Pour certains, l'esprit est simplement un épiphénomène, une réalité qui résulte de la conjoncture de phénomènes particuliers, en l'absence de laquelle elle ne saurait prétendre à une existence propre quelle qu'elle soit. En ce qui concerne l'esprit, l'agencement des organes, des tissus et des réactions physiologiques de l'être vivant qui, en association avec l'expérience subjective du mouvement de l'environnement et des changements présents à l'intérieur de celui-ci, serait la cause de son apparition avec la vie. Dès que disparaît la possibilité qu'un tel agencement se produise, comme avec la mort, la vie de l'esprit cesse du même fait.
Il est évident qu'une telle conception offre le mérite de la simplicité. Puisque l'esprit apparaît avec la vie biologique pour disparaître dès que celle-ci cesse de se manifester, c'est le support matériel des choses qui explique la continuité de la vie: la procréation devient alors l'assurance que la vie de l'esprit se maintiendra dans la continuité et la création — le simple fait d'utiliser son intelligence et de transformer l'environnement de manière à faire apparaître ce qui n'y était pas auparavant, un effet que l'on peut présumer se réalise en vue d'un bien escompté —, celle de l'évidence de l'activité de l'esprit et de sa constitution particulière, en raison des significations qui sont véhiculées par celle-là.
Mais déjà là, en proposant que l'esprit existe, voire d'une manière dépendante et secondaire, le philosophe propose la co-existence de deux dimensions, celle qui est accessible aux sens et celle qui, en vertu des interprétations que la première est susceptible de recevoir et de communiquer, est accessible uniquement à l'esprit et comporte une valeur seulement en fonction d'une nature particulière et d'une opération qui sont propres à celui-ci. Qu'une chose puisse être conçue comme étant fonctionnelle et utile, voilà un ordre des choses; mais qu'elle puisse en même temps être vue comme étant la porte ouverte sur une dimension qui n'appartient en aucune façon à la matière, si ce n'est qu'a posteriori et de manière contingente, voilà ce qui révèle un ordre tout-à-fait distinct.
Le participe «conçu» renvoie à une ambiguïté tout-à-fait révélatrice puisqu'il évoque tantôt ce que l'esprit peut se représenter d'une chose qui n'appartient pas de façon évidente à celle-ci — comme son histoire (que l'on reconstruit avec le souvenir de la mémoire), sa fonction (que l'on reproduit ou que l'on imagine comme lui appartenant, sans qu'il soit spécifié qu'elle appartient nécessairement à cette chose), sa signification symbolique (qui lui est dévolue arbitrairement en vertu d'une activité de l'esprit qui associe deux choses par laquelle l'évidence de la première renvoie à la réalité d'une autre) — et tantôt ce que pourrait devenir cette chose, si elle était soumise à une transformation qui en procurerait un usage original que l'on pourrait en faire. La création signifierait simplement que cette modification s'est produite avant toute expérience, active ou passive, d'un tel usage, car il est aussi possible d'apporter un changement à une chose en recourant à la simple imitation, sans que l'on ne fasse intervenir l'originalité qui est le propre de toute créativité réelle.
Or, concevoir est une activité qui est le propre uniquement d'une espèce d'être, de l'être qui est doué de raison et qui a la possibilité, non seulement de faire usage de sa raison afin de se révéler à elle-même et de se représenter, comme à un autre également doué de raison, ce que serait l'essence et la possibilité d'une chose, mais encore d'agir en fonction de ces représentations, pour soit définir sa conduite face à elles, soit incliner à la façonner d'une manière inédite. Ainsi, la même personne peut, devant un lion ou un ours, fuir en apercevant la danger qu'ils représentent pour lui, ou constituer les conditions de leur dressage, en ancrant ses desseins subjectifs sur leurs besoins physiologiques et sur leur disposition grégaire. Mais peu importe que l'acte de concevoir mène à une conduite réactive ou à une action prospective, non seulement révèle-t-il un univers mental qui échappe à toute perception sensible, évidente et immédiate, que l'on peut en avoir, mais encore nous permet-il de supposer, d'une manière constante et assurée, qu'à cet univers mental correspond une réalité autonome, l'esprit susceptible de le constituer, de manière tantôt à se laisser changer par lui — en acquérant de nouvelles perceptions et de nouvelles attitudes face à lui — et tantôt à le changer —en agissant face à lui de sorte à le transformer et à lui donner une nouvelle apparence comme une nouvelle vocation —.
