Si, derrière le mot, rien n’existe; si le mot n’est qu’un son, ou encore une forme linguistique évoquant un son, sans que nulle réalité (objective ou subjective) ne lui corresponde; si le mot n’est qu’un artifice qui laisse croire à une signification profonde, enfouie dans la matrice sémantique de son articulation, alors qu’en réalité n’en existe aucune; si le mot ne fut inventé que pour distraire, à la façon d’une illusion ou d’un mensonge, sans référer à quelque vérité qui ultérieurement en confère une légitimité; si tel est donc la nature du mot, le langage n’est alors qu’un paravent et l’écrit qui le reproduit et le transpose un soliloque. Car s’il était véritablement porteur de sens, le mot que l’écrivain dépose sur la page serait l’indice, au moment de sa production, d’un dialogue avec l’invisible, d’une mise en relation intellectuelle avec un interlocuteur en puissance que l’on ne saurait se figurer parce qu’encore inconnu. Ne transmettant aucun sens, le mot devient alors une activité au mieux inutile et au pire génératrice de déceptions et de tromperies.
Derrière cette activité qui s’énonce cependant, il y a la dyade que forment les interlocuteurs. La page sur laquelle figure le texte fournit l’occasion de la réalisation de cette rencontre dans l’espace intellectuel, simplement possible du point de vue de l’écrivain, car rien n’assure à l’origine qu’elle se réalisera, mais actualisée dès qu’un oeil se manifestera pour en absorber la substance, et peut-être se laisser transformer par elle.
En y songeant bien, le premier interlocuteur de l’écrivain, c’est lui-même: en écrivant, en couchant sur la feuille de papier son propos, en considérant le sens que prennent les contours de son discours, celui-ci n’a d’autre choix que se révéler à lui-même, de se prendre à témoin, de constituer l’autre impersonnel, mais en puissance éminemment personnel, à qui s’adresse le texte qu’il se donne la peine de construire. C’est que l’acte d’écrire, s’il se réalise en solitaire, met en jeu toute une dimension sociale, celle d’une conscience, une dimension de l’être qui suppose une relation, celle du «Je» en puissance se réalisant dans le texte qui s’énonce et celle du «Tu», également en puissance, qui le regarde, non pas comme tout autre le regarderait, mais comme un autre se regarderait dès lors que le «Je» se regarde lui-même.
C’est que, dans l’acte éminemment personnel de la conscience, chacun a la possibilité, non seulement de se reconnaître comme étant, mais aussi à la fois comme ayant été et étant en devenir, de sorte que l’acte d’écrire se situe à la confluence des trois moments d’un mouvement à l’intérieur duquel l’être temporel se retrouve.
Mais l’être temporel est aussi celui qui se sait temporel; celui qui, se sachant temporel, est en même temps susceptible de se concevoir comme un même à l’intérieur de sa situation temporelle; puis comme un même susceptible de transcender celle-ci; ensuite comme un même susceptible d’agir sur celle-ci comme d’être agi par elle; enfin comme un même participant à un au-delà qui, tout en surplombant la dimension du temps, ne se confond pas tout-à-fait avec celui-ci pour le situer au plan de l’intemporel. Resterait alors à découvrir ce qu’est cet au-delà qui, tout en admettant pour la personne l’état d’être temporel et tout en assumant en son for intérieur les conditions imposées à son être comme étant inhérentes à cet état, parvient à se poser comme fait de la conscience, du fait même d’une conscience susceptible de se connaître comme transcendant le temps, puisque se trouvant en puissance en dehors du temps qui éventuellement, d’une certaine manière, la façonne et se laisse façonner par lui.
Or l’être temporel, même agissant en solitaire, comme le font l’ermite dans sa caverne ou encore l’enfant sauvage dans le milieu de son exposition, se sait temporel en compagnie d’autrui. L’acte même de sa naissance, de sa nouvelle présence au monde naturel, de son apparition brusque à l’intérieur de celui-ci, de son insertion dans l’espace et le temps, se fait nécessairement en présence d’autrui et en raison de la rencontre préalable de personnes. L’acte même de sa survivance repose sur une connivence, parfois éminemment passive, avec un autrui suffisamment bienveillant pour avoir encouragé, ou du moins s’être abstenu d’entraver, la possibilité pour lui d’une durée ininterrompue, alors qu’il se trouvait dans une situation d’extrême vulnérabilité, risquant à tout moment la coupure du fil de son existence, et qu’il dépendait du bon vouloir d’autrui pour que celle-ci fût maintenue intacte. Or cette bienveillance minimale d’autrui, en rapport de mutualité d’élève durant les premiers instants de sa vie, constitue la condition matérielle sine qua non d’une société.
