Lire, c’est voir en somme, mais c’est voir d’une autre façon, en-deçà de ce qui est apparent, mais aussi au-delà. Car si on s’attarde un peu à concevoir ce qui est apparent, ce qui se présente aux sens et leur est immédiatement accessible, en particulier à ceux de l’ouïe et de la vue, on en vient à comprendre que rien de ce qui parvient à l’esprit n’échappe à l’ordonnancement intellectuel que l’on en fait. Le moindre objet qui tombe sous la coupe des sens reçoit un nom, ou est susceptible d’en recevoir un, un nom qui le caractérise dans son unicité et dans sa différence, celles de tel objet posé en face de tous les autres objets qui ne sont pas lui, comme dans sa généralité et sa ressemblance, celles de tel objet ayant les mêmes caractéristiques qu’un ou plusieurs autres objets, sans être entièrement chacun de ceux-ci à la classe desquelles il peut appartenir cependant.
À bien y penser, aucun objet n’est identique à un autre: si la ressemblance entre deux objets peut être «parfaite», i.e. exacte, comme dans la copie conforme d’un objet se modelant sur un autre, l’espace qu’occupe chacun des deux objets mis en relation de voisinage sera distinct. Et s’il arrivait qu’un objet en venait à déloger l’autre, pour occuper à son tour l’espace usurpé, la distinction persistera, même si elles est à peine perceptible, voire à l’oeil exercé, en raison de la similitude quasi exacte qui a présidé à leur façonnement. C’est que, pour que deux objets puissent occuper, en même temps et sous le même rapport, une même position à l’intérieur de l’espace-temps, ils seront nécessairement identiques en tous points, ce qui, en raison de leur impénétrabilité respective, serait absurde. Car il s’agirait alors d’un même objet qui, par un accident inouï, pourrait prétendre être deux alors qu’en réalité un tel dédoublement ne saurait caractériser ce qui est le même.
L’identité et la singularité sont donc des caractéristiques qui sont proprement inhérentes à toute chose de sorte que, ayant découvert une parenté de similitude entre deux ou plusieurs choses, et pouvant leur attribuer un concept en commun, pour signifier ainsi leur appartenance commune à une même classe, c’est déjà pour l’esprit se situer au-delà de l’apparence des choses pour habiter, quant à l’expérience personnelle, un autre monde, celui de l’intellect.
De plus, tout en admettant l’identité et la singularité d’une chose, il est possible néanmoins de concevoir celle-ci selon les parties constitutives de sa totalité, lesquelles peuvent aussi, ou non, appartenir aux autres objets de la même classe, de sorte à se situer en-deçà de l’apparence lorsqu’il s’agit de concevoir un objet individuel. Ainsi la pomme, avec sa pelure, que l’on peut manger ou détacher, sa pulpe comestible, son coeur et ses pépins: ceux-ci sont-ils certains des éléments constitutifs d’une pomme, ils ne sont pas pour chacun la pomme selon sa forme intégrale, tout en caractérisant telle pomme dont ils sont issus, sans oublier toutefois que toutes les autres pommes, si elles ont une pelure, une pulpe, un coeur et des pépins, n’auront pas la pelure, la pulpe, le coeur et les pépins de la pomme initiale de cet exemple. Cela est vrai, non seulement dans l’abstrait, mais également dans l’expérience concrète.
Encore une fois, pouvoir affirmer cela, c’est se situer en-deçà de l’expérience unifiée pour se transporter dans le monde intellectuel des parties, lequel monde partage avec celui des unités de posséder une réalité et des règles qui lui sont propres, une réalité éminemment subjective, sans que celle-ci ne consiste en la réalité d’une expérience concrète, tout aussi subjective puisqu’elle est aussi intériorisée, mais se référant à un ordre de réalité différent, le monde physique tel que nos sens peuvent le recevoir et l’interpréter.
Mais l’au-delà et l’en-deçà d’une chose peuvent devenir encore plus complexes dans l’explication qui leur est donnée, de sorte que le monde intellectuel qui servira à les appréhender prendra lui aussi plus d’envergure quant à l’extension et à la profondeur des significations susceptibles d’être contenues en lui. Car ce qui conviendra à une pomme ainsi qu’à toutes les autres choses d’une même espèce sont passibles d’être connues par lui; comme le seront toutes les caractéristiques de chaque pomme et de chaque chose d’une même espèce qui s’offrent à sa connaissance.