Maintenant, si l'esprit se laisse deviner à travers les évidences qui en portent la marque — et qui servent d'indices à son originalité, à sa spontanéité, à son improvisation , à son imprévisibilité et à son intangibilité —, c'est uniquement à travers les événements et les choses qui résultent d'une action ordonnatrice que l'on en postule l'évidence. Et même lorsque ces qualités sont attribuées au hasard, comme exprimant la fortuité de ce qui surviendrait de manière tout-à-fait aléatoire, comme imitant ce qui autrement serait l'effet d'un dessein créateur, le simple fait de distinguer l'aléa de l'art — car tout ce qui s'accomplit par dessein, même subconscient, requiert un art — suppose que tout n'est pas dû au hasard, qu'une intention puisse présider à l'ordonnancement créateur des choses et que celle-ci appartient à un univers qui, tout en étant séparé du monde sensible de la nature, a le pouvoir d'agir sur celle-ci et de la déterminer d'une manière qui révèle une puissance d'innovation, de prévision, de planification et d'anticipation. Or, toutes ces capacités. qui sont propres à l'esprit, et à l'être qui en est doué, ne sauraient appartenir au monde inanimé des choses inertes (sauf d'une manière complètement latente) et donc révèlent un état ontologique absolument primordial qui tient de la nature et de l'essence originales et radicalement distinctes de la vie.
Le monde de la vie et le monde de l'esprit sont donc intimement reliés, mais en tant qu'ils se complètent et non pas en tant qu'ils s'opposent (sauf dans des cas aberrants). Mais alors, il serait tout aussi légitime de voir en la vie un épiphénomène de l'esprit que de voir en l'esprit un épiphénomène de la vie. Car lorsque l'on fait de l'esprit un épiphénomène, c'est toujours supposer qu'il est un épiphénomène de la vie, puisque la conjoncture qui voit les organes, les tissus et les réactions physiologiques se concerter de manière unifiée à l'intérieur d'un organisme, dans la réalisation de l'esprit qui alors en surgirait, ne saurait se produire en l'absence de la vie. De plus, si on peut voir en ces opérations organiques la cause épiphénoménale de l'esprit, pourquoi ne pas voir en elles également celle de la vie, pour attribuer au hasard d'être la cause fortuite d'un agencement heureux de tous ces facteurs, grâce auxquels la vie et l'esprit trouvent à se manifester.
Si l'on remarque bien, l'hypothèse du hasard de la cause qui se produit de manière aléatoire, en l'absence de tout dessein et de toute intelligence qui en seraient à l'origine, apparaît uniquement sous des conditions particulières et non pas générales. Si un découvreur qui, après avoir franchi une distance appréciable dans la jungle, arrive dans une clairière où il aperçoit une hutte, il supposera spontanément, même en l'absence de la trace d'habitants, qu'elle sert ou a servi d'habitation à quelqu'un et que c'est par dessein, et non par hasard, qu'elle se trouve à cet endroit. Et si un archéologue découvre, à telle ou telle strate géologique, l'évidence d'une structure composée de pierres, arrangées selon un ordre plus ou moins régulier, ou d'objets (organisés ou inertes), révélant une symétrie des formes et les traces d'une activité qui lui est nécessairement associée, il y verra la preuve d'une activité intelligente, requérant la direction d'une intention et d'une volonté pour se matérialiser, et pensera immédiatement à l'existence d'une civilisation aujourd'hui disparue, avec les hommes pour la peupler, afin d'expliquer cette trouvaille inédite.