Étant temporel avec autrui, la personne devient une autre pour celui-ci, alors que, même agissant sur lui, et même étant agi par lui, il demeure le même pour soi dans ce qui de soi perdure malgré ce qui en soi peut être appelé à changer, à travers la croissance, la maturation et la réalisation de soi. Car en chaque être réside une puissance susceptible de réaliser simultanément l’être et le devenir, laquelle disposition réalise l’être selon l’ensemble de ses possibilités, de sorte qu’une entrave à cette puissance d’être constitue pour celui qui l’incarne une aliénation. Or cette puissance, loin d’être un état strictement individuel, est en réalité un état social et culturel qui singularise et identifie la société qui en est la manifestation, de sorte que tout être étant en puissance d’être bon, son aliénation se manifestera par des rapports qui négativement ne feront pas naître en lui la plénitude de bonté dont il serait susceptible, et positivement, causeront l’être à déchoir de l’état de bonté final que prévoit l’intégralité de sa puissance. L’ensemble de ces rapports, de ceux qui sont susceptibles de réaliser la bonté de l’être comme au contraire de ceux qui nuisent à cet accomplissement, en même temps que les dispositions et les états intimes des protagonistes engagés sur cette voie par laquelle l’être plus accompli sous un certain regard réalise l’être moins accompli sous le même regard, ou un regard semblable, se nomme l’éducation. À un plan culturel, alors que les protagonistes ont atteint un niveau de maturation et de réalisation de soi propres à la culture d’appartenance qui, parce qu’il est adéquat aux idéaux culturels les plus élevés comme aux virtualités les plus épanouies de la personne, pourra offrir à autrui une consistance qui ne niera ni ceux-là, ni celles-ci, le processus par lequel se produisent ces échanges, conduisant à la réalisation ou à l’aliénation des acteurs culturels, se nommera l’acculturation.
Or, puisque tout processus social engage au moins deux acteurs, les protagonistes en viennent à se concevoir sous différents rapports en tant que «Je» et «Tu». Le «Je», c’est non plus le «Je» grammatical de celui qui parle, mais devient dorénavant la représentation, intimement énoncée et assumée, de celui qui éventuellement agit sur autrui et est agi par lui. Le «Tu» parcourt une transformation analogue et réfère, non plus à celui à qui on s’adresse, mais à la représentation d’autrui, subjectivement éprouvée et objectivement conçue, qui est susceptible d’agir sur soi et d’être agi par soi. Lorsque le «Je» ou le «Tu» sont les témoins d’une semblable interaction, impliquant autrui et un tiers, celui qui agit sur autrui et serait susceptible d’être agi par lui devient le «Il». Les autres personnes pronominales des «Nous», «Vous» et «Ils» pluriels agissent en substantifs de cet acte de représentation en tant que portant sur un ensemble.
Or, dans l’acte d’écriture, le rapport du «Je» au «Tu», i.e. du moi à autrui, se trouve à être intériorisé en la même personne, en une sorte de dédoublement de la conscience où le «Je», devenant conscient de lui-même en tant qu’être temporel, le «Je» transcendant donc, puisque se situant à un plan intemporel afin d’accomplir cette action, adopte la position d’autrui par rapport au «Je» temporel, selon une fonction assimilatrice qui consent à agir sur le «Je» temporel et à être agi par lui, à l’intérieur d’un processus de maturation et de réalisation de soi, tel qu’il peut s’en déceler à un plan qui n’est pas immédiatement existentiel, à un plan donc qui implique, plutôt qu’une relation avec la société telle qu’elle se présente à une époque précise de sa vie culturelle, alors qu’elle habite un lieu géographique, une relation de soi avec soi dans un moment de réflexion sur cette société et sur soi-même dans son rapport avec elle, à un plan par conséquent où la conscience se constitue en médiatrice entre le soi et autrui.
Le soi qui agit dans l’acte d’écrire devient alors saisissable par le soi qui perçoit l’acte d’écriture et agit sur lui, comme étant un soi susceptible de révéler des significations nouvelles en tant que procédant du mystère de la personne, pour en transformer le regard et les représentations correspondantes, en même temps qu’il peut être agi par lui en tant que répondant aux exigences d’une personne se réalisant avec cette démarche selon une puissance intime s’épanouissant selon les multiples facettes de sa bonté intrinsèque et virtuelle. De la même façon qu’il existe un processus par lequel, dans un rapport social, le «Je» agit sur le «Tu» et peut être agi par celui-ci, selon la consistance du «Tu» et la puissance que par sa réalité il actualise, de sorte à s’opposer à la consistance du «Je» ainsi qu’à la puissance actualisée en sa réalité, non pas exclusivement selon un rapport de contradiction, comme généralement on entend ce terme, mais aussi selon éventuellement un rapport bénéfique et désintéressé de mutualité, de réciprocité, de convivialité, de coopération et de sympathie, ainsi en est-il du «Je» temporel en relation intime de complémentarité avec le «Je» intemporel et transcendant.
