature physique des choses, sans que celle-ci ne soit interrogée et comprise comme révélant, et peut-être même comme ayant la possibilité de le faire, quelque causalité hyperphysique ou métaphysique.
On peut encore la désigner du nom d’autorité en reconnaissance du fait de volontés supérieures et d’un champ axiologique culturel et historique qui exigent des volontés particulières qu’elles obtempèrent et qu’elles obéissent à aux normes, aux prescriptions et aux lois — lesquelles sont l’expression de la finalité collective idéale —, ainsi qu’aux individus chargés de les administrer et de les faire respecter, dans l’exercice compétent, civilisé et bienveillant de leurs fonctions, et fondent cette exigence sur un droit légitime et sur la possibilité d’un recours à la force prépondérante, pour en conférer et en assurer l’effectivité, en vertu de conditions et de provisions énoncées par ces principes obligatoires. Ce droit serait issu d’un État politique souverain ou encore d’un jeu de forces physiques et humaines, par lequel cet État, soit se transformerait de l’intérieur, soit se verrait remplacé de l’extérieur, par voie de subversion, d’annexion ou de conquête, au nom toujours du principe de la finalité collective idéale, et du bien qui serait susceptible d’en résulter pour l’ensemble politique qu’elle privilégie, une notion qui est susceptible néanmoins de recevoir une diversité d’interprétations, dont la compatibilité et la complémentarité ne sont pas toujours garanties.
Ou on peut voir en elle plutôt l’expression d’une Volonté divine, pour signifier la supposition, fondée sur la conviction intime et profonde que la suite des événements et des actions répond finalement à une intentionnalité qui, étant implicitement à l’œuvre à l’intérieur de ceux-là, est celle qui donne un sens ultime à l’histoire. Une telle interprétation s’impose à l’esprit en reconnaissance de ce que les événements ne sauraient résulter simplement du jeu aléatoire des forces aveugles de la nature ni convenir à l’exercice des puissances trop limitées de la nature humaine, pour en définir la direction, en planifier et en réaliser les termes, ainsi qu’en corriger et en préciser la trajectoire.
La Volonté divine
Elle est une intentionnalité générale, c’est-à-dire transcendante, que révèlent les prodiges inexplicables, les événements miraculeux et les accomplissements merveilleux, des occurrences occasionnelles et extraordinaires que documentent les annales de l’histoire, recueillies grâce au travail consciencieux d’intelligences humbles, désintéressées et lucides, qui sont ouvertes donc sur une phénoménologie qui dépasserait même les sphères les plus élevées de l’entendement humain et qui par conséquent serait attribuable à une Volonté souveraine et suprême. Celle-ci manifesterait en dernier ressort son intentionnalité sur le monde et sur ses unités constitutives — les peuples, les États, les sociétés et les ethnies — à travers les événements de l’histoire, les relations entre les peuples, la constitution et le gouvernement des États et des institutions publiques, privées et sociales, y compris celles qui sont dédiées à l’épanouissement et à la sauvegarde des individus, le commerce (non pas restreint au négoce et aux transactions à des fins monétaires) et les institutions financières, écologiques, économiques et enfin la culture, la religion et les arts, ainsi que les moyens d’en favoriser le développement et de protéger l’activité spirituelle, esthétique et morale qui en est le principe originel et fondateur.
C’est une intentionnalité qui n’exclut pas la possibilité d’une intervention divine, dont le caractère exceptionnel se révèle dans le mot qui est employé pour en décrire l’opération et le produit — un miracle ou un prodige, c’est-à-dire une merveille, une chose extraordinaire et admirable —. Mais elle repose surtout sur l’activité commandée par une conjoncture de consciences libres, liées entre elles de manière générale par une même intention et une même finalité morales, plus ou moins valables et plus ou moins justifiables en raison de la conception du bien qui est défendue et affirmée par elles et l’exclusivité avec laquelle elles se proposent de la réaliser. Les consciences se justifient à elle-mêmes les déterminations opérées par elles sur la nature et sur la culture (une nature transformée et édifiée) en invoquant des critères moraux dont, en toute bonne conscience, elles conçoivent la définition et appliquent les mesures de leur action conjuguée dans l’expérience collective. Ce sont des consciences sages et sincères, parfois coopératives et parfois antagonistes, parfois guidées par un sens de l’émulation et parfois par des dispositions inamicales, des consciences qui entrent en interaction dynamique avec d’autres consciences, liées entre elles de manière analogue autour de principes différents et parfois divergents, pour faire intervenir à l’occasion des forces transcendantes inférieures, mais participant à des degrés divers à la Volonté divine suprême. Ces puissances s’inspirent éventuellement de la connaissance qu’ils peuvent en posséder ou se donnent le prétexte d’un appel à une Autorité suprême et elles ont le pouvoir, illustrant la liberté, soit d’exacerber Celle-ci dans le sens de Ses prescriptions, soit de L’infléchir — bon gré, mal gré — dans un sens contraire à Ses ordonnances sages et formelles.
Car la Volonté divine rend possible dès l’origine, par le sentiment de la liberté qu’Elle insuffle à la nature du monde vivant de l’esprit et qu’elle cultive en elle, d’opter en faveur d’un parcours qui réalise de manière optimale un idéal transcendant ou de préférer une finalité plus immédiate et plus concrète, plus près des désirs propres à une nature sensible et charnelle. Plus encore, Elle assiste de Sa grâce ceux qui se sont engagés sincèrement et résolument à parcourir dans l’absolu, selon la compréhension qu’ils en ont, une conception optimale et idéale et Elle secourt ceux dont la résolution ultime est ferme, malgré les versatilités occasionnelles et parfois déterminantes, issues d’une nature sensible précaire, qui pourraient compromettre, si elle était laissée à elle-même, le terme que la résolution, et l’espérance qui lui est associée, anticipent comme étant le plus parfait, le plus désirable et par conséquent le plus juste à être désiré et voulu pour soi.
En somme, si les phénomènes prodigieux sont en soi extraordinaires, ils nous distraient souvent de la vérité qui veuille que le plus grand des prodiges réside en la vie, en la conscience et en la liberté de l’homme, de participer consciemment et consciencieusement à son propre avenir et d’en déterminer le cours, non pas absolument, mais d’une manière qui maximise dans le sens de son désir et du bien qui sous-tend celui-ci, la possibilité d’une issue heureuse pour l’individu qui est animé de bonne volonté ainsi que pour l’humanité en général, le tout sous l’œil d’une Puissance transcendante bienveillante, dont la volonté définitive consiste à vouloir le bien-être ultime de l’homme — autant l’espèce que l’individu par lequel celle-ci se réalise — et d’intervenir à l’occasion d’une manière inespérée en vue de sa réalisation légitime.
La reconnaissance d’autrui
Reconnaître autrui, en vertu du droit naturel, c’est faire la reconnaissance des virtualités, puisque celles-ci fournissent la matière individuelle innée de la possibilité d’être d’une certaine manière — en vertu des dispositions, des talents, des goûts, des ressources individuelles (intelligence, sensibilité, courage, convictions profondes) que chacun puisse exprimer — de manière à permettre à la conscience particulière de faire face adéquatement aux situations qui lui sont présentées, pour en défier le pouvoir effectif de se maintenir face à elles, de les surmonter et ce faisant raffermir le caractère qui les possède. Cette propension s’accomplit en vue de subir de nouvelles épreuves ou de relever de nouveaux défis encore plus grands encore, qui parsèment la route de la perfection — pour en confirmer la présence en la personne ou réaliser en elle la disposition à la cultiver — et qu’il sera nécessaire de surmonter avec encore plus de bonheur et de compétence.
Reconnaître autrui, c’est aussi faire la reconnaissance de ses réalisations, car si celles-ci dépendent d’une capacité à se recruter devant les difficultés pour en aplanir les obstacles et les former à sa volonté, non seulement requièrent-elles que les virtualités existent pour que leur transformation mène à l’accomplissement souhaité, mais aussi que celle-ci bénéficie d’un appui social adéquat et des possibilités naturelles nécessaires, dont le concours serait essentiel à la réussite projetée et dont l’absence signifierait éventuellement la transformation de la victoire souhaitée, anticipée et possible, au mieux en une réalisation incomplète, c’est-à-dire moins parfaite et admirable que cela aurait été possible autrement et, au pire, en un échec plus probable et peut-être plus certain.