C'est que, pour l'explorateur comme pour l'archéologue, l'art qui, d'une manière suffisamment complexe, met à profit les objets naturels peut appartenir uniquement à l'être humain, lequel seul possède cette forme de l'intelligence requise pour ainsi transformer à dessein, de manière régulière, utilitaire et/ou esthétique, les objets autrement irréguliers, inutiles ou grossiers, présents de manière aléatoire dans la nature. C'est que, dans l'opposition entre la nature et l'homme, tout ce qui tient de l'aléa (et donc de l'inintelligence) appartiendrait à la nature et tout ce qui tient de l'ordre (et donc de l'intelligence) résulterait de l'homme. Or, une telle distinction, qui a le mérite de faire ressortir une différence aussi claire qu'elle est simple, pèche par deux omissions: celle de comprendre que le principe de l'ordre appartient aussi à la nature (ce qui signifie qu'un dessein et une intelligence président à ses destinées) et que l'homme, tout génial et distinctif fût-il, est aussi un produit de la nature (sauf à voir en lui l'effet d'une cause qui, si elle est tout autre que naturelle, aurait devisé son projet créateur sans égard quel qu'il soit pour la nature, ce qui est manifestement faux).
Pour de nombreux observateurs, la nature semble à première vue désordonnée, tellement la diversité qui l'habite échappe à toute classification définitive qui en ferait ressortir l'unité. Et pourtant, une telle unité existe, en raison de la situation cosmologique de la nature qui, étant pleinement intégrée à l'univers et pouvant exister en elle et par elle, constitue un tout particulier aux caractéristiques indéniables, un tout qui est susceptible d'être connu et sans lequel aucune possibilité épistémologique n'existerait. Car toute spirituelle que fût celle-ci, elle requiert une implantation à l'intérieur de la nature pour en fonder la vitalité, à savoir la capacité de participer à la nature et d'en transcender l'essence d'une manière congruente, autant aux attributs de la nature qu'à ceux de l'être pensant.
On peut affirmer en général que la nature existe de manière autarcique, c'est-à-dire qu'en elle se déroule inéluctablement le principe de sa propre continuité à partir d'un moment initial. Cela n'est pas dire cependant qu'aucune intervention surnaturelle ne saurait, sous certaines conditions exceptionnelles, en altérer le cours, comme nous l'enseigne l'histoire religieuse. Celle-ci fonde son principe sur la dimension miraculeuse et merveilleuse des événements, lesquels sont des occurrences inexpliquées et inexplicables pour la science physique en général et font par conséquent reposer leur élucidation sur l'évocation d'une cause suprasensible extraordinaire, au nom du principe qui veuille que tout effet procède d'une cause et que nul effet ne saurait surgir, là où aucune cause ne la produirait. C'est simplement accorder à la nature un agencement de ses composantes en vue d'un déroulement selon des lois qui sont au fondement de sa cohésion, de sa régularité et de sa prévisibilité sur lesquelles elle fonde l'hypothèse hautement probable de la finalité naturelle.
Même si à l'échelle de l'éternité, la durée immensément longue de l'univers que laisse entrevoir le passage du temps entre l'origine du cosmos et le moment présent aurait celle du battement d'une paupière, à l'échelle d'une vie humaine et encore plus à celle d'un insecte ou d'un microbe, cette durée serait éprouvée comme étant pratiquement infinie. Pourtant, à l'intérieur de la nature et de son cours inéluctable en dehors de toute explication surnaturelle, on retrouve un tout autre principe de continuité, celui qui se fonde sur l'alternance entre ce qui illustre la destruction de ce qui fut et ce qui donne lieu à l'instauration nouvelle de ce qui sera, selon un principe de génération, aussi intime à la nature que ne l'est celui de l'oblitération et de l'anéantissement.
Or, au plan strictement physique, la génération apparaît comme étant commandée par un automatisme, par un mouvement aveugle dont seulement l'effet est apercevable en l'absence de toute cause efficiente, évidente de manière sensible. Ainsi, les étoiles naissent-elles et meurent-elles à l'intérieur du cosmos, après avoir occupé sur une durée inimaginable un espace de dimension inconcevable, tellement il est vaste, que seule une quantité abstraite et complexe (le parsec, l'année de lumière) peut la représenter, sans que l'on ne comprenne ce qui serait à l'origine de cette génération ou de cette extinction. Car si le principe d'entropie énonce que l'extinction est inscrite à même la génération, en vertu d'une transformation qui voit le passage du moment initial vers le moment terminal s'effectuer d'une manière irréversible en raison de l'amenuisement énergétique de l'objet affecté, ce principe est purement phénoménologique, puisqu'il n'explique ni la cause de la génération, ni même celle du principe qui préside à la décadence et à la fin de l'objet venu à l'existence. Et encore moins la possibilité que, avec la phénoménologie, il puisse s'établir un rapport entre la conscience et son objet, laquelle possibilité est postulée implicitement comme allant de soi, en vertu d'un principe immanent et primitif, quasi-animiste, qui ne distingue aucunement l'objet de la connaissance, l'être qui réalise cette action et la faculté grâce à laquelle cette action trouve à se produire.