Le «Je» temporel se révélant au «Je» transcendant selon une vérité immédiate qui procède de l’intimité de l’être tel qu’il se trouve ponctuellement au moment présent de l’acte d’écrire, cette vérité se trouve opposée au «Je» transcendant qui se sait en dehors du temps, opposition qui se manifeste selon les possibilités inscrites à même la puissance de bonté qui est inhérente à son être. Or c’est dans cette interaction entre le «Je» temporel qui se sait et le «Je» transcendant qui se sait également que se découvre la vérité ultime de l’être: celle du «Je» temporel qui se sait en devenir, selon la puissance finale de l’être dont est conscient, quant à sa nature intemporelle, le «Je» transcendant; celle du «Je» transcendant qui se sait puissant quant à la possibilité de réaliser l’intégralité de ses virtualités à l’intérieur des conditions inhérentes à une temporalité que définissent une culture et l’époque de son parcours historique.
De cette vérité et de la prise de conscience qu’en fait le «Je» temporel procède la liberté, celle qui est affirmée par l’être temporel qui devient ce qu’il est selon la puissance de bonté, inscrite à même la nature intime et substantielle de son être et connue par le «Je» transcendant; ou celle, hélas, qui pourrait avoir été aliénée chez un être temporel auquel le processus d’éducation ou d’acculturation refuse, par la privation des ressources matérielles, culturelles ou spirituelles, ou pis encore par la falsification de celles qui sont rendues disponibles à la personne, la possibilité d’un devenir conformément aux potentialités effectives de son être.
Or, tout être qui devient procède, selon un mouvement de réalisation, du même à l’autre selon le même d’une substance spirituelle devenant consciente de ses possibilités et les actualisant. C’est donc en ce sens que l’acte d’écrire, par définition solitaire, reprend l’acte de vivre pour le concentrer en un moment, de manière analogique, sans pourtant le réaliser intégralement: cet acte étant éminemment social, puisque par lui la multitude des «Tu» interpelle, individuellement ou collectivement, dans l’idéal et selon une mutualité des plus bienfaisantes, celle des «Je» pour qu’elle se découvre, se connaisse et se réalise, selon un processus d’éducation et d’acculturation qui n’est jamais unidirectionnel, même dans les situations de plus grande inégalité, en raison des différences individuelles qui reposent sur des potentialités analogiquement distinctes, i.e. des potentialités qui peuvent la plupart des fois être, malgré leurs différences, reconnues et appréciées par autrui, le «Je» transcendant prend, par rapport au «Je» temporel, le rôle d’un autrui social, à la différence qu’idéalise celui-ci en fonction d’une libre expression et d’une libre réalisation des puissances intimes à la substance du «Je» temporel en devenir jusqu’à son terme le plus achevé, lequel se situe toujours cependant dans un avenir futur, même par rapport à l’avenir le plus lointain.
L’au-delà auquel renvoie le «Je» transcendant est donc un au-delà qui le situe, dans son achèvement et son accomplissement, en dehors de tout schéma temporel puisque résumant dans cet aboutissement, tantôt les innombrables puissances les plus secrètes et les plus susceptibles de perfection qui appartiennent à l’être intégral et sont, en dehors de toute actualisation, présentes dans les recoins les plus éloignés et les plus reculés de son passé; tantôt les réalisations progressives et ponctuelles de celles-ci selon l’infinie variété des conditions habitant un présent perpétuellement fuyant, puisque toujours à la jonction de ce qui se réalise et de ce qui est réalisé; tantôt enfin les points d’aboutissement infiniment nombreux qui sont toujours à venir, sans jamais réussir à épuiser la multitude des possibilités substantielles inscrites à même la fibre de l’être temporel continuellement en devenir de ce qu’il est déjà, selon les possibilités inhérentes à sa puissance virtuelle, sans pourtant que soit jamais réellement atteinte l’intégralité de celle-ci.
Derrière le mot, écrit ou énoncé, existe donc l’être par lequel il est prononcé ou rédigé, l’être qui, à travers lui, révèle en autant que cela est possible, son propre mystère en même temps que celui apercevable en autrui, et transmet, en autant que possible encore, ce qui dans l’expérience se laisse saisir dans la narration et dans l’explication, sans que celles-ci ne réussissent complètement, ni à l’appréhender, ni à la réduire à la compréhension simplificatrice que, malgré la très grande complexité de la démarche et du résultat, l’on serait néanmoins disposé à en faire. Or l’être se révélant révèle sa propre essence, voire infinie et diversifiée selon la puissance de perfection et de complexité dont elle est, dans sa substance, imprégnée; comme l’être déchiffrant et interprétant l’expérience en révèle l’essence, selon ce qu’il est susceptible d’en comprendre et d’en prendre conscience.
En se rendant, par la lecture, le complice de l’écrivain et un participant à l’acte d’écrire, c’est en réalité à la divulgation des essences que le lecteur prend partie, des essences qui, derrière le mot, ouvrent sur un univers de subjectivité et d’objectivité aux possibilités inouïes, que la diversité des êtres de toutes les espèces, actuelles, disparues et/ou en voie de formation, ne permet nullement de soupçonner, même si elle en sert d’indice à l’esprit suffisamment subtil pour en apercevoir et en deviner les linéaments.— Plérôme.