De telle sorte que, pourrait-on dire, le destin, c’est la réalisation, pour soi et pour autrui, des desseins de la Providence, en autant que toutes les virtualités individuelles et collectives qui y sont disposées ou le deviendront, aient été mises à contribution sur le mode de la coopération et malgré que toutes les intentions et tous les événements contraires se soient manifestés et concertés pour en empêcher la réalisation. Cette action globale se déroule sur le triple terrain: de la liberté, qui autorise à la connaissance de ces augustes desseins — voire implicite, immédiate, sentie ou pressentie — et à l’action coopérative en vue de la participation de chacun à leur réalisation; de la justice, qui établit les conditions objectives formelles et matérielles du devoir que chacun a l’obligation d’assumer et d’endosser avec responsabilité en vue de parcourir à cet accomplissement; de la charité, qui est nulle autre que l’amour constant, fidèle et profond, de cette justice et de tous ceux qu’elle vise, lequel se manifeste par la contribution de la volonté de chacun à sa réalisation effective, selon les moyens qui leur sont propres; et de la grâce — certains la nommeront la fortune ou la chance, sans pour cela ni reconnaître dans leur esprit, ni s’en référer à une sphère existentielle transcendante — qui vient suppléer aux carences, momentanées ou constantes, des consciences inspirées moralement à réaliser ces desseins et résolues à affronter toutes les épreuves en vue de parcourir cette finalité et de parvenir à la fin prescrite par elle, mais néanmoins caractérisées par une précarité qui ne pourrait jamais espérer, en l’absence d’une aide surnaturelle — de cette fortune ou de cette chance —, atteindre à la plénitude ardemment désirée et pleinement voulue.
Reconnaître autrui enfin, c’est faire la reconnaissance de la situation naturelle, qui est nécessairement caractérisée par une plasticité des éventualités qu’elle offre pour rendre possible le succès, même en dépit de l’opposition de facteurs, de situations et de conjonctures hautement problématiques, qui est nulle autre que la rencontre de la fin escomptée, à laquelle les individus disposés à la réaliser se dévoueront entièrement et heureusement, avec la grâce de Dieu. On pourrait aller jusqu’à affirmer que plus une situation est difficile, plus il est nécessaire que doive exister, en elle et comme obscurcie par l’apparence générale de la conjoncture, l’occasion qui permettra de transformer l’échec qui s’annonce en une réussite inespérée. Celle-ci prendra alors l’aspect d’un exploit, dont la possibilité pourra éventuellement être dite miraculeuse ou prodigieuse, par ceux-là mêmes qui ont participé au déroulement de l’action, en des capacités distinctes et selon la sollicitation qui se fera de leurs capacités et facultés, et pourront alors fidèlement témoigner, à l’intérieur d’une période historique déterminée, de la succession des épisodes et de l’agencement continu et effectif des éléments, autant humains que vivants que physiques, lorsqu’ils auront pris une direction inespérée et un cours inattendu. Celui-ci culminera en une issue dont ils pourront se féliciter, avec bonheur et soulagement, mais seulement en rétrospective, puisque l’immédiateté (pour ne pas dire l’urgence) du sentiment devant une situation problématique requiert une attention soutenue et dirigée par une conscience claire et lucide ainsi qu’une action sûre et sans hésitation, lesquelles reporteront à un moment ultérieur plus serein, lorsque le problème a été surmonté et l’échec évité, les réflexions sérieuses et profondes et les rétrospectives nombreuses et agréables susceptibles d’en naître.
Voilà en quoi, de manière générale, la fortune importe à l’issue heureuse et en particulier à celle où les réalisations n’étaient pas immédiatement assurées par la conjoncture des virtualités qui s’associaient en vue d’en apporter l’accomplissement éventuel, alors qu’une multitude d’imprévus et de contre-temps, d’obstacles et d’oppositions semblaient se conjuguer pour en retarder l’échéance et peut-être même réduire à néant l’espérance que celle-ci ne survînt jamais.
Le droit naturel II
Revenons maintenant à la question du droit naturel, tel qu’il éclaire implicitement l’éducation et plus spécifiquement l’écriture, ainsi que la lecture qui en est la contrepartie. Car si l’écrivain exerce son art, c’est toujours avec en vue d’en proposer le produit au lecteur; mais auparavant, l’écrivain devient presque toujours le premier lecteur de son œuvre, lorsqu’il se met en situation, en se relisant, de constater le résultat de ses réflexions et d’en critiquer autant la matière qui y est réfléchie ainsi que la forme de cette transmission. Aucun auteur n’échappe à cet acte de la relecture tellement il est intime à l’action de produire une œuvre dont le premier jet n’en est souvent qu’une esquisse et une approximation. Cette action permet de supposer que, sauf à vouloir se tromper lui-même ou encore être disposé à se leurrer en vertu d’une croyance naïve en l’excellence de ses propres talents et de ses propres capacités, autant à percevoir adéquatement la vérité qu’à en transmettre fidèlement et complètement le contenu, que viendrait anéantir la réalité de ses propres productions, telle qu’un critique impartial serait, objectivement et de manière désintéressée, en droit de le constater, l’évaluation par l’auteur de sa production immédiate et spontanée s’exerce en vertu d’un critère d’excellence qui est implicite à son jugement et qu’à travers elle, il transporte jusque dans son œuvre.
Pour en réaliser l’efficace, elle passe par un changement de rôle délibéré, celui de l’écrivain agissant en et par son œuvre à celui du lecteur qui, se laissant affecter par elle, se met en position de l’apprécier, en vertu des critères de sincérité, de lucidité, de vérité, d’originalité et de normativité. C’est une transposition qui constitue en quelque sorte l’accession de la conscience à un soi-même transcendant, susceptible de s’abstraire du rôle subjectif de créateur, de considérer l’œuvre qui est issu de cette situation unique et privilégiée et d’apprécier, au nom d’un auditoire archétype, collectif et abstrait, dont l’auteur se ferait la personnification en endossant son nouveau rôle de critique, voire d’un critique intéressé par la qualité d’un écrit dont il est lui-même responsable, la valeur de sa propre opération intellectuelle et de sa propre production scripturaire, telle qu’elle se compare audit critère d’excellence. En somme, en devenant le premier lecteur de son œuvre, et en cherchant, d’une manière aussi impartiale et désintéressée que possible, s’il a rencontré les cinq (5) critères fondamentaux que seraient susceptible de rencontrer et d’apprécier en son ouvrage, tout lecteur honnête et doué d’une conscience mature et développée, l’écrivain se substitue temporairement à celui-ci afin de constituer et de générer une opinion personnelle qui anticiperait sur celle de ce dernier.
De sorte que, ayant accompli consciencieusement et fidèlement cette substitution passagère, l’auteur serait apte à en conclure qu’il a retrouvé dans son œuvre la présence manifeste desdits critères: de la sincérité — la capacité de révéler en elle sa pensée telle qu’elle se révèle à celui qui en est l’auteur —; de la lucidité — celle d’accomplir cette transparence avec toute la pénétration requise pour qu’elle atteigne à la justesse, à la complétude et à la profondeur maximales —; de la vérité — celle de faire concorder fidèlement sa pensée avec la réalité, telle qu’elle lui apparaît mais aussi telle qu’elle est susceptible d’être aperçue par autrui, lorsqu’il l’aura rencontrée dans son expérience personnelle et que son imagination sera susceptible de se la représenter sous le même regard que celui proposé par l’auteur, en vertu d’une nature commune qui dispose chacun à vivre d’une manière analogue des expériences semblables —; de l’originalité — celui de révéler, sous le couvert de l’œuvre, le génie d’une individualité qui, même si elle participe à une nature humaine commune, s’illustre néanmoins comme étant particulière à soi, i.e. individuelle et irréductible à celle de tout autre, en vertu d’une unicité qui, renvoie au mystère incommensurable et profond de chacun, participant au grand mystère de la création, et à l’expérience diverse, complexe, variée et inépuisable qui le forme et lui donne à la fois une apparence objective à l’intérieur des multiples facettes de l’existence et une consistance subjective qu’entretiennent le sentiment, la conscience, la mémoire et le souvenir au moment où ils se révèlent à l’intelligence —; et de la normativité — la référence à des critères explicites de la communication qui s’ancrent dans la nature d’un esprit commun et des moyens objectifs, des outils de communication, y compris la parole, et des règles communes qui en conditionnent l’usage, par lequel il serait susceptible de se révéler à un public, d’être reçu avec intelligence par lui et d’être compris par tout être, doué de cœur et de raison —. Mais aussi qu’il s’est mis en situation d’apprécier son propos comme le ferait un lecteur archétype, qui est à la fois ouvert sur la nature intrinsèque des propositions, des principes et des découvertes renfermées en lui et susceptible de reconnaître la valeur et l’importance éventuelles de la contribution qui en résulteront à la culture dont le discours émane, en raison de l’excellence, de la vérité et de l’universalité des idées qui y sont énoncées et des principes qui y sont défendus.