Pourtant, malgré que l'esprit philosophique puisse demeurer ignorant de la cause, malgré qu'il ait abandonné, avec la phénoménologie, toute prétention à en connaître l'essence ou la raison d'être, la possibilité de son existence ne saurait cesser de lui apparaître, si ce n'est pour la raison qu'à l'échelle du microcosme vivant, l'esprit ne manque pas de convenir que le principe de causalité existe, que l'irruption spontanée et intentionnelle de forces efficientes se laisse observer, non seulement de manière objective, en raison d'un effet dont la progression à partir d'un point initial est susceptible d'être observée, mais également de manière subjective, en vertu de la reproduction possible de l'expérience de se constituer soi-même en la cause possible de la production d'un phénomène, là où auparavant ce phénomène était inexistant (sous la forme qui lui est reconnue présentement), une expérience qui est susceptible de recevoir une émulation ou simplement une imitation par autrui, avec la réalisation spontanée d'une causalité analogue initiée par lui.
Maintenant, une telle néguentropie — puisque son effet est contraire à celui de l'entropie, tout en appartenant éventuellement à ce principe puisqu'il émane d'un être qui, malgré son autonomie et sa spontanéité, s'inscrit à l'intérieur du cycle qui voit progressivement et imperceptiblement la cessation d'exister succéder au commencement de la vie — peut être l'expression d'une essence totalement distincte, puisqu'elle produit une transformation qui repose, non pas sur la perte de l'énergie de la chose, mais sur l'acquisition par elle d'une forme en raison de l'énergie qui lui est transmise et qui ne trouve pas son origine en elle. De plus, cette essence, qui est celle de la vie, a la possibilité d'utiliser sa capacité créatrice sur le monde afin de se sustenter et de se renouveler elle-même, en initiant et en entretenant les conditions qui en perpétuent la possibilité sur une durée plus ou moins longue, tout en se propageant et en se démultipliant à l'intérieur de la sphère physique qui n'est pas douée de telles facultés innovatrices, susceptible de porter sur autre que soi (et même sur soi), étant intérieurement commandées et dirigées par un principe qui échappe à toute évidence directe.
Or, toute possibilité innovatrice évoque la vie de la même façon que toute possibilité d'initier et de diriger un mouvement transformateur signifie l'esprit. Car l'esprit est nul autre que cet aspect de la vie susceptible d'être à l'origine des moments qui en favorise l'épanouissement, la continuité et la propagation à l'intérieur de l'univers physique, sur lequel elle fonde sa possibilité, sans lequel elle ne saurait illustrer celle-ci, mais sans que celle-ci ne trouve une explication suffisante en celle-là pour en fournir ni la raison d'être [le warum], ni la fin en vue de quoi [le wozu]. Mais voilà que la possibilité même de la vie, et de l'esprit qui en est la manifestation active, requiert de trouver ailleurs que dans le monde de la nature l'explication de sa causalité et de sa finalité, de sa venue à l'être et de son changement vers l'être qui, s'ils sont conditionnés par le principe d'entropie caractéristique de l'univers physique, au point où même certains êtres et espèces vivants adoptent ce principe comme fondant (parfois ou souvent) leur modus vivendi moral particulier, illustrent néanmoins la possibilité de se démarquer quant à la fatalité aveugle qui gouverne le monde matériel physique.