Certaines différences fondamentales pour distinguer les espèces entre elles sont susceptibles de se révéler à la conscience, telles celles qui existent entre le vivant et l’inerte. Outre pour celui-ci, de concevoir les différents types de matière inerte (liquide, solide, gazeuse, émettrice de lumière, de chaleur, de son, de gravitation, de radioactivité, etc.), et pour celui-là, les différentes formes que prend la vie, qui va des être unicellulaires aux êtres humains, en passant par toute la gamme des espèces végétales et animales, il y a cette autonomie caractéristique qui permet à l’être vivant de se distinguer du monde environnant, de l’explorer, se l’approprier, l’interpréter, l’incorporer, le transformer, s’y maintenir et se perpétuer. Or autant ces manifestations génériques sont susceptibles, par les concepts qu’ils reçoivent, de constituer et peupler un monde intellectuel, autant celui-ci est apte à reconnaître ces manifestations en chacun des objets particuliers et singuliers qui en révéleraient la présence et leur conférer avec justesse une réalité d’ensembles qui n’en nient pas les bontés essentielles et véritables.
Plus encore, le monde intellectuel des concepts possède une autonomie bien à lui, s’organisant selon des structures linguistiques portant sur le monde, pris dans son sens physique et métaphysique le plus large, ainsi que sur elles-mêmes, en tant que relatives au monde et s’insérant à l’intérieur de celui-ci, le tout en vue d’une communication éventuelle. Ce sont des structures, perpétuellement à découvrir puisqu’elles ne cessent de se modifier selon les avatars d’une progression historique qui s’avère parfois régressive et qui diffèrent également selon les langues qui les façonnent, lesquelles aussi échappent aux tentatives d’en fixer et d’en conditionner l’actualisation qui, même ralentie dans son élan créateur, ne saurait être totalement arrêtée.
Le monde intellectuel renvoie donc à une structure linguistique qui se relie à un esprit qui en redéfinit perpétuellement les rapports internes comme ceux existant avec le monde extérieur, social et naturel, s’enrichissant ce faisant de nouvelles expériences effectuées et conditionnant ce monde selon les idées, le projets, les vérités et les hypothèse qui en sont la création, mais en caractérisent aussi la fiction. À une structure qui se relie à un esprit susceptible d’entrer en rapport avec d’autres esprits, selon un partage d’expériences qui peuvent être mutuellement bénéfiques, que caractérisent éventuellement la coopération, la complémentarité, l’amour et l’amitié, la concertation et la synergie, ou encore selon leur contraire.
La construction et la réalisation de projets selon la répartition équitable des efforts et des bénéfices en résultant, dans la justice et l’accréditation ainsi que le respect de la dignité intégrale d’autrui, lorsqu’elle se présente ainsi, peuvent en procéder directement, ou encore à l’inverse, peuvent ne pas en caractériser l’exécution et leur inscription dans le temps, et de façon concomitante une grande famille d’esprits en rapport de fraternité peut en raison de cette action s’édifier, ou hélas, des regroupements fondés sur la haine et le ressentiment d’autrui se constituer, qui résulterait d’une activité contraire. Or, si tout cela tient de l’existence qu’une dynamique propre à la vie vient animer, c’est encore le monde intellectuel qui permet de concevoir, de consigner et de relater à la fois ce mouvement et ce dont il s’agit lorsque la notion de vie est évoquée.
Et que dire de cette vie encore? De ses origines, de sa cause, de sa raison d’être et de sa finalité? De ceux qui la vivent, qui collectivement ou seuls en partagent les moments importants et en défendent les réalisations? De ceux pour qui vivre, c’est vivre pour l’essentiel quant à soi seulement et par conséquent plonger de ce fait leurs proches, et indirectement, l’humanité dans le gouffre du nihilisme, ou encore la rapprocher de cet abîme? Du monde de l’esprit ainsi que des esprits, comme des intellects? Des anges et des dieux? Se situer à ce plan, comme à celui de l’expérience intime qui accompagne cette recherche et cette présence à la vie, avec ses émotions et ses sentiments, ses intuitions et ses inspirations, ses idéaux et ses ambitions, c’est encore se retrouver à interpeller le monde de l’intellect.