Comme l’enseignement, dont elle est devenue avec l’histoire le complément indispensable, l’écriture a pour mission de contribuer à la finalité propre à chacun de ceux auxquels ils sont destinés, en vertu de répondre à cette finalité, en même temps qu’à celle de l’enseignant ou de l’écrivain. Cette activité réciproque repose donc sur une mutualité des consciences qui sont intégralement reconnues, en vertu d’une capacité réelle et avérée, dans l’exercice des compétences qui président à leur rayonnement, selon des perspectives distinctes cependant, puisque le rôle de l’enseignant comme celui de l’écrivain demeure actif et créateur alors que celui de l’étudiant ou du lecteur tend plutôt à être réceptif — ce qui n’exclut pas à la fois les contributions de l’étudiant au contexte pédagogique à l’intérieur duquel il participe et auxquelles un éducateur véritable ne saurait rester insensible et l’activité implicite à l’effort herméneutique et heuristique requis pour, en pénétrant les arcanes du propos formateur, les intérioriser et leur permettre d’agir sur la conscience — et évocateur des conceptions intellectuelles et des expériences personnelles susceptibles d’éclairer pour soi les propos de l’enseignant et/ou de l’auteur. Cet éclaircissement mènera à la possibilité, pour l’épigone, de s’identifier à eux en vertu d’une nature commune et de leur accorder une crédibilité et une plausibilité comme étant vraisemblables, à défaut de pouvoir leur prêter un assentiment inébranlable et une certification personnelle, fondée sur une conception implicite qui prétend à la complétude autant qu’à l’exhaustivité, d’une vérité aussi irréfutable qu’elle est sûre et certaine, parce qu’elle est fondée par une expérience significative qui, en son genre, est aussi déterminante qu’elle est définitive. Car tel est le travail de la conscience critique qui consiste à séparer le bon grain de l’ivraie et de considérer tout propos énoncé ou toute rédaction à la lumière d’une conception de l’excellence et de la perfection que chacun transporte en soi, autant idéalement, comme étant naturellement possible, que sous la forme la plus haute qu’il ait été donné à l’esprit de la voir se réaliser, pour lui comparer la réalisation objective, tel que l’idée ou l’œuvre sont susceptibles de la représenter, et conclure quant à leur également ou à leur dépassement par celles-ci ou, au contraire, au défaut de celles-ci à rencontrer le niveau de complétude et de plénitude qu’elles laissaient espérer et encourageaient ardemment à rencontrer.
L’effet de transformation
Or, c’est en tant que l’on peut dire d’une œuvre, et cela d’une manière désintéressée, qu’elle a excédé et surpassé les expectatives entretenues in foro interno à son égard, d’une excellence et d’une perfection à rencontrer, que celle-ci possède un pouvoir de transformation sur le spectateur et qu’elle éveille en lui le désir d’émulation, dont la première phase, plus ou moins consciente et plus ou moins assumée, est toujours l’imitation qui permet d’explorer et de prendre conscience de sa propre originalité. Car c’est en imitant un modèle que l’épigone dresse la limite intérieure d’une originalité possible, puisque il est toujours conscient alors de reprendre la réalisation d’autrui en la sienne. Sauf à trouver quelque intérêt — vénal (parce que cela rapporte), pervers (par envie ou par convoitise) ou simplement servile (parce qu’une personne en autorité le commande) — à faire passer l’accomplissement d’autrui pour le sien propre, le fait de ne pas être entièrement soi, en sacrifiant à des considérations accidentelles et superflues, pour ne pas dire indignes, toute l’originalité et tout le mystère personnel auquel il peut prétendre, lorsqu’un effort est accompli imparfaitement par soi, incite à prendre conscience de cette incomplétude et à combler le vide laissé par lui, en cherchant à parfaire ce mystère et à réaliser l’originalité qui renvoie à lui et puise de son fond inépuisable, pour révéler un génie qui est proprement le sien et appartient à nul autre qu’à soi.
Tel est l’effet de l’enseignement, ainsi que de l’écriture publique et de la lecture savante qui en sont une spécification, voire totalement justifiable et nécessaire: en proposant des vues et des avenues, autant théoriques que pratiques, autant idéelles, fondées sur l’aperception dans l’esprit d’une possibilité seulement entrevue et non encore éprouvée, que réelles, qui, ayant puisé aux possibilités idéelles et, ayant choisi parmi celles-ci, ces voies qui seraient conformes aux possibilités qu’une conjoncture actuelle et concrète serait prête à recevoir, ils visent à une réalisation effective sous la forme d’un ouvrage achevé, occupant un espace-temps précis et susceptible d’être estimé par la généralité. Ils créent alors éventuellement une transformation de l’univers intellectuel subjectif et, par conséquent, du monde sensible objectif, des populations visées par ce contenu, les incitant par la suite à se questionner sur la valeur des idées et des conceptions présentées, relativement à une conception implicite et peut-être même explicite de l’excellence et de la perfection, pour éventuellement en jouir, en un premier temps, sous la forme de la satisfaction éprouvée devant une fin réalisée, puis se résoudre à le surpasser en excellence et en perfection, en un second moment, lorsque la conscience est apte à conclure qu’a été rencontré le critère optimal contre lequel le produit final était comparé.
Sans une intériorisation et une assimilation de ce contenu, tout le travail idéel et imaginatif et tout l’effort de dépassement, que ce travail requiert et qui inscrit l’œuvre dans l’histoire comme représentant une nouvelle étape sur le long chemin du perfectionnement de l’humanité, telle que la culture d’appartenance en témoigne, et non pas seulement comme étant un monument dont on ne saurait sur le moment entrevoir qu’il puisse un jour être égalé ou même surpassé en excellence et en perfection, pour découvrir en son concepteur et en son auteur trouver un rival et un émule, dont les réalisations futures puissent être encore plus heureuses et complètes. — Plérôme.
Le poids de la connaissance
Posons un problème hypothétique. Nous savons qu’à une époque, il importait presque autant au lecteur de savoir quels étaient les livres qui figuraient à l’intérieur de la bibliothèque des penseurs de renom que de connaître la pensée dont il se serait laissé infuser. Il y avait peut-être là une manière d’apprécier quelle fut la véritable originalité de ces hommes d’esprit puisque, en sachant quels auteurs les avaient inspirés et quels thèmes ceux-ci étaient susceptibles d’avoir abordé, toute nouveauté, toute expansion des perspectives, toute signification inédite dans l’interprétation des propos et des événements passés, toute interpolation quant à leur portée future et à la signification qu’ils pourraient comporter pour l’avenir, toute nouvelle proposition de principes et de lois, toute formulation et toute conceptualisation créatrices servant à communiquer une impression ou un état d’âme, bref toute innovation intellectuelle, stylistique ou spirituelle susceptible d’enrichir, d’orienter, de réorienter ou de dynamiser l’esprit d’éventuels lecteurs pourrait se voir attribuée à leur génie personnel plutôt qu’à une savante imitation des auteurs contemporains ou passés, d’autant plus susceptible d’échapper à l’observation des critiques que l’identité de ceux-ci resterait inconnue, si par ailleurs la source réelle de leur inspiration leur échappait toujours.
Mais précisément, jusqu’à quel point le profit que tire le lecteur d’une lecture ou d’une série de lectures, tendrait-elle à l’imitation, i.e. à l’appropriation du propos d’autrui pour en faire le sien, de manière à susciter en soi les conditions d’une identification à la matière énoncée par un maître à penser et aux conséquences implicites qui découlent de ses découvertes, de ses conjectures, de ses vérités et de sa sagesse, à se fondre entièrement en lui et à devenir tel qu’il serait s’il habitait le corps de son disciple ? Posée autrement, la question devient de savoir s’il est possible qu’une pensée soit conçue comme étant à ce point significative et vraie qu’elle puisse se substituer, en ceux qui sont exposés à elle, à toute forme autre de pensée et créer, en ceux qu’elle assimile, comme des sosies, des doubles, des ombres du penseur originel, dont la substance de l’esprit, telle qu’elle se communique par son enseignement, vivrait désormais à travers eux, peut-être même au détriment de sa propre vitalité.