L'esprit s'oppose donc au mouvement implicite à la nature pour mieux s'inscrire à l'intérieur de la nature certes, en raison de cette dépendance de l'être vivant sur l'univers physique pour assurer le maintien, le décuplement et la généralisation de sa possibilité, mais encore pour se constituer en un facteur créateur de la transformation naturelle qui, tout en étant souvent utile, illustre une capacité autogène à exprimer la relation innée d'une capacité dont la spontanéité s'ajoute à une régularité qui ne sont pas entièrement naturelles. Cette conclusion s'impose puisque certaines choses en sont privées et que celles qui en sont douées l'éprouvent comme procédant de l'enrichissement intrinsèque de la nature et comme pouvant enrichir la configuration naturelle avec l'effort qui produit ce résultat. Car il n'y a nul doute que, si les espèces vivantes se distinguent radicalement des choses inertes qui peuplent le monde physique, en raison de leur constitution phénoménale et de leurs possibilités autogènes, elles contribuent aussi envers la nature en la perfectionnant et en l'actualisant d'une manière qui est entièrement inattendue et inopinée, sans que l'on puisse expliquer cette apparition — puisque c'est bien d'une apparition qu'il s'agit — par la nature elle-même et par les principes entièrement immanents à celle-ci. Car autrement, il s'agirait de comprendre que, à partir d'un autre radicalement distinct, puisse surgir ponctuellement et se perpétuer continuellement le même — un principe métaphysique absurde au plan de la réalité ontologique simplement physique des choses, qui requiert que le même procède du même —, autant au plan horizontal d'une existence qui se spatialise et se signifie dans toutes les directions, qu'au plan vertical des générations qui véhiculent et perpétuent dans la continuité les acquis autant biologiques que culturels de la vie et dont les ramifications sont autant sociales que naturelles.
Or, le premier moment de la participation à l'univers social des êtres vivants et à l'univers physique des êtres inertes, lesquels entrent néanmoins en relation de réciprocité existentielle et de mutualité spirituelle les uns avec les autres, est un moment perceptif: celui de se situer face à ce qui est autre que soi et de définir celui-ci, en même temps que se définir en rapport avec lui, quant à la finalité existentielle qu'il incombe à l'un et à l'autre de recevoir. Or, cette finalité comprend l'un de deux termes: l'épanouissement qui connaît l'exacerbation de ses possibilités en vertu du principe vital ou la décadence sur la voie de la mort, qui est celle de la privation de la vie, active ou passive, trouvant sa cause en soi ou en autrui, et de la négation radicale ou progressive de ces possibilités. Et le rapport de mutualité ou de réciprocité qui conditionne la relation des êtres vivants en vue de la plénitude de la vie se nomme l'entraide et la coopération alors que le rapport contraire, qui consiste à nier, en totalité ou en partie, les possibilités vitales d'un ou de plusieurs individus, se nomme le conflit, lorsqu'il existe une réciprocité dans la lutte, ou l'homicide, lorsqu'à l'agression aucune résistance n'est opposée. Lorsqu'une concurrence se produit au bénéfice mutuel des forces et des énergies vitales des parties en présence, on dit qu'il y a émulation. Par ailleurs, lorsque la concurrence révèle un but qui est uniquement la soumission d'une partie aux volontés de l'autre, sans considération du bienfait mutuel qui puisse en résulter, ou avec la présomption simplement fantaisiste qu'un tel bienfait puisse se produire, on peut évoquer le rapport antagonique à proprement parler.
Lire, par conséquent, c'est savoir distinguer entre ce qui est bénéfique (quant à ce qui assure éventuellement la plénitude de la vie) et ce qui est maléfique, ou plus subtilement entre ce qui se présente comme étant bénéfique et qui pourrait ne pas l'être et ce qui s'annonce comme étant maléfique et pourrait néanmoins cacher un bienfait. Puisque le principe du bien se manifeste sous une diversité d'égards et qu'il comporte autant de visages qu'il y a de subjectivités pour l'éprouver et le vivre, autant de conjonctures à l'intérieur desquelles en faire l'expérience, autant d'intelligences pour en articuler les possibilités et de choses pour les abriter au sein de leur essence, lire c'est donc apprendre à percevoir toutes les subtilités et toutes les nuances existentielles qui pourraient suggérer l'un tout en tendant vers l'autre, ou vers celui qui est implicitement évoqué, en vertu de la plénitude de la vie dont on encourage la réalisation ou dont on déroge, intentionnellement ou inconsciemment.