Or, si lire c’est voir, c’est voir avant tout avec les yeux de l’esprit, c’est consentir à regarder l’expérience telle que la construisent, ou la reconstruisent, les esprits qui lui donnent une forme abstraite, non pas en vue de la voiler au regard intime, sincère et profond, que l’on serait susceptible de porter sur elle, mais de la révéler sous une des multiples facettes avec laquelle elle se présente aux yeux de tel ou tel participant, observateur ou acteur qui fait l’effort de l’interpréter pour d’autres esprits, ouverts à en pénétrer le sens, selon les moyens techniques, visuels, auditifs ou autrement tactiles à sa disposition.
Lire, c’est donc se montrer réceptif à la richesse de l’expérience, telle qu’elle peut être présentée et interprétée par la conscience d’autrui, une richesse à ce point abondante qu’elle offre à chacun un théâtre qui lui permette de l’éprouver immédiatement en tant qu’acteur, en plus de lui offrir la possibilité de la considérer en tant qu’interprète auprès d’une multitude, sous autant de regards qu’il y a d’esprits et d’expériences individuelles et significatives pour l’en recouvrir.
Bref, lire c’est accéder au phantasme de l’existence, qui sobrement en documente les caractéristiques les plus prosaïques et les plus évidentes ou, de façon plus personnelle et émotive, enthousiaste, débridée, délirante parfois, mais sans être pour autant singulièrement hermétique, projette le lecteur dans un monde intime où lui sera révélé le secret des coeurs, de pensée, de la matière et de sa métaphysique.
Lire dans la mesure du possible, c’est voir avec d’autres yeux; c’est comprendre avec une intelligence renouvelée; c’est participer à l’esprit d’autrui, c’est répondre à l’invitation de pénétrer des mondes secrets mais accessibles pour les habiter un temps plus ou moins long de sa propre conscience et de sa propre personnalité; pour être éventuellement incité à se constituer à son tour en interprète de la réalité, susceptible d’enrichir la conscience et le sentiment d’autrui de ses perceptions, de ses conceptions, de ses intuitions, de ses inspirations et, qui sait, de ses illuminations parfois géniales. — Plérôme.
2 commentaires:
In animam venit observatio vel speculatio Ciceronis, qui verbum "religio" de acto lectionis derivavit: multas relegentes res historicas vel sacras multa nova invenimus, nec possumus singulis lectionibus mundum intellegere sed plurimis rerum singularum. Itaque valorem metaphoricum non soli nos modernes sed ipsi maiores de verbo "lecture" extraxerunt: tempora philosophis minime mutantur, etsi mutantur ipsi in illis.
Notre connaissance du latin est plutôt rouillée, mais nous avons cru comprendre suffisamment adéquatement le sens de votre commentaire pour y répondre. S'il est vrai que «Nil novi sub sole», le simple fait de découvrir ce qui est en réalité connu depuis longtemps, et peut-être depuis oublié, révèle une certaine croyance en la créativité de l'esprit qui peut ne pas être illusoire. Car il faut bien qu'un jour quelqu'un ait eu une pensée originale pour que celle-ci se trouve inscrite, en raison de sa qualité ou de sa valeur de vérité sans doute, à l'intérieur d'une tradition. Si la véritable originalité est difficile à trouver, cela n'est pas dire qu'il est impossible d'arriver à formuler une idée entièrement nouvelle et qui, par surcroît, puisse avoir une portée significative. Vous référez à Cicéron: a-t-il lui-même dit cette chose, ou l'a-t-il reprise de quelqu'un d'autre? Le simple fait de formuler une première fois l'observation qu'il existe une tendance chez les hommes de s'approprier des leçons que l'histoire enseigne depuis longtemps peut être conçue comme étant une découverte, même si l'appropriation elle-même constitue en soi une répétition de ce qui a déjà été dit, ce qui ne constitue nullement une nouveauté. Quant au rapport du temps au philosophe, peut-être est-ce illusoire et vain de penser que celui-ci peut exercer une influence déterminante sur son temps. Plus encore, comme votre texte le laisse entendre, peut-être est-ce le destin du philosophe d'être entraîné par les courants de la civilisation, plutôt qu'il les fait naître. Mais tout est-il destin? N'a-t-il eu personne dans l'histoire qui, dans la liberté de sa pensée, n'ait songé à un monde meilleur pour ensuite réussir à l'améliorer et même réussir à transformer les cadres idéationnels établis? Nous posons la question, sans toutefois offrir de réponse, tout en croyant néanmoins que la question vaut la peine d'être posée. — Plérôme.
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