Une telle issue est en effet paradoxale, puisqu’en cherchant à donner la vie, le penseur se priverait lui-même de la condition essentielle par excellence par lequel cette vivification se réaliserait, i.e. sa présence réelle effective auprès de ceux qui seraient réceptifs à son influence. Car n’est-ce pas le motif fondamental de tout penseur et de tout enseignant que celui de donner la vie à ses auditeurs et à ses charges, en leur proposant des manières de voir qui, étant vraies, i.e. conformes à la réalité des choses, leur permettraient de mieux adapter leur être personnel et individuel à la raison de celles-ci, lorsqu’elle est prépondérante, ou de mieux former les choses à la raison de cet être, lorsque la possibilité en existe et qu’une telle action transformatrice est estimée souhaitable et peut-être même impérative ?
Une relation archétype
Cette question pourrait sembler oisive: mais pourtant elle est au cœur de l’une des relations philosophiques les plus importantes qui aient marqué l’histoire de la philosophie et qui a trouvé sa contrepartie seulement dans celles qui, à travers tout l’Orient, uniront par des liens privilégiés les initiateurs religieux et leurs disciples. C’est une forme de relation qui s’est progressivement éteinte avec l’invention et le développement de l’écriture d’abord, puis de l’invention de la technologie de la reproduction et de la propagation des livres, que lancèrent en un premier temps la calligraphie et la transcription des manuscrits et que continuèrent ensuite l’impression mécanographique et la transmission informatique. Car, avec ces innovations, le message ne dépendit plus désormais d’auditeurs rassemblés pour se répandre parmi la population. Bien plus, elle apportèrent avec elles les conditions d’un isolement nécessaire dorénavant à sa propagation parmi les esprits solitaires. Comme l’écriture qui en fournit l’éclosion, la lecture est une activité qui, pour accomplir son effet particulier caractéristique, s’exercera en solitaire, dans l’intimité des consciences qui se rencontrent par l’intermédiaire d’une technologie.
Peut-être la singularité du problème posé pour l’histoire de la philosophie s’explique-t-elle par le désir, chez les Grecs, de s’émanciper de toutes les formes orientales, lesquelles trouvaient leur accomplissement dans le lien de personne à personne qui unissait le maître à ses disciples. Ceux-ci devenaient alors les dépositaires choisis d’un enseignement qu’ils avaient reçu la mission de disséminer, en prenant garde surtout de ne pas en altérer le message essentiel, voire même qu’ils pourraient l’adapter aux situations qui en éprouveraient la vérité, en témoignage surtout du caractère sacré de l’initiateur que la Divinité a choisi, a inspiré, a béni et consacré. Cette exclusivité faisait de l’élu le réceptacle et le vaisseau vivants d’un secret dont la connaissance entière est réservée à lui seul, mais dont l’utilité se traduirait en bienfaits inestimables et capitaux pour l’humanité, avec la consigne qu’il reçoit en même temps d’en partager, au gré de son inspiration et des moments en laquelle elle s’exerçait, l’esprit et la matière auprès d’autres messagers, jugés dignes de participer avec lui au sacerdoce et à l’œuvre de la Divinité.
Nous faisons allusion ici à la relation que Socrate entretenait avec ses disciples, dont le plus renommé d’entre eux fut Platon, lequel se fit en quelque sorte l’«évangéliste» du Maître, en consignant sous formes de dialogues les propos de celui-ci, alors qu’il était engagé dans son rapport avec des questionneurs qui parfois étaient des apprentis sincères, engagés sur la voie de la sagesse, et requéraient du Maître qu’il clarifie sa pensée, mais qui aussi souvent se révélaient des protagonistes et des détracteurs. Ceux-ci, avec leurs savantes interventions et leur questionnement subtil, pour ne pas dire cauteleux et sophistiqué, menaient avec lui un genre de danse de la mort qui devait se solder, soit par le discrédit philosophique de Socrate, si par mégarde il s’aventurait à prononcer un propos malheureux qui faussait sa réputation de sage, soit par son discrédit politique, si par malheur la teneur de son discours portait son auditoire à voir en lui un ennemi de la Cité.
Nous savons tous que l’issue qui prévalut fut la seconde et que les chefs d’accusation, portés devant le tribunal de la Héliée — de s’être montré l’ennemi des dieux athéniens et le corrupteur de la jeunesse —, qui lui valut une condamnation à boire la ciguë, était à la fois religieux (ce qui témoigna de la sagacité philosophique de Socrate, puisque ses ennemis durent s’aventurer sur un autre terrain de l’esprit pour l’inculper avec succès) et politique (ce qui révéla quels étaient les intérêts véritables de cet exercice diffamant et calomniateur: car si on invoquait une affaire de mœurs idéologiques, celle-ci passait par la nature d’une influence qui, étant reconnue par les esprits éclairés de l’époque comme caractérisant la plus haute substance philosophique et morale, ne pouvait donc être matériellement établie). D’ailleurs, si l’on accorde aux écrits de Platon une valeur apologétique, autant que dialectique et didactique, on ne peut cesser de voir en leur propos l’illustration du caractère mensonger des accusations portées contre Socrate, en présentant quelle pût être l’excellence à la fois de la vérité de son propos et de la vertu de son caractère.
Mais passons outre à ce point, pour simplement affleurer cette autre considération, dont l’approfondissement ferait l’objet d’une discussion indépendante et plus poussée en elle-même, mais qui nous porte à nous interroger sur l’originalité des écrits et par conséquent de la doctrine de Platon, compte tenu de son intention apologétique à l’égard de la réhabilitation de la mémoire de son Maître. L’interrogation serait pertinente surtout pour ses premiers écrits, alors que le souvenir de Socrate était toujours présent dans l’esprit de Platon et que celui-ci n’avait pas encore acquis le recul qui lui permettrait de dégager sa propre pensée, mais la question peut aussi englober leur ensemble, lorsqu’elle se pose à la lumière du fait de la présence de Socrate comme protagoniste principal à l’intérieur de la plupart des dialogues platoniciens.
En d’autres mots, quelle originalité réelle peut-on prêter aux enseignements de Platon et quelle est la part de ceux-ci qui ne serait que la traduction savante et l’interprétation élaborée et fidèle des doctrines socratiques ? Car s’il advenait que cette seconde option se vérifiât, ne serait-on pas en droit de voir en l’expression «doctrine platonicienne», l’énoncé d’un attribut qui priverait Socrate du crédit qui reviendrait à un réel génie philosophique et encyclopédique, voire de la vieille école traditionaliste puisque, pour devenir le ferment espéré à l’intérieur des consciences, son propos s’en remettait uniquement à la fidélité de la mémoire et de la parole de ses disciples pour disséminer et répandre l’essentiel de sa doctrine. D’ailleurs, la valeur sacrée de celle-ci avait été reconnue par la Pythie de Delphes, une prêtresse du dieu Apollon, qui avait déclaré ne connaître «personne de plus sage» que Socrate [Apologie 21a], et Socrate lui-même croyait qu’il était rien de moins que choisi par le dieu pour la transmettre au peuple athénien [Apologie 28e].
Mais si la première option prévaut, quelle évaluation du caractère de Platon ne serait-on pas légitimé à faire, d’ainsi utiliser comme un faire-valoir de ses propres conceptions, un sage Maître à qui lui-même accorderait une qualité insurpassable, ou à tout le moins une vertu intellectuelle et morale qui le lavait de tout soupçon devant les reproches formels qui lui étaient adressés. Rappelons au souvenir de tous que les imputations étaient à ce point graves que l’on requit contre Socrate l’exécution capitale sous la forme d’un suicide juridique (auquel pouvait assister ses proches cependant). En somme, poser la question de la relation intellectuelle et philosophique qui unissait Platon et Socrate, telle qu’elle se révélerait dans les écrits du disciple qui met en scène son Maître, pour l’exhausser et le disculper dans les consciences des générations futures, c’est poser en même temps celle de la fidélité du dépositaire d’un enseignement et de l’originalité à laquelle celui-ci pourrait prétendre. Car une imitation pure et simple, de la part du disciple, pourrait mener à un parricide intellectuel, un «meurtre du père» pour utiliser une expression malheureuse et allégorique de la psychanalyse contemporaine, lequel se substituerait alors au Maître pour recueillir les lauriers d’une pensée dont il devrait explicitement accréditer la véritable source.