En somme, lire c'est comprendre à partir d'un texte qui se présente à l'esprit comme révélant une signification qui s'abrite derrière l'apparence du texte. Celle-ci a donc une fonction ambivalente selon qu'elle divulgue adéquatement un mouvement, lequel est soit physique, lorsqu'il implique des choses sensibles qui appartiennent à la réalité naturelle, ou soit spirituel, lorsqu'il renvoie à des intangibles qui recouvrent le champ de l'intériorité subjective et qui révèlent des états et des volitions, des sentiments et des intentions, des désirs et des perceptions. Et puisque l'action de lire exprime la vie, en tant qu'elle est une interrogation qui porte sur un texte — sensible ou idéographique — de la réalité, l'expérience [Erfahrung] qui se présente à l'esprit de manière immédiatement objective ou l'expérience [Erlebnis] qui interprète à l'interlocuteur de manière médiatisée ce que serait la dimension subjective et suprasensible d'une intériorité vécue en fonction de l'expérience objective effective, c'est à la vie qu'elle retourne pour lui apporter les éléments qui favoriseront le projet d'accomplir la plénitude de la vie, pour soi comme pour autrui, ensemble comme chacun pour soi, selon les circonstances et les exigences de celles-ci, telles qu'elles favoriseront spontanément par le biais d'un effort dirigé en ce sens, les possibilités vitales entières de tous et de chacun.
L'action de lire est par conséquent le premier moment d'une action, celle qui consiste à anticiper, à partir de ce qui se présente à la conscience, sur ce qui sera afin de préparer ce que serait l'attitude la plus adéquate à entretenir face à l'éventualité qui s'annonce. On peut certes lire pour son bon plaisir, c'est-à-dire pour éprouver, par personne interposée, la sensation de vivre une expérience quelconque. Celle-ci se reconstruit avec l'imagination du lecteur à laquelle se surajoute le sentiment correspondant, lequel constitue une mobilisation de la vitalité intérieure en fonction d'un ersatz qui évoque la valeur que peut prendre un événement ou une situation pour les individus qui y font face. Ils sont alors toujours évalués en regard de la plénitude de la vie, telle qu'elle est concevable pour celui ou celle qui y aspire, selon la singularité irréductible de son être propre, lequel résume et actualise néanmoins dans son espèce le genre naturel auquel il appartient. Mais lire, ce peut être aussi l'occasion d'accumuler des connaissances qui prépareront à composer effectivement avec tel événement ou telle situation inopinés, en intériorisant les principes qui présideraient à leur mouvement, si celui-ci se produisait sans interruption ni altération, pour ensuite définir les approches et les stratégies qui pourraient en modifier le cours, dès lors que cette solution s'avérait objectivement souhaitable et moralement désirable.
Que la fin de la lecture soit morale, pour illustrer la meilleure conduite à entretenir face à une conjoncture donnée, ou qu'elle soit technique, pour définir une action, ponctuelle ou continuelle, qui façonne le cours des événements en vue d'une fin et d'un terme souhaités, quelle porte sur l'expérience vécue réellement ou simplement par procuration, en puisant directement ou indirectement à l'expérience réelle d'autrui, par la communication ou par l'écriture, la lecture constitue toujours le moyen d'une appréciation de ce qui s'offre à l'expérience subjective du sujet en vue d'anticiper sur une conduite ou une action dont la fin ultime sera de favoriser la plénitude de la vie, telle qu'elle est rendue concevable par la personne agissante. Or, dès qu'elle porte sur la nature physique, comme procédant d'une principe et d'une cause supraphysiques qui en fournissent les conditions de sa possibilité, lesquels définissent l'activité de la vie de l'esprit dont émanerait la nature qui est tantôt inerte et tantôt vivante, toute lecture participe de la vie de l'esprit; et dès qu'elle porte sur une expérience subjective suprasensible, laquelle est le propre d'une intériorité spirituelle, la lecture effectue une participation spirituelle analogue. Et lorsque le rapport du lecteur à la réalité s'effectue de manière, soit à contribuer au mouvement de la nature, pour à travers lui promouvoir le Bien, ou encore à participer à l'épanouissement de la culture et des êtres sociaux qui en sont les bénéficiaires et/ou les bâtisseurs, pour à travers eux faire l'avancement de la Vie, on peut alors évoquer une participation du lecteur à l'esprit qui est complète en même temps qu'elle recherche la plénitude de son apport et de sa réalisation à l'intérieur de la sensibilité et en relation avec celle-ci. — Plérôme.