Car il y a bel et bien eu une telle usurpation, du moins en partie, de l’esprit de Socrate par celui de Platon, sinon sciemment et volontairement de la part de celui-ci, mais néanmoins effectivement, puisqu’une telle substitution était favorisée par le cours dynamique de l’histoire — qui avec le temps tendit à accorder à Platon la paternité exclusive de la substance de son discours — et par l’entorse au droit dont fut victime le Sylène grec, qui causa que sa pensée dût être interprétée par un successeur pour être préservée. Cet amalgame de causes nous fait aujourd’hui désigner comme étant la doctrine platonicienne, ce qui fut en réalité l’enseignement socratique, pour reléguer Socrate à n’être plus que le simple figurant d’un drame dont il tiendrait en réalité le rôle principal. Car un critique impartial aurait peine à s’imaginer que les propos tenus par Socrate dans l’Apologie et dans le Phèdre furent simplement une transposition, dans la bouche du Socrate mourant, uniquement des thèses et des principes philosophiques de Platon, alors que celui-ci se reconnaissait comme étant simplement l’un des nombreux témoins du sacrifice de Socrate à l’idéal politique civique athénien. Mais la tentation est grande cependant de succomber à cette illusion qui ferait de Platon l’inventeur des théories philosophiques sublimes sur la nature de l’âme, de la mort et de la métempsycose dont Socrate se ferait seulement l’interprète.
L’imitation
Or, n’assisterait-on pas à une substitution semblable dès qu’un enseignant ou un auteur, en faisant la preuve d’une originalité dans ses opinions, écrites ou énoncées, ne rencontrerait pas la même disposition à faire preuve de créativité chez ceux qu’il inspire, sans que ces lecteurs ou ces étudiants n’accréditent la source réelle de leur sagesse et de leur idéologie empruntée, tout en épousant et en faisant leurs les principes et la substance des propos que propage celle-là, une action accomplie en vue d’enrichir et de former les esprits qui voudront bien l’écouter ou le lire ? Peut-on entièrement éliminer que n’influe un esprit sur un autre, lorsque l’un d’entre eux est en position d’exercer un tel ascendant, pour conclure que, dans ses ouvrages, celui-ci fut l’exemplaire inimitable d’une originalité purement créative ? Quelle part accorder alors à l’imitation dans le développement de cette originalité, si l’on ne réussit pas à exclure la l’opération et la fonction sociale de l’influence, i.e. de l’effet formateur d’un enseignant ou d’un auteur sur un élève ou un lecteur, lorsqu’il y a lieu d’en supposer l’actualité ?
Car si on nie la possibilité et l’exercice effectif d’un tel rapport, aussi bien nier la relation pédagogique et l’importance sociale qui est généralement accordée à celle-ci et que serait censée jouer en ce sens toute fonction instructive et éducative. Mais si par ailleurs, on dénie au lecteur ou à l’étudiant quelque possibilité créative ou quelque réalisation véritablement originale, autant faire reposer uniquement sur les capacités de l’auteur ou du professeur les changements et les transformations intellectuelles et sociales susceptibles de se réaliser en ceux-là et leur dénier a priori la possibilité d’illustrer quelque intelligence créatrice, lorsque les épigones sont engagés dans leurs rapports avec eux-mêmes, sous la forme d’une réflexion approfondie, et avec la société, lorsqu’elle s’avère le destinataire des propos contenus dans un discours formel ou de la forme d’une œuvre artistique.
Poser la question de l’imitation, c’est donc faire beaucoup plus que s’interroger sur la valeur du plagiat, lorsque cette imitation passe pour avoir un mobile ultérieur. Elle nous porte à nous interroger sur la nature de l’influence et surtout sur celle que souhaite exercer l’auteur sur ses lecteurs ou encore le professeur sur ses étudiants, une influence qui ne prend pas uniquement la forme d’une transformation des idées et des valeurs, mais aussi celle d’une altération des conduites, souvent imperceptible et graduelle, et une incitation à l’action. Car l’écrivain, comme le professeur, n’est pas seulement un communicateur de pensées ou d’idées, il ne vise pas seulement un changement dans les perspectives et les valeurs, ou à tout le moins leur remise en question, en proposant à des points de vue établis à l’intérieur de la conscience, qui ne sont pas sans avoir une valeur en soi, lorsqu’ils reflètent, peut-être même sous la forme de préjugés, un rapport formateur avec l’expérience et une réflexion préalable pour en dégager des leçons de vie ainsi que des conceptions autres et différentes. Celles-ci seront appelées à interpeller, d’un point de vue transcendant, à la fois le sens herméneutique de la conscience réceptive, sa capacité à reconnaître les significations véhiculées dans le texte verbal, écrit ou prononcé; son sens heuristique, la faculté en lui de reconnaître les apports nouveaux à son expérience individuelle, telle qu’il l’a vécue, et d’en apprécier la pertinence au développement de nouveaux schémas, intellectuels ou émotionnels, qui deviendront des éléments régulateurs des conduites ou constitutifs des actions; ainsi que son sens esthétique, l’habileté à voir en la manière dont les choses sont présentées à la conscience, des formes susceptibles d’émulation et d’adapter adéquatement sa propre manière d’être à des circonstances et des situations analogues et, peut-être même en les modifiant, les généraliser à des situations nouvelles.
L’émulation
L’émulation: voilà quel est le concept-clef. Elle est en quelque sorte une action hybride qui s’interpose entre un autrui compétent, i.e. apte à réaliser une action ou une conception, et un sujet, qui n’est pas lui-même sans posséder une compétence, mais dont celle-ci serait — à tort ou à raison, par soi, par autrui ou par les deux à la fois — estimée moindre pour une action à mener ou une conception à réaliser, tout en étant perfectible, avec l’effort et la pratique appropriés, et susceptible d’être reconnue par des individus qui se sont eux-mêmes avéré compétents et se révèlent en plus lucides et animés de bonne foi. Bref, elle illustre une relation de réciprocité mutuelle en laquelle un apprenant se situe sur la voie de l’acquisition et de l’actualisation d’une compétence avérée et reconnue et qui, afin de se perfectionner dans la direction désirée et voulue, s’inspire pour cela de celle d’un ou de plusieurs modèles ayant précédemment acquis ce statut. Or, si cette inspiration est possible, c’est qu’il a été donné à l’apprenant l’occasion d’opérer en lui cet effet et que, par conséquent, il est devenu un élément implicite de la relation entre le modèle — l’auteur, le professeur ou un autre — et son épigone, à l’intérieur d’une situation qui suscite l’émulation, pour ne pas dire le désir, c’est-à-dire la condition nécessaire du passage d’un degré de perfection moindre vers un degré de perfection plus accomplie.
L’émulation repose encore sur une relation qui est naturelle, quoique ses fins soient culturelles, puisque la transmission d’un savoir ou d’une méthode s’insèrent à l’intérieur du processus de l’acculturation et de l’institutionnalisation de l’activité prévue à cette fin. Ainsi, non seulement la relation d’émulation vise-t-elle le perfectionnement des compétences individuelles, laquelle n’exclut pas le perfectionnement moral, lorsque la fin visée explicitement ou est requise implicitement par celle-là est le perfectionnement de l’épigone, mais encore cette visée est-elle une fonction du droit naturel qui reconnaît en chacun des participants au processus une nature commune et essentielle sur laquelle agit la démarche formatrice. C’est en plus une nature qui est susceptible de répondre à ces éléments de la relation qui favoriseront l’acquisition des compétences désirées et le perfectionnement moral requis afin d’en assimiler adéquatement les éléments et d’en généraliser l’usage à l’ensemble social, i.e. à la population susceptible d’en recevoir les bénéfices et les effets désirés.
Le droit naturel I
Or, le droit naturel invoqué aura pour effet d’inspirer formellement, par ses principes, les relations d’émulation, de les encadrer, de les régulariser, de les ordonner et de les orienter. Ce sont des relations qui peuvent être soit horizontales, soit verticales, soit un amalgame des deux, selon que l’apprentissage recherché trouverait son aboutissement dans l’enseignement formel ou dans l’échange informel et que ses activités émanent d’une autorité reconnue ou simplement d’une intelligence éduquée et savante, engagée sur la voie de l’acquisition d’une éducation, d’une vertu et d’une science plus poussées et possédant néanmoins une conception et une compréhension, susceptibles d’être valorisées par un esprit averti, puisqu’elles sont aptes à contribuer à celles d’autrui et de les enrichir, autant matériellement que formellement, lorsqu’elles s’adresseront aux trois sens — herméneutique, heuristique et esthétique — qui furent mentionnés plus haut.
Le droit naturel, tel qu’il s’applique aux êtres humains, prescrit qu’en général, tout individu possède le droit d’être respecté dans sa finalité personnelle propre, lorsqu’elle est en harmonie avec une finalité collective idéale, laquelle répond aux plus hautes aspirations de la conscience humaine et aux moyens requis pour la réaliser, en autant où lui-même aura respecté autrui dans sa finalité humaine propre et tout en n’étant pas empêché ou entravé par celui-ci de parcourir à la même destination. En fait, c’est un devoir de mutualité qui repose sur la reconnaissance intégrale d’autrui comme étant un autre soi-même, ce qui suppose en même temps la reconnaissance de ses virtualités, de ses actualisations et de ses réalisations propres — une attitude et une disposition qui supposent une ouverture bienveillante et désintéressée à la personne d’autrui —, comme chacun souhaiterait être reconnu à son tour, en vertu des potentialités et des accomplissements réels et véritables qui sont les siens et des occasions que ces possibilités lui offrent de faire valoir celles-ci en les transformant en celles-là.
La question de la fortune
Faisons remarquer qu’une telle conception n’évacue nullement la question de la fortune, en tant que celle-ci favoriserait les uns plutôt que les autres. Tout dans la nature repose sur une interaction entre la volonté (laquelle est, quant à une fin poursuivie, la culmination de l’effectivité des autres facultés de l’esprit et du cœur, dans l’intention et dans l’effort de réalisation qui en résulte) et les occasions qui lui sont données de se réaliser. Celles-ci ne sont pas en définitive du ressort de sa propre volonté individuelle, même si elles autorisent à une action libre et déterminante sur elles afin de les transformer et de réaliser les possibilités entrevues en elles, lequel fait mène à conclure en une agence extérieure à soi qui serve de raison explicative à leur production. Car quel que soit le bonheur et la valeur d’une réalisation, elle dépendra toujours, pour son actualisation, d’une matière qui lui est préalablement et entièrement donnée.
On peut nommer celle-ci simplement hasard, pour signifier un concours de circonstances dont l’agencement ne nous mène pas à poser une causalité intentionnelle pour en expliquer la présence et le déroulement et qui serait inscrit à même la nature physique des choses, sans que celle-ci ne soit interrogée et comprise comme révélant, et peut-être même comme ayant la possibilité de le faire, quelque causalité hyperphysique ou métaphysique.
On peut encore la désigner du nom d’autorité en reconnaissance du fait de volontés supérieures et d’un champ axiologique culturel et historique qui exigent des volontés particulières qu’elles obtempèrent et qu’elles obéissent à aux normes, aux prescriptions et aux lois — lesquelles sont l’expression de la finalité collective idéale —, ainsi qu’aux individus chargés de les administrer et de les faire respecter, dans l’exercice compétent, civilisé et bienveillant de leurs fonctions, et fondent cette exigence sur un droit légitime et sur la possibilité d’un recours à la force prépondérante, pour en conférer et en assurer l’effectivité, en vertu de conditions et de provisions énoncées par ces principes obligatoires. Ce droit serait issu d’un État politique souverain ou encore d’un jeu de forces physiques et humaines, par lequel cet État, soit se transformerait de l’intérieur, soit se verrait remplacé de l’extérieur, par voie de subversion, d’annexion ou de conquête, au nom toujours du principe de la finalité collective idéale, et du bien qui serait susceptible d’en résulter pour l’ensemble politique qu’elle privilégie, une notion qui est susceptible néanmoins de recevoir une diversité d’interprétations, dont la compatibilité et la complémentarité ne sont pas toujours garanties.
Ou on peut voir en elle plutôt l’expression d’une Volonté divine, pour signifier la supposition, fondée sur la conviction intime et profonde que la suite des événements et des actions répond finalement à une intentionnalité qui, étant implicitement à l’œuvre à l’intérieur de ceux-là, est celle qui donne un sens ultime à l’histoire. Une telle interprétation s’impose à l’esprit en reconnaissance de ce que les événements ne sauraient résulter simplement du jeu aléatoire des forces aveugles de la nature ni convenir à l’exercice des puissances trop limitées de la nature humaine, pour en définir la direction, en planifier et en réaliser les termes, ainsi qu’en corriger et en préciser la trajectoire.
La Volonté divine
Elle est une intentionnalité générale, c’est-à-dire transcendante, que révèlent les prodiges inexplicables, les événements miraculeux et les accomplissements merveilleux, des occurrences occasionnelles et extraordinaires que documentent les annales de l’histoire, recueillies grâce au travail consciencieux d’intelligences humbles, désintéressées et lucides, qui sont ouvertes donc sur une phénoménologie qui dépasserait même les sphères les plus élevées de l’entendement humain et qui par conséquent serait attribuable à une Volonté souveraine et suprême. Celle-ci manifesterait en dernier ressort son intentionnalité sur le monde et sur ses unités constitutives — les peuples, les États, les sociétés et les ethnies — à travers les événements de l’histoire, les relations entre les peuples, la constitution et le gouvernement des États et des institutions publiques, privées et sociales, y compris celles qui sont dédiées à l’épanouissement et à la sauvegarde des individus, le commerce (non pas restreint au négoce et aux transactions à des fins monétaires) et les institutions financières, écologiques, économiques et enfin la culture, la religion et les arts, ainsi que les moyens d’en favoriser le développement et de protéger l’activité spirituelle, esthétique et morale qui en est le principe originel et fondateur.
C’est une intentionnalité qui n’exclut pas la possibilité d’une intervention divine, dont le caractère exceptionnel se révèle dans le mot qui est employé pour en décrire l’opération et le produit — un miracle ou un prodige, c’est-à-dire une merveille, une chose extraordinaire et admirable —. Mais elle repose surtout sur l’activité commandée par une conjoncture de consciences libres, liées entre elles de manière générale par une même intention et une même finalité morales, plus ou moins valables et plus ou moins justifiables en raison de la conception du bien qui est défendue et affirmée par elles et l’exclusivité avec laquelle elles se proposent de la réaliser. Les consciences se justifient à elle-mêmes les déterminations opérées par elles sur la nature et sur la culture (une nature transformée et édifiée) en invoquant des critères moraux dont, en toute bonne conscience, elles conçoivent la définition et appliquent les mesures de leur action conjuguée dans l’expérience collective. Ce sont des consciences sages et sincères, parfois coopératives et parfois antagonistes, parfois guidées par un sens de l’émulation et parfois par des dispositions inamicales, des consciences qui entrent en interaction dynamique avec d’autres consciences, liées entre elles de manière analogue autour de principes différents et parfois divergents, pour faire intervenir à l’occasion des forces transcendantes inférieures, mais participant à des degrés divers à la Volonté divine suprême. Ces puissances s’inspirent éventuellement de la connaissance qu’ils peuvent en posséder ou se donnent le prétexte d’un appel à une Autorité suprême et elles ont le pouvoir, illustrant la liberté, soit d’exacerber Celle-ci dans le sens de Ses prescriptions, soit de L’infléchir — bon gré, mal gré — dans un sens contraire à Ses ordonnances sages et formelles.
Car la Volonté divine rend possible dès l’origine, par le sentiment de la liberté qu’Elle insuffle à la nature du monde vivant de l’esprit et qu’elle cultive en elle, d’opter en faveur d’un parcours qui réalise de manière optimale un idéal transcendant ou de préférer une finalité plus immédiate et plus concrète, plus près des désirs propres à une nature sensible et charnelle. Plus encore, Elle assiste de Sa grâce ceux qui se sont engagés sincèrement et résolument à parcourir dans l’absolu, selon la compréhension qu’ils en ont, une conception optimale et idéale et Elle secourt ceux dont la résolution ultime est ferme, malgré les versatilités occasionnelles et parfois déterminantes, issues d’une nature sensible précaire, qui pourraient compromettre, si elle était laissée à elle-même, le terme que la résolution, et l’espérance qui lui est associée, anticipent comme étant le plus parfait, le plus désirable et par conséquent le plus juste à être désiré et voulu pour soi.
En somme, si les phénomènes prodigieux sont en soi extraordinaires, ils nous distraient souvent de la vérité qui veuille que le plus grand des prodiges réside en la vie, en la conscience et en la liberté de l’homme, de participer consciemment et consciencieusement à son propre avenir et d’en déterminer le cours, non pas absolument, mais d’une manière qui maximise dans le sens de son désir et du bien qui sous-tend celui-ci, la possibilité d’une issue heureuse pour l’individu qui est animé de bonne volonté ainsi que pour l’humanité en général, le tout sous l’œil d’une Puissance transcendante bienveillante, dont la volonté définitive consiste à vouloir le bien-être ultime de l’homme — autant l’espèce que l’individu par lequel celle-ci se réalise — et d’intervenir à l’occasion d’une manière inespérée en vue de sa réalisation légitime.
La reconnaissance d’autrui
Reconnaître autrui, en vertu du droit naturel, c’est faire la reconnaissance des virtualités, puisque celles-ci fournissent la matière individuelle innée de la possibilité d’être d’une certaine manière — en vertu des dispositions, des talents, des goûts, des ressources individuelles (intelligence, sensibilité, courage, convictions profondes) que chacun puisse exprimer — de manière à permettre à la conscience particulière de faire face adéquatement aux situations qui lui sont présentées, pour en défier le pouvoir effectif de se maintenir face à elles, de les surmonter et ce faisant raffermir le caractère qui les possède. Cette propension s’accomplit en vue de subir de nouvelles épreuves ou de relever de nouveaux défis encore plus grands encore, qui parsèment la route de la perfection — pour en confirmer la présence en la personne ou réaliser en elle la disposition à la cultiver — et qu’il sera nécessaire de surmonter avec encore plus de bonheur et de compétence.
Reconnaître autrui, c’est aussi faire la reconnaissance de ses réalisations, car si celles-ci dépendent d’une capacité à se recruter devant les difficultés pour en aplanir les obstacles et les former à sa volonté, non seulement requièrent-elles que les virtualités existent pour que leur transformation mène à l’accomplissement souhaité, mais aussi que celle-ci bénéficie d’un appui social adéquat et des possibilités naturelles nécessaires, dont le concours serait essentiel à la réussite projetée et dont l’absence signifierait éventuellement la transformation de la victoire souhaitée, anticipée et possible, au mieux en une réalisation incomplète, c’est-à-dire moins parfaite et admirable que cela aurait été possible autrement et, au pire, en un échec plus probable et peut-être plus certain.
De telle sorte que, pourrait-on dire, le destin, c’est la réalisation, pour soi et pour autrui, des desseins de la Providence, en autant que toutes les virtualités individuelles et collectives qui y sont disposées ou le deviendront, aient été mises à contribution sur le mode de la coopération et malgré que toutes les intentions et tous les événements contraires se soient manifestés et concertés pour en empêcher la réalisation. Cette action globale se déroule sur le triple terrain: de la liberté, qui autorise à la connaissance de ces augustes desseins — voire implicite, immédiate, sentie ou pressentie — et à l’action coopérative en vue de la participation de chacun à leur réalisation; de la justice, qui établit les conditions objectives formelles et matérielles du devoir que chacun a l’obligation d’assumer et d’endosser avec responsabilité en vue de parcourir à cet accomplissement; de la charité, qui est nulle autre que l’amour constant, fidèle et profond, de cette justice et de tous ceux qu’elle vise, lequel se manifeste par la contribution de la volonté de chacun à sa réalisation effective, selon les moyens qui leur sont propres; et de la grâce — certains la nommeront la fortune ou la chance, sans pour cela ni reconnaître dans leur esprit, ni s’en référer à une sphère existentielle transcendante — qui vient suppléer aux carences, momentanées ou constantes, des consciences inspirées moralement à réaliser ces desseins et résolues à affronter toutes les épreuves en vue de parcourir cette finalité et de parvenir à la fin prescrite par elle, mais néanmoins caractérisées par une précarité qui ne pourrait jamais espérer, en l’absence d’une aide surnaturelle — de cette fortune ou de cette chance —, atteindre à la plénitude ardemment désirée et pleinement voulue.
Reconnaître autrui enfin, c’est faire la reconnaissance de la situation naturelle, qui est nécessairement caractérisée par une plasticité des éventualités qu’elle offre pour rendre possible le succès, même en dépit de l’opposition de facteurs, de situations et de conjonctures hautement problématiques, qui est nulle autre que la rencontre de la fin escomptée, à laquelle les individus disposés à la réaliser se dévoueront entièrement et heureusement, avec la grâce de Dieu. On pourrait aller jusqu’à affirmer que plus une situation est difficile, plus il est nécessaire que doive exister, en elle et comme obscurcie par l’apparence générale de la conjoncture, l’occasion qui permettra de transformer l’échec qui s’annonce en une réussite inespérée. Celle-ci prendra alors l’aspect d’un exploit, dont la possibilité pourra éventuellement être dite miraculeuse ou prodigieuse, par ceux-là mêmes qui ont participé au déroulement de l’action, en des capacités distinctes et selon la sollicitation qui se fera de leurs capacités et facultés, et pourront alors fidèlement témoigner, à l’intérieur d’une période historique déterminée, de la succession des épisodes et de l’agencement continu et effectif des éléments, autant humains que vivants que physiques, lorsqu’ils auront pris une direction inespérée et un cours inattendu. Celui-ci culminera en une issue dont ils pourront se féliciter, avec bonheur et soulagement, mais seulement en rétrospective, puisque l’immédiateté (pour ne pas dire l’urgence) du sentiment devant une situation problématique requiert une attention soutenue et dirigée par une conscience claire et lucide ainsi qu’une action sûre et sans hésitation, lesquelles reporteront à un moment ultérieur plus serein, lorsque le problème a été surmonté et l’échec évité, les réflexions sérieuses et profondes et les rétrospectives nombreuses et agréables susceptibles d’en naître.
Voilà en quoi, de manière générale, la fortune importe à l’issue heureuse et en particulier à celle où les réalisations n’étaient pas immédiatement assurées par la conjoncture des virtualités qui s’associaient en vue d’en apporter l’accomplissement éventuel, alors qu’une multitude d’imprévus et de contre-temps, d’obstacles et d’oppositions semblaient se conjuguer pour en retarder l’échéance et peut-être même réduire à néant l’espérance que celle-ci ne survînt jamais.
Le droit naturel II
Revenons maintenant à la question du droit naturel, tel qu’il éclaire implicitement l’éducation et plus spécifiquement l’écriture, ainsi que la lecture qui en est la contrepartie. Car si l’écrivain exerce son art, c’est toujours avec en vue d’en proposer le produit au lecteur; mais auparavant, l’écrivain devient presque toujours le premier lecteur de son œuvre, lorsqu’il se met en situation, en se relisant, de constater le résultat de ses réflexions et d’en critiquer autant la matière qui y est réfléchie ainsi que la forme de cette transmission. Aucun auteur n’échappe à cet acte de la relecture tellement il est intime à l’action de produire une œuvre dont le premier jet n’en est souvent qu’une esquisse et une approximation. Cette action permet de supposer que, sauf à vouloir se tromper lui-même ou encore être disposé à se leurrer en vertu d’une croyance naïve en l’excellence de ses propres talents et de ses propres capacités, autant à percevoir adéquatement la vérité qu’à en transmettre fidèlement et complètement le contenu, que viendrait anéantir la réalité de ses propres productions, telle qu’un critique impartial serait, objectivement et de manière désintéressée, en droit de le constater, l’évaluation par l’auteur de sa production immédiate et spontanée s’exerce en vertu d’un critère d’excellence qui est implicite à son jugement et qu’à travers elle, il transporte jusque dans son œuvre.
Pour en réaliser l’efficace, elle passe par un changement de rôle délibéré, celui de l’écrivain agissant en et par son œuvre à celui du lecteur qui, se laissant affecter par elle, se met en position de l’apprécier, en vertu des critères de sincérité, de lucidité, de vérité, d’originalité et de normativité. C’est une transposition qui constitue en quelque sorte l’accession de la conscience à un soi-même transcendant, susceptible de s’abstraire du rôle subjectif de créateur, de considérer l’œuvre qui est issu de cette situation unique et privilégiée et d’apprécier, au nom d’un auditoire archétype, collectif et abstrait, dont l’auteur se ferait la personnification en endossant son nouveau rôle de critique, voire d’un critique intéressé par la qualité d’un écrit dont il est lui-même responsable, la valeur de sa propre opération intellectuelle et de sa propre production scripturaire, telle qu’elle se compare audit critère d’excellence. En somme, en devenant le premier lecteur de son œuvre, et en cherchant, d’une manière aussi impartiale et désintéressée que possible, s’il a rencontré les cinq (5) critères fondamentaux que seraient susceptible de rencontrer et d’apprécier en son ouvrage, tout lecteur honnête et doué d’une conscience mature et développée, l’écrivain se substitue temporairement à celui-ci afin de constituer et de générer une opinion personnelle qui anticiperait sur celle de ce dernier.
De sorte que, ayant accompli consciencieusement et fidèlement cette substitution passagère, l’auteur serait apte à en conclure qu’il a retrouvé dans son œuvre la présence manifeste desdits critères: de la sincérité — la capacité de révéler en elle sa pensée telle qu’elle se révèle à celui qui en est l’auteur —; de la lucidité — celle d’accomplir cette transparence avec toute la pénétration requise pour qu’elle atteigne à la justesse, à la complétude et à la profondeur maximales —; de la vérité — celle de faire concorder fidèlement sa pensée avec la réalité, telle qu’elle lui apparaît mais aussi telle qu’elle est susceptible d’être aperçue par autrui, lorsqu’il l’aura rencontrée dans son expérience personnelle et que son imagination sera susceptible de se la représenter sous le même regard que celui proposé par l’auteur, en vertu d’une nature commune qui dispose chacun à vivre d’une manière analogue des expériences semblables —; de l’originalité — celui de révéler, sous le couvert de l’œuvre, le génie d’une individualité qui, même si elle participe à une nature humaine commune, s’illustre néanmoins comme étant particulière à soi, i.e. individuelle et irréductible à celle de tout autre, en vertu d’une unicité qui, renvoie au mystère incommensurable et profond de chacun, participant au grand mystère de la création, et à l’expérience diverse, complexe, variée et inépuisable qui le forme et lui donne à la fois une apparence objective à l’intérieur des multiples facettes de l’existence et une consistance subjective qu’entretiennent le sentiment, la conscience, la mémoire et le souvenir au moment où ils se révèlent à l’intelligence —; et de la normativité — la référence à des critères explicites de la communication qui s’ancrent dans la nature d’un esprit commun et des moyens objectifs, des outils de communication, y compris la parole, et des règles communes qui en conditionnent l’usage, par lequel il serait susceptible de se révéler à un public, d’être reçu avec intelligence par lui et d’être compris par tout être, doué de cœur et de raison —. Mais aussi qu’il s’est mis en situation d’apprécier son propos comme le ferait un lecteur archétype, qui est à la fois ouvert sur la nature intrinsèque des propositions, des principes et des découvertes renfermées en lui et susceptible de reconnaître la valeur et l’importance éventuelles de la contribution qui en résulteront à la culture dont le discours émane, en raison de l’excellence, de la vérité et de l’universalité des idées qui y sont énoncées et des principes qui y sont défendus.
Comme l’enseignement, dont elle est devenue avec l’histoire le complément indispensable, l’écriture a pour mission de contribuer à la finalité propre à chacun de ceux auxquels ils sont destinés, en vertu de répondre à cette finalité, en même temps qu’à celle de l’enseignant ou de l’écrivain. Cette activité réciproque repose donc sur une mutualité des consciences qui sont intégralement reconnues, en vertu d’une capacité réelle et avérée, dans l’exercice des compétences qui président à leur rayonnement, selon des perspectives distinctes cependant, puisque le rôle de l’enseignant comme celui de l’écrivain demeure actif et créateur alors que celui de l’étudiant ou du lecteur tend plutôt à être réceptif — ce qui n’exclut pas à la fois les contributions de l’étudiant au contexte pédagogique à l’intérieur duquel il participe et auxquelles un éducateur véritable ne saurait rester insensible et l’activité implicite à l’effort herméneutique et heuristique requis pour, en pénétrant les arcanes du propos formateur, les intérioriser et leur permettre d’agir sur la conscience — et évocateur des conceptions intellectuelles et des expériences personnelles susceptibles d’éclairer pour soi les propos de l’enseignant et/ou de l’auteur. Cet éclaircissement mènera à la possibilité, pour l’épigone, de s’identifier à eux en vertu d’une nature commune et de leur accorder une crédibilité et une plausibilité comme étant vraisemblables, à défaut de pouvoir leur prêter un assentiment inébranlable et une certification personnelle, fondée sur une conception implicite qui prétend à la complétude autant qu’à l’exhaustivité, d’une vérité aussi irréfutable qu’elle est sûre et certaine, parce qu’elle est fondée par une expérience significative qui, en son genre, est aussi déterminante qu’elle est définitive. Car tel est le travail de la conscience critique qui consiste à séparer le bon grain de l’ivraie et de considérer tout propos énoncé ou toute rédaction à la lumière d’une conception de l’excellence et de la perfection que chacun transporte en soi, autant idéalement, comme étant naturellement possible, que sous la forme la plus haute qu’il ait été donné à l’esprit de la voir se réaliser, pour lui comparer la réalisation objective, tel que l’idée ou l’œuvre sont susceptibles de la représenter, et conclure quant à leur également ou à leur dépassement par celles-ci ou, au contraire, au défaut de celles-ci à rencontrer le niveau de complétude et de plénitude qu’elles laissaient espérer et encourageaient ardemment à rencontrer.
L’effet de transformation
Or, c’est en tant que l’on peut dire d’une œuvre, et cela d’une manière désintéressée, qu’elle a excédé et surpassé les expectatives entretenues in foro interno à son égard, d’une excellence et d’une perfection à rencontrer, que celle-ci possède un pouvoir de transformation sur le spectateur et qu’elle éveille en lui le désir d’émulation, dont la première phase, plus ou moins consciente et plus ou moins assumée, est toujours l’imitation qui permet d’explorer et de prendre conscience de sa propre originalité. Car c’est en imitant un modèle que l’épigone dresse la limite intérieure d’une originalité possible, puisque il est toujours conscient alors de reprendre la réalisation d’autrui en la sienne. Sauf à trouver quelque intérêt — vénal (parce que cela rapporte), pervers (par envie ou par convoitise) ou simplement servile (parce qu’une personne en autorité le commande) — à faire passer l’accomplissement d’autrui pour le sien propre, le fait de ne pas être entièrement soi, en sacrifiant à des considérations accidentelles et superflues, pour ne pas dire indignes, toute l’originalité et tout le mystère personnel auquel il peut prétendre, lorsqu’un effort est accompli imparfaitement par soi, incite à prendre conscience de cette incomplétude et à combler le vide laissé par lui, en cherchant à parfaire ce mystère et à réaliser l’originalité qui renvoie à lui et puise de son fond inépuisable, pour révéler un génie qui est proprement le sien et appartient à nul autre qu’à soi.
Tel est l’effet de l’enseignement, ainsi que de l’écriture publique et de la lecture savante qui en sont une spécification, voire totalement justifiable et nécessaire: en proposant des vues et des avenues, autant théoriques que pratiques, autant idéelles, fondées sur l’aperception dans l’esprit d’une possibilité seulement entrevue et non encore éprouvée, que réelles, qui, ayant puisé aux possibilités idéelles et, ayant choisi parmi celles-ci, ces voies qui seraient conformes aux possibilités qu’une conjoncture actuelle et concrète serait prête à recevoir, ils visent à une réalisation effective sous la forme d’un ouvrage achevé, occupant un espace-temps précis et susceptible d’être estimé par la généralité. Ils créent alors éventuellement une transformation de l’univers intellectuel subjectif et, par conséquent, du monde sensible objectif, des populations visées par ce contenu, les incitant par la suite à se questionner sur la valeur des idées et des conceptions présentées, relativement à une conception implicite et peut-être même explicite de l’excellence et de la perfection, pour éventuellement en jouir, en un premier temps, sous la forme de la satisfaction éprouvée devant une fin réalisée, puis se résoudre à le surpasser en excellence et en perfection, en un second moment, lorsque la conscience est apte à conclure qu’a été rencontré le critère optimal contre lequel le produit final était comparé.
Sans une intériorisation et une assimilation de ce contenu, tout le travail idéel et imaginatif et tout l’effort de dépassement, que ce travail requiert et qui inscrit l’œuvre dans l’histoire comme représentant une nouvelle étape sur le long chemin du perfectionnement de l’humanité, telle que la culture d’appartenance en témoigne, et non pas seulement comme étant un monument dont on ne saurait sur le moment entrevoir qu’il puisse un jour être égalé ou même surpassé en excellence et en perfection, pour découvrir en son concepteur et en son auteur trouver un rival et un émule, dont les réalisations futures puissent être encore plus heureuses et complètes. — Plérôme